Chapitre 7

Le lendemain, Soan petit-déjeuna devant son téléphone et partit prendre le bus sans décrocher mot. Soucieux mais déterminé à ne pas le montrer, Martin servit des céréales et du lait aux petits et les aida à s'habiller pendant qu'Alice buvait son biberon dans son parc. Il supervisa le brossage de dents, coiffa Leslie, vérifia les cartables et déposa les jumeaux à l'école. Sur le chemin du retour, il passa faire des courses au supermarché, qu'il connaissait déjà par cœur, ramassa les vêtements épars qui traînaient dans les chambres et lança une lessive. Puis, il passa l'aspirateur et la serpillère dans la cuisine - laquelle ne semblait pas pouvoir rester propre plus d'une trentaine de minutes - et fit manger Alice, grignotant un bout de pain et de fromage pendant qu'elle tatouillait sa bouillie de brocolis et pois cassé. Il nettoya à nouveau la cuisine, maudissant au passage sa bêtise et son timing pourri, coucha le bébé et ouvrit quelques cartons de draps et d'ustensiles de cuisine variés dont il avait immédiatement besoin.

Les déménageurs étaient arrivés le week-end précédent. Ils avaient déposé tous les cartons dans la maison et monté les meubles, lits, commodes et bureau des enfants. Pour le reste, Martin avait décidé, en accord avec Johan Pélissier, d'attendre pour tout déballer. Les travaux allaient commencer et il était plus simple de laisser le maximum d'affaires empaquetées et protégées en attendant. Le point négatif de cette organisation était toutefois que les couloirs et la majorité des pièces étaient jonchés de cartons entre lesquels il devait slalomer pour se déplacer, mais il se consola en se répétant que c'était provisoire.

Alice se réveilla en milieu d'après midi et il la changea avant de lui lire un livre. Puis, ce fut l'heure de la collation du bébé et celle d'aller chercher les jumeaux, de gérer leur goûter, superviser leurs devoirs et les envoyer sous la douche. Il prépara ensuite le bain d'Alice dans la grande baignoire de fonte et pendant que la petite jouait avec de petits bateaux en plastique coloré, il en profita pour étendre le linge dans la salle de bain et nettoyer l'évier. Soan rentra moins furieux que la veille mais ronchonna à poser son téléphone et garda le silence. Le repas ne fut animé que par la conversation joyeuse d'Antonin, auquel Martin s'efforça de participer au mieux, et les pitreries d'Alice.

Le mercredi, les jumeaux n'avaient pas école aussi Martin les laissa jouer dans le jardin durant la matinée, pendant qu'il s'occupait de ranger la maison, pousser les cartons pour dégager le passage et lancer une lessive. Il reçut également le devis détaillé et chiffré de la part de M. Pelissier et y réfléchit au fur et à mesure qu'il nettoyait les toilettes et pliait le linge. Il réexamina quelques priorités dans ses idées, triant l'essentiel de l'accessoire en matière d'aménagement, et valida enfin les diverses options proposées. L'après-midi, il découvrit un peu tard que Leslie et Antonin avaient rapatrié leurs jeux dans leur chambre et grinça des dents en constatant qu'ils avaient ramené des seaux de terre de l'extérieur dans la maison. Ils les avaient déversé dans la baignoire qu'il venait de laver, tentant de transformer les lieux en plage pour leurs playmobils, mais donnant surtout naissance à une mare de gadoue que des sangliers n'auraient pas renié. Martin nettoya les traces de boue qui menaient jusqu'au rez-de-chaussée, récupéra Alice qui s'était réveillée et hurlait, changea une couche bien pleine et lui étala de la crème contre les rougeurs. Il prépara le dîner, vérifia les devoirs de Soan, et rappela l'artisan pour lui donner son feu vert et s'accorder sur un calendrier de travaux. Cette petite bouffée positive donna le sourire à Martin quand il s'allongea sur son lit, épuisé, et il s'endormit avec sa maison idéale en tête. Mais lorsqu'Alice se réveilla en hurlant à trois heures du matin et qu'il mit plusieurs heures à la recoucher, cet élan d'euphorie disparut tout à fait.

Le jeudi, éreinté de sa mauvaise nuit, il n'entendit pas son réveil sonner. Il se réveilla à huit heures dix grâce aux hurlements d'Alice, qui avait trempé son pyjama et son matelas, et se rua pour réveiller la maisonnée. Heureusement, Soan était déjà parti, mais sans songer à s'inquiéter du reste de sa famille encore endormie. En retard et stressé, Martin houspilla les jumeaux engourdis de sommeil pour les hisser dans la voiture, un biscuit dans la main. Il ignora en serrant les dents les hurlements outrés de Leslie à qui il n'avait pas eu le temps de faire ses longues tresses et qui refusait d'aller à l'école en étant débraillée. Il dut endurer la marche de la honte du parent négligent, traînant des enfants réticents jusqu'au portail de l'école, hélas déjà fermé, et fut contraint d'affronter le regard désapprobateur de la directrice, obligée de venir lui ouvrir en personne. Elle lui proposa un rendez-vous avec la maîtresse des enfants et elle-même la semaine suivante, donnant l'impression claire qu'il avait tout intérêt à accepter, et c'est avec le sentiment diffus d'être une merde incapable qu'il passa à la boulangerie, à la pharmacie pour l'érythème fessier d'Alice et rentra chez lui pour nettoyer la cuisine, laver les draps et ranger le cellier. À onze heures, l'aspirateur antique vendu avec la maison rendit l'âme. Incapable de s'imaginer vivre sans plus de quelques minutes, il sauta dans sa voiture jusqu'au Darty le plus proche, à quarante kilomètres de là, pour investir dans le Dyson le plus performant du marché, y laissant un rein sans regrets. Le soir, Antonin piqua une crise de larmes et de furie parce qu'il ne parvenait pas à apprendre sa poésie et Leslie, rancunière et toujours fâchée, ne décrocha à nouveau pas un mot au diner, rejoignant ainsi dans son mutisme contrarié son grand-frère à qui Martin avait arraché son téléphone portable et qui, en représailles, persistait à jouer les muets et exsudait sa réprobation adolescente partout où il passait.

Vendredi, Martin se réveilla à l'heure et faisant amende honorable par rapport à la veille, il prit le temps de coiffer sa nièce exactement comme elle le souhaitait, à grand renforts de chouchous colorés. Il déposa les jumeaux à l'école à l'heure, joua aux cubes avec Alice et tenta de préparer un gratin de pâtes aux courgettes et gruyère pour le soir. Il nettoya la cuisine une nouvelle fois, passa du vinaigre blanc dans les toilettes que ses neveux laissaient systématiquement dans un état sordide, méconnaissant apparemment le concept de brosse à chiotte et de chasse d'eau, sortit son gratin brûlé du four, le jeta dans la poubelle, prépara une nouvelle fournée avec les courgettes et le jambon qui lui restait, et retourna faire les courses, Alice dans le porte-bébé. Il avala un yaourt entre deux lessives à quatorze heures, partit récupérer ses neveux à 16h30, hésita à leur faire faire les devoirs pour s'avancer pour le week-end, mais renonça, épuisé, et les colla devant un Disney. Il mit Alice dans le bain, étendit le linge et nettoya le lavabo. Soan rentra d'humeur plus communicative, Martin reprit la voiture pour aller acheter des pizzas au camion ambulant, et aborda le week-end avec un regain d'allégresse.

Hélas, cet espoir de mieux ne fit pas long feu. Leslie se réveilla en pleine nuit, aux prises à un cauchemar violent et lorsqu'il la rendormit enfin, à force de chansons douces et de paroles apaisantes, c'est Alice qui lui succéda, comme toutes les nuits depuis le début de la semaine. Martin finit par piquer du nez au dessus du lit bébé et ne se traîna dans sa chambre qu'après s'être éveillé en sursaut, la barre du lit ayant imprimée définitivement son estomac. Cela n'empêcha pas la petite fille de se réveiller aux aurores, massacrant dans l'œuf les frêles espoirs de grasse matinée de son oncle, et l'obligeant à se traîner dans la cuisine alors que le jour n'était pas levé. Il plut toute la journée et désœuvrés, Leslie et Antonin retournèrent leur chambre. Ils déballèrent tous les cartons qu'il leur avait défendu de toucher, mettant un tel bazar qu'il lui fallut une bonne heure pour retrouver leurs bottes quand il décida de partir les aérer au supermarché. Les deux piquèrent alors une crise, refusant d'y aller, et lorsqu'il demanda à Soan s'il pouvait les garder en son absence, l'adolescent refusa sèchement, prétextant des montagnes de devoirs à réaliser.

Dimanche, Martin prit conscience avec horreur qu'il n'avait pas mis les jumeaux sous la douche depuis le mardi passé et honteux comme jamais, les obligea à se laver. Leslie hurla lorsqu'il tenta de la shampooiner et il finit par beugler que si elle n'était pas contente, il pouvait toujours lui couper les cheveux au carré, cela résoudrait la majorité du problème. Il passa ensuite trente minutes à la consoler et s'excuser, puis le reste de l'après-midi à vider la salle de bain de l'étage, par laquelle il était convenu que les travaux débuteraient. Il transvasa serviettes, produits d'hygiène et jouets dans la pièce de douche au rez-de-chaussée, un bébé grognon de manque de sommeil agrippé à la poitrine et impossible à poser sans la faire hurler. Lorsqu'il voulut demander son aide à Soan, il découvrit avec stupeur que l'adolescent avait disparu et était sorti sans l'en informer. Il tenta de l'appeler mais sans résultat aucun. D'abord agacé, puis fâché, puis inquiet, il accueillit le retour du garçon avec des cris d'orfraie et une engueulade en règle, laquelle se termina faute de combattants lorsque son neveu lui cria qu'il le faisait chier avant de retourner s'enfermer, et de manquer le dîner.

Lundi matin, il découvrit que Soan était venu se servir dans la cuisine au milieu de la nuit, et qu'il avait omis de ranger le beurre, maintenant fondu sur le plan de travail. Il voulut lui en toucher un mot mais sans succès, l'adolescent l'esquivant comme un pro jusqu'à son départ furtif pour le bus. Martin réalisa aussi avec angoisse qu'il devait soit accélérer drastiquement son rythme de lessives, déjà incroyablement élevé, soit augmenter le stock de sous-vêtements d'Antonin et c'est avec les chaussettes de la veille et une culotte empruntée à sa sœur que le petit garçon partit à l'école. À son retour à la maison, Martin lança une machine avec tout ce qu'il avait réussi à glaner dans les chambres des enfants, où il devenait difficile de marcher, changea Alice et lui chanta une comptine pendant qu'il rangeait le petit-déjeuner. À neuf heure pile, la sonnette de l'entrée résonna et Martin accueillit Johan avec un sourire qu'il espéra pas trop crispé, et une énorme tasse de café. Lui-même avait cessé toute velléité de contrôle de sa consommation et la cafetière filtre tournait en continue dans la cuisine à longueur de journée.

Malgré ses protestations, il tenta d'aider l'entrepreneur à sortir son matériel de la camionnette et le monter à l'étage mais il finit par renoncer lorsqu'Alice refusa à nouveau, et à grands cris, d'aller dans son parc. Il se résigna à son nouveau statut de maman kangourou et aspira le salon et le couloir d'une main, avant de préparer le déjeuner de la petite fille. À treize heure, Alice avait mangé, le sol était parsemé de petits pois et de coquillettes écrasées, et le ventre creux, il croisa Johan dans l'escalier.

- Je prends ma pause, l'informa cordialement l'artisan, feignant de ne pas remarquer son sweet-shirt maculé de yaourt à la fraise et de morceaux de pâtes visqueuses. Je reviens vers trois heures, comme convenu?

Martin hocha la tête.

- Oui, c'est parfait, merci. Comme ça Alice pourra faire sa sieste en silence.

Ils se séparèrent d'un salut courtois. Martin coucha l'enfant, avala le fond de pâtes restant et ouvrit quelques cartons de vêtements appartenant à Antonin, faisant l'inventaire des articles qui lui manquaient et prévoyant une virée prochaine au centre commercial. Une fois Alice réveillée, il quitta la maison où résonnaient des bruits de démolition plutôt flippants et pour ne pas changer démarra, direction le supermarché.

Johan travailla jusqu'à dix-huit heures et lorsqu'il annonça son départ, les cheveux blanchis de plâtre et le tee-shirt humide de transpiration, Martin passa une tête curieuse, et peut-être un peu inquiète, par la porte de la zone de chantier. L'ampleur de l'avancée, en à peine une journée, lui coupa le souffle. Comme convenu ensemble, la baignoire, qu'ils avaient décidé de conserver, avait été descellée et rapprochée du mur. Afin de pouvoir l'utiliser également comme douche, et pour éviter l'ajout d'une cabine, comme l'avait envisagé Martin tout d'abord, elle devait être entourée d'une nouvelle cloison hydrofuge à mi hauteur et le mur derrière recarrelé. Au sol, Johan avait bien avancé dans le retrait du carrelage hideux et la pièce n'était plus qu'un fouillis de béton à vif, de morceaux de carreaux brisés et de plâtre déchiqueté. Martin inspira profondément pour se calmer et hocha la tête. Johan savait ce qu'il faisait et lui était de toute façon incapable de s'en préoccuper.

Mardi matin, Alice vomit et eut la diarrhée et Martin réalisa avec dépit qu'il n'avait jamais étendu la lessive lancée la veille. Les vêtements avaient pris une odeur de moisi et Antonin partit à l'école avec des chaussettes de trois jours et une culotte rose et violette à motif de licorne. Les travaux se poursuivaient et le jeune homme prit l'habitude de passer à intervalle réguliers proposer du café et des biscuits - du supermarché - à l'ouvrier souriant qui s'y employait. Dans le marasme de sa vie quotidienne et cette sensation de noyade à travers laquelle il se débattait, échanger quelques mots, même dérisoires, avec un adulte bienveillant et constater qu'au moins, quelque chose avançait dans le bon sens lui donnait quelque chose à laquelle s'accrocher.

Mercredi, Antonin et Leslie étaient invités à jouer chez de nouveaux copains et c'est avec fierté, et juste un poil de nervosité, que Martin les déposa chez un couple avenant. Les enfants retrouvèrent la fratrie avec qui ils avaient sympathisé en piaillant et Martin accepta de boire le café. La discussion fut légère, autour des manies de la maîtresse, de la sortie scolaire à venir et de la bonne bouille d'Alice, qui souriait à la ronde. Aucune question gênante ne fut posée. Martin en repartit avec une sensation agréable de normalité. Porté par cet élan de sociabilité, il passa s'extasier sur la pose du nouveau carrelage mural, admirant la couleur outremer qu'il avait validé, et prit grand plaisir à complimenter Johan. Le grand entrepreneur avait la rougeur facile, nota Martin avec ravissement, et il le regarda se tortiller sous ses éloges avec un plaisir coupable. Mais tout s'effondra lorsque le jeune homme se souvint subitement qu'il avait manqué de vérifier le carnet de correspondance de Soan depuis le week-end. Et surtout, que ce dernier s'était bien gardé de le lui présenter. Il le lui réclama, l'angoisse au ventre, et fut alors confronté aux yeux fuyants de l'adolescent et à des tentatives transparentes d'évitement. Une boule coincée dans la gorge, Martin feuilleta le petit cahier et y découvrit avec effroi deux nouveaux mots, l'un datant du lundi pour devoirs non faits, et l'autre de la veille, rapportant que Soan avait été collé une heure pour insolence. Nom de nom de nom de Zeus. Hors de lui, Martin fut incapable de retrouver en lui la moindre trace de patience et d'empathie et se mit à hurler sur le coupable. Le gamin lui répondit sur le même ton et à bout de force, Martin finit par sortir de la chambre, effondré. Il s'appuya sur le mur frais, l'estomac retourné, et vacilla dans l'escalier en reniflant pour ravaler ses larmes. Il atterrit dans la cuisine, paumé, et regarda autour de lui en cherchant ce qu'il venait y foutre. Il devait... il devait... vider le lave-vaisselle ? Nettoyer l'évier ? Mais un gros sanglots naquit soudain au creux de son ventre et lui envahit la gorge. Ses yeux débordèrent et il les essuya, en vain. Il ne réussit qu'à faire trois pas de plus avant de s'effondrer sur une chaise de cuisine, la tête cachée dans les mains, l'échine secouée de frissons. Il était en train d'échouer lamentablement et cette vérité venait de le heurter de plein fouet.

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