IX. Promue


Sawyer


Au bar, Travis s'active à préparer nos cafés. Mike nous a rejoint, les yeux éternellement cachés par ses lunettes foncées. J'aime bien ce type. Même si son travail consiste à conduire le bétail de Craig Maxwell en satisfaisant ses exigences, il n'en reste pas moins simple et cool.

Je me rappelle lorsqu'il est arrivé. Il faisait preuve de tant de compassion à notre égard que ça a failli lui coûter son job plus d'une fois. Craig ne laisse personne de son équipe sourire de trop près aux filles qui sont siennes. C'est exactement pour cette raison que Travis paraît si tendu, maintenant. Lui qui sert bien plus que des verres à Nicky n'est jamais en confiance, lorsque nous ne sommes pas seuls. Les hommes de Maxwell lui sont plus fidèles qu'à leurs propres proches. Pour eux, leur famille, c'est lui.

Et c'est un peu mon cas aussi, au fond.

Je m'enfile un grand café noir, le nez rivé dans la tasse blanche. J'essaye d'éviter de penser, parce que je redoute comment ça se termine à chaque fois que je m'y risque. Je regrette tellement de choses. L'ennui, c'est que je n'arrive pas à me mettre d'accord sur quoi.

La dévotion que je m'inflige, le muret que j'ai quitté où la fierté que j'ai délaissée pour m'abandonner totalement à Ash.

Ash...

Son visage sombre à la sortie du bureau du patron me revient en mémoire. Ses yeux m'ont évitée, j'en suis presque certaine. Hier, c'est pourtant moi qui le fuyais. Et aujourd'hui, le fait qu'il le fasse à son tour me dérange bien plus que je n'ai le droit de l'admettre.

Voilà l'état dans lequel je me trouve, ce matin. Je suis indécise, et pas qu'un peu. J'en viens même à me demander dans quelle situation émotionnelle je me place, tant les choses qui découlent dans ma tête sont confuses.

Nicky n'est pas mieux, depuis que je l'ai rejoint. Le cocard qu'elle a remarquée immédiatement a fait germer dans son esprit des idées que je n'ai pas eu d'autres choix que de réfréner.

Maxwell est intouchable. C'est moche, mais c'est pourtant comme ça. Et si je m'y suis habituée, de mon côté, ce n'est néanmoins pas le cas de ma meilleure copine qui, rêveuse telle qu'elle est, imagine une nouvelle vie pour moi.

Elle ne se plaint pas de son patron. En revanche, elle ne supporte pas le petit ami qu'il s'autorise à être à mon égard.

En la quittant, je vois bien qu'elle n'a pas la tête dans son assiette. Tout le monde observe, mais personne ne dit rien. C'est ainsi. La frontière entre droit et devoir est mince, et pour la plupart, le camp est vite choisi.

Après être passé me changer, à la demande de Craig, je me rends dans son bureau. La porte poussée, je constate qu'il est au téléphone, en grande discussion animée, m'obligeant à suspendre mon corps à l'entrée.

— Je me fiche de ce que ça doit me coûter, tu entends ? Trouve-moi une solution, je veux qu'il disparaisse de cet endroit.

Comme s'il s'était enfin aperçu de ma présence, Craig tourne rapidement la tête vers moi. Il raccroche en trois mots puis claque le portable sur le bureau en chêne, le souffle concis. Je ne sais pas ce qui se passe, mais je le connais malheureusement assez bien pour filtrer que c'est grave.

Sans m'en préoccuper malgré tout, je lui fais face en attendant ses réclamations me concernant.

— Jolie robe, fait-il en pointant du menton ma tenue courte et simple.

Je ne prends pas la peine de le remercier. Chacune de mes parures a été choisie par ses soins, il m'apparaît d'évidence que peu importe ce que je porte, ça lui plaira.

— Il faut qu'on parle, Sawyer.

D'un geste, il me propose de m'asseoir sur le fauteuil en cuir beige. J'obtempère, silencieuse, le visage fermé.

Je me force à rester droite, mais tout en moi s'effondre. À chaque seconde passée ici, c'est un bout de mon âme que je perds. Je ne saisis pas comment cette situation est possible. Comment on peut passer de la haine à l'amour en si peu de temps.

Il m'a frappé. Il m'a baisé, durement, violemment. Il a brûlé mon corps par le sien, violé mes principes et trouvé le bonheur dans chaque coup, que ce soit de rein ou de poing. Il m'a étranglé, plusieurs fois, avant de choisir le moment où j'aurais le droit de respirer à nouveau.

Et comme si ça n'importait pas, il me demande gentiment de m'asseoir à ses côtés pour discuter, la voix mielleuse à un point qui me laisserait presque y croire.

— Je m'excuse, pour hier. Je...

Il lève les yeux au ciel en réfléchissant, puis admet :

— J'ai été trop loin.

Aucune réaction ne s'évince de mon corps. Tu as été trop loin, en effet. Si loin que j'ai tenté d'en finir ensuite.

Il ne le saura jamais, mais c'est tout de même important à signifier.

— C'est pourquoi... poursuit-il, retrouvant le sourire peu à peu.

Il se lève, puis appuie sur l'interphone de son bureau.

— Fait -là entrer, ordonne-t-il.

Et presque instantanément, la porte s'ouvre. Elle s'agrandit sur Misha, à l'accueil le jour et chez les sirènes, la nuit.

Celle-ci donne une housse à Craig, qui l'attrape avant de me la proposer.

Voyant que je ne réagis toujours pas, il se sent obligé de préciser :

— C'est pour toi.

Puis il insiste en me la tendant davantage. Je passe bien trois minutes à détailler cette housse avant d'enfin l'ouvrir. Les yeux de Craig ne m'importent plus. Ce qui compte, là, c'est la raison qui émane de cette initiative.

Une longue robe rouge s'offre à ma vue alors que je descends la fermeture éclair. Elle n'est pas moins que sublime, et pourtant, elle me donne envie de vomir.

— Tu la porteras très bientôt, m'apprend-il en la déposant sur son bureau.

Puis il approche afin de passer un bras autour de ma taille. La nausée me prend davantage, et cette fois, ça n'a plus rien à voir avec la tenue. Je ne supporte pas cette aura qu'il dégage. Elle m'enserre, tellement fort qu'elle m'empêche de respirer. Mais ce n'est rien, comparé à ce qui me traverse lorsque je l'entends me dire : 

— Je veux que tu quittes les sirènes, Sawyer.

Je cligne plusieurs fois des yeux, fronçant un peu les sourcils. Mais alors que je m'apprête à demander si ce que j'ai entendu est bien ce que j'ai entendu, il ajoute :

— Ta place n'est plus sur scène, mais à mes côtés. Seulement à mes côtés.

Il sourit presque tendrement, avant de caresser ma joue doucement. Mon cœur se presse sauvagement à l'intérieur de ma poitrine, douloureuse.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Que tu es promue, s'amuse-t-il, avant de se reprendre. Tu n'as plus besoin de tout ça pour vivre, Sweet. Tout ce que tu désires, je te le donnerais. Parce que je t'aime.

Un haut-le-cœur me prend et je suis contrainte de me détacher de lui. Les deux mains appuyées sur le chêne du bureau, je tente de retrouver une respiration moins hachée. Mes poumons sont oppressés, ma gorge sèche. Chaque espoir repêché disparaît, chaque envie, chaque but, se décime totalement.

J'aspirais à un nouveau départ. Mais je n'aurais jamais cru bénéficier de celui-ci. Une innovante prise d'otage, bien plus longue, bien plus profonde, sans plus aucun moyen d'en échapper vivante.

Une larme coule sur ma joue, que je dissimule derrière ma tête baissée. Craig ne s'en rend pas compte lorsqu'il vient m'enlacer par le dos.

— Il m'a fallu du temps pour comprendre ça, tu sais. Mais Ash...

— Qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans, grincé-je en relevant brusquement le visage.

— Il a tout remis en question en s'emparant de ce qui m'appartient.

— Tu veux dire, en s'emparant de moi ?

— Je ne veux pas te partager, Sawyer.

Sa voix grave tranche l'air autour de nous.

— Je désire seulement que tu sois mienne, ajoute-t-il en me retournant. Vois le bon côté des choses, c'est toi que je choisis pour être la patronne.

Je détourne les yeux de ce sourire vicieux qui me transperce. Ça ne lui suffit plus de me priver de ma liberté, il souhaite aussi m'enlever le droit de penser. C'est ma punition, pour avoir désobéi. Pour n'avoir pas fait ce qu'il attendait de moi.

Le choix n'a jamais été quelque chose que j'ai connu. J'ai grandi dans la contrainte et l'obligation. Dans un monde où l'assentiment n'existe pas. Où la justice est obsolète. Où une gamine de douze ans n'a pas son mot à dire sur la personne qui lui prendra sa virginité. Où la femme de presque vingt-trois ans que je suis n'a aucune autre alternative que celle de se taire.

Alors, je ferme les yeux. Et puis, je compte.

Un, deux, trois, quatre, cinq.

Je me redresse, respire et continue.

C'est comme ça que je survis.



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