Chapitre 4

Johan se laissa tomber sur la chaise bistrot avec soulagement, s'affalant jambes écartées et bras ballants. Putain, ça faisait du bien de se poser un peu, même s'il avait adoré ses dernières semaines de boulot. Le chantier des Stevens avait été un plaisir à réaliser, autant au niveau du travail que du portefeuille. Comme beaucoup de nouveaux résidents anglais, attirés par la douceur du climat provençal et la beauté de l'arrière pays, les Stevens avaient autant de moyens financiers que de bon goût. Il avait adoré retaper le mas typique entouré de champs de lavande dans lequel ils avaient investi la majeure partie de leurs économies. Et cerise sur le gâteau, quand ses clients avaient appris que son hobby était la remise en état de meubles anciens, ils lui avaient passé commande d'un ensemble de salle à manger quasi achevé à un prix franchement généreux. Il s'agissait donc d'une excellente affaire et Johan s'étira avec satisfaction, malgré ses muscles douloureux.

Les platanes, encore peu étoffés en ce début de saison, filtraient difficilement le soleil printanier et il renversa sa tête en arrière, profitant de la chaleur ténue d'avril sur sa peau. Il avait bien mérité une petite pause et après des jours de travail acharné et solitaire, il avait étrangement envie de sociabiliser. A petite dose, néanmoins. Et pour cela, la place du marché de Forsallier était le lieu parfait.

Son café allongé commandé au nouveau serveur du PMU, un gamin efflanqué et timide qui déambulait entre les tables avec maladresse, il le sirota tranquillement, regardant les gens passer. Le café était idéalement situé, sur le passage de la mairie, la poste, l'église et le bureau de tabac et les locaux étaient nombreux à traverser la place en ce milieu d'après-midi. Johan saluait de la main ceux qu'il appréciait et une bonne part en profitait pour venir lui parler quelques minutes. Il connaissait tout le monde ici et si parfois ce manque d'anonymat l'agaçait, il était d'assez bonne humeur aujourd'hui pour en profiter. Ils échangeaient des nouvelles de la famille, commentaient les prévisions météo et les infos locales et cette familiarité avait quelque chose de réconfortant. Il n'était pas un grand fanatique du small talk en temps habituel, bien au contraire, mais de temps à autres il en appréciait la détente sans enjeux et sans pression.

Un mouvement sur le perron majestueux en pierre de taille de la mairie attira son attention et d'un oeil distrait, il nota que André en descendait les marches. Il était suivi d'un groupe étrangement assorti et curieux, il ne put s'empêcher de se redresser pour les dévisager. Le seul adulte de la bande salua le maire et longeant la place, il entraîna les enfants, passant juste devant lui. Captivé, Johan les suivit des yeux, incapable de s'en détacher. L'homme et les enfants qui le suivaient tranchaient par rapport aux habitants de Forsallier, qu'il s'agisse de leur origine ethnique ou des vêtements de luxe qu'ils portaient. Le bébé, bien emmitouflé sur la poitrine de l'homme, était presque invisible mais une touffe de cheveux dorés dépassait de sa couverture, contrastant avec le noir profond de la chevelure de celui qui le portait. Ce dernier se tourna pour apostropher les bambins et Johan captura la vision d'un visage saisissant, yeux bridés, lèvres pleines et pommettes hautes, d'une beauté qui lui coupa le souffle. Les similitudes avec les petits d'ascendance asiatique qui marchaient à ses côtés étaient évidentes et rendait d'autant plus étranger au groupe l'adolescent à la mine aussi sombre que sa peau et aux cheveux crépus en affro qui les suivait. Cette disparité, ce mystère, aurait suffit à attirer l'attention de Johan mais s'il devait être honnête, c'est la silhouette fabuleuse de l'homme, son allure raffinée et ses traits fins qui retinrent son regard jusqu'à ce que la famille ne quitte la place. Captivé, Johan les suivit des yeux jusqu'à les voir disparaître disparaître au coin de la rue et l'apostrophe amicale qui retentit alors le fit sursauter :

- Johan! Ça fait un bail que je ne t'ai pas croisé en ville!

- Salut André!

Il se releva pour serrer la main du maire et l'invita d'un geste désinvolte à s'asseoir sur la chaise en face de lui. Il s'entendait plutôt bien avec l'homme plus âgé, l'avait très souvent croisé chez ses parents quand il vivait encore à leurs côtés et appréciait sa manière de mener les affaires de la ville. Bien sûr, son côté margoulin de politicien local, son accent qu'il exagérait à volonté selon son interlocuteur et ses grands mots pouvaient parfois agacer. Mais Johan lui reconnaissait une réelle honnêteté et ne détestait pas l'écouter lui narrer les péripéties de la vie Forsallienne. Et puis, pour être franc, il mourait d'envie d'en savoir plus sur les nouveaux venus et le maire était la personne idéale pour le renseigner.

- Tu accueilles les touristes en personne, maintenant ? lança-t-il avec désinvolture, prêchant le faux pour savoir le vrai.

Pas dupe de son regard intéressé, l'autre ricana et secoua la tête.

- Tu fais ta commère, maintenant, Johan ? En même temps je te concède qu'ils sont difficiles à rater. Surtout à cette saison. Non, ce ne sont pas des touristes, tu t'en doutes bien. Ils viennent de débarquer. Le gamin a racheté la maison des Sciaux.

Johan plissa le front et fouilla dans sa mémoire.

- La grande en bas de la combe? Après le chemin des Alouettes ? Je ne savais même pas qu'elle était en vente. Le père Sciaux est mort il y a quoi... neuf mois?

André hocha la tête et intercepta le serveur un peu affolé par la soudaine affluence pour lui commander un café. Puis, satisfait, il reporta son attention sur lui.

- Ça fait presque un an, en fait. La vente n'est pas passée par une agence et moi même je ne l'ai su qu'après

Il en semblait toujours un peu vexé, d'ailleurs, jugea Johan et il ne put retenir un sourire en coin devant le ton boudeur. André reprit:

- C'est le mari du fils Sciaux qui a tout géré à distance. De ce que j'ai compris, le jeune qui achète, Martin Nguyen, est un de ses amis proches.

Johan fronça ses sourcils, un peu perdu.

- Le mari de qui?

- De Jean-Charles Sciaux. Tu ne le connais pas? Vous avez le même âge pourtant, non? Vous deviez être ensemble au collège.

Perturbé, Johan secoua la tête.

- Il est un peu plus vieux que moi d'un ou deux ans, je crois. On n'a jamais été potes mais je le situe, bien sûr. Mais euh, je ne savais pas qu'il était...

Il bafouilla un peu et André ricana, pas du tout gêné.

- Marié à un homme? Si si. Enfin, je ne l'ai appris au moment de la succession. Il n'était pas revenu dans le pays depuis plus de quinze ans, je dirais. Je crois que ses relations avec son père n'étaient pas très bonnes. Il faut que dire que le vieux Sciaux avait... son caractère, quoi.

Johan grimaça, invoquant de ses souvenirs de jeunesse l'image d'un homme aussi raide que la justice et autant agréable qu'une porte de prison, toujours suivi d'une petite femme silencieuse et timorée. L'ancien pharmacien avait été un notable de la petite ville et un individu particulièrement désagréable, trônant derrière son comptoir telle l'incarnation de la vertu et portant un regard impitoyable et rempli de jugement sur le pauvre ado qui aurait osé pénétrer les lieux pour s'acheter une boîte de capote. Non pas que Johan ait jamais tenté, d'ailleurs, il s'en était bien gardé.

- Ouais, je me souviens de lui et je peux voir pourquoi il aurait mal vécu d'avoir un fils... euh...

- Gay, compléta André avec bonhomie. C'est comme ça qu'on dit, aujourd'hui. Le Jean-Charles vit à Paris maintenant. Il est photographe dans la mode, avec son mari qui est mannequin ou un truc du style. Un mec sympa, le mari. Un peu, tu sais... exubérant.

Il fit un mouvement du poignet censé évoquer un maniérisme prononcé et poursuivit.

- La maison est restée vide pendant des mois et il y a trois semaines, le mari, Amédée, m'a dit qu'ils avaient vendu à un ami. Je crois que le petit Martin, là, travaillait avec eux également. Comme mannequin ou modèle photo.

Il baissa la voix et ajouta, mais sans méchanceté.

- À mon avis, il est de l'autre bord aussi. Mais il a l'air d'un homme correct et responsable. Aimable, en tous cas. Et joli garçon, même si je ne suis pas un expert. En même temps, ça vaut mieux pour lui s'il en vit.

Johan se sentait rougir et se tortilla un peu sur son siège. L'orientation de la conversation le mettait extrêmement mal à l'aise mais il ne savait pas trop comment s'en tirer sans laisser paraître sa gêne. Il se racla la gorge et d'un ton plus bourru qu'il ne l'aurait souhaité, laissa échapper.

- Ça ne te dérange pas?

André le dévisagea sans comprendre, ses sourcils touffus remontés haut sur son front où les premières rides se dessinaient.

- Me déranger de quoi? Qu'il soit homo ? Ho povre, je ne suis pas autant un vieux con que je ne le parais. Et puis, c'est légal depuis dix ans tu sais. Il faut vivre avec son temps!

Johan s'étrangla à moitié et rectifia sans savoir s'il valait mieux en rire qu'en pleurer :

- Le mariage gay, oui. Être homo était légal avant.

- Oui, oui, enfin tu m'as compris. En bref, je m'en tamponne le coquillard, moi.

Il y eut un instant de pause et André parut réfléchir, puis il dit plus doucement :

- Je vais pas te dire que j'irai à la gay pride et tout le Saint Glinglin ni que des fois, ça ne me fait pas drôle. Ce n'est pas comme ça que j'ai été éduqué. Mais comme je te disais, il faut vivre avec son temps. Vivre et laisser vivre, comme je dis toujours. Et ce n'est pas comme si c'était le premier homo de Forsallier non plus. Moi, du moment que les gens sont corrects, ça me convient très bien. Et je vais te dire, avec mes deux gamines à la maison, j'ai plus trop intérêt à blaguer sur le sujet sinon je me ferais bien engueuler.

Il roula des yeux mais sa fierté de père comblé transparaissait sous ses plaintes de seul homme dans une maison entièrement féminine :

- Elles sont complètement woques, mes filles. Intéressées par l'actualité, les grands débats et tout ça. Elles nous tympanisent à longueur de soirées ! Je t'ai dit que la grande voulait faire une école de journaliste? Enfin bref, de nos jours, les mômes sont tous bi, trans, non binaires ou chai pas quoi. Il faut juste s'habituer. Et en tant que maire, je dois être irréprochable avec mes administrés. C'est sûr que ça a bien changé depuis que j'ai remplacé ton père à la mairie.

Il adressa un clin d'oeil complice à Johan, qui avait du mal à en croire ses oreilles, et badina :

- Je l'apprécie et le respecte, ton vieux, ne pense pas le contraire. Mais il est un peu oldeu scoule quand même.

La mention de son père au beau milieu d'une conversation sur les différentes identités de genre ou sexuelles fit couler une rigole de sueur froide dans le dos de Johan et accentua son malaise. À l'époque où le vieil homme était encore maire de Forsallier, il avait tempêté très publiquement contre le pacs et, plus tard, contre le mariage gay. Johan s'en souvenait trop bien et cette réminiscence le fit grimacer. D'autant que dix ans en arrière, son géniteur n'avait pas encore renoncé à faire de lui son successeur à la mairie, qu'il imaginait trop facilement en fief dynastique des Pélissier. Jeune homme, il s'était vu bassiné régulièrement avec les comptes-rendus des débats du conseil municipal, traîné pour y assister et poussé à prendre position publiquement sur les choix politiques de son géniteur. Dans le même sens, bien sûr. Ce n'était qu'à près de trente ans, une fois bien établi professionnellement, que Johan était parvenu à poser des limites et faire comprendre à son père que la politique locale ne l'intéressait pas le moins du monde. Depuis, leurs allégeances respectives restaient un tabou et il faisait tout son possible pour laisser les choses en l'état, histoire de ne pas s'engueuler. Ou se faire soupçonner.

Il avait toujours supposé qu'André, malgré son positionnement officiel d'élu sans étiquette, partageait certaines positions rétrogrades de son prédécesseur. Découvrir au hasard d'une conversation que le dauphin et héritier politique que son père s'était finalement choisi, à défaut de son fils, était aussi ouvert était une agréable surprise. Comme quoi, même dans une commune rurale, les mentalités commençaient à évoluer.

André continuait à discourir sur ses filles, leurs opinions et les mœurs de l'époque et comme il semblait bien parti pour une analyse de comptoir des changements récents de la société moderne, Johan finit par le couper. Il avait un peu honte de l'admettre mais le regard pers qu'il avait croisé l'espace d'un instant le rendait fou de curiosité.

- Et il va s'y installer dans la maison des Sciaux, l'acheteur ? Ou c'est juste pour les vacances?

Coupé dans sa logorrhée, André mit un instant à retrouver le fil original de leur discussion.

- Le petit Martin ? Ha si si, il s'installe pour de bon. Il était venu poser les papiers pour l'école des minots. Ils feront leur rentrée lundi.

- Il m'a semblé jeune pour avoir de si grands enfants.

Un peu tard, Johan se dit que son intérêt marqué risquait de paraître louche à son camarade, d'autant qu'il n'était pas réputé courir après les ragots. Mais André ne sourcilla pas. À l'inverse, il semblait ravi de discuter de ses nouveaux concitoyens à une oreille attentive et intéressée.

- Ho mais non ce n'est pas leur père. C'est leur oncle, peuchère.

Il fit une moue triste.

- Ce n'est pas une histoire très drôle, d'ailleurs. Les parents des pitchounes sont morts cet hiver. Dans un accident de voiture, je crois bien. Alors c'est leur oncle qui s'occupe d'eux maintenant. Il a bien du courage d'ailleurs, prendre en charge quatre enfants à son âge. Et venir dans une région où il ne connait personne.

John avait estimé l'âge du nouveau venu à la vingtaine et approuva de la tête, un peu sonné en imaginant la situation. C'était plus que courageux, en effet. Lui-même était oncle et adorait ses neveux mais s'il avait dû s'en occuper seul à un âge aussi tendre, il n'était pas certain qu'il y serait parvenu.

- Et la maison est un peu vieillote, en prime. C'est là que tu interviens, d'ailleurs, je pense que tu pourras arranger ça facilement, poursuivit André sur sa lancée.

- Hein ? Arranger quoi?

- Les travaux, bien sûr ! Il n'y a pas de gros œuvres d'après le gamin. Enfin il faudra vérifier, celui-ci ne m'a pas l'air du genre à avoir tenu beaucoup de marteaux dans sa vie. Mais il m'a parlé de cloisons à faire tomber, de murs à repeindre, peut-être un peu de plomberie et d'électricité. Du carrelage, sans doute. Je te l'ai envoyé du coup, je me suis dis qu'avec toi il serait entre de bonnes mains.

Il lui décerna un clin d'oeil, satisfait de lui même, et l'estomac de Johan remua désagréablement. Le maire ne sous-entendait quand même pas que... Il s'obligea à demander :

- Entre de bonnes mains pour ses travaux ?

- Et bé oui! Je n'allais pas l'adresser à cet escroc de Fauconnier quand même ! Il lui aurait pris tout son pognon et l'aurait laissé dans une merde complète.

André jeta un regard méfiant autour de lui, vérifiant que sa médisance au sujet d'un de ses administrés restait discrète et poursuivit d'un ton plus bas:

- Et puis je sais que la maison des anglais est terminée alors ça te fera bosser ! Tu n'as pas de gros chantier prévu, si?

Il semblait sincère et aucune malice ne transparaissait dans ses yeux noisettes. Johan sentit le noeud qui s'était formé dans ses tripes se détendre et il força un sourire.

- Merci, André, c'est gentil. S'il m'appelle je verrai ce que je peux faire pour lui.

- J'y comptais bien! Il m'a l'air d'être un gentil jeune et avec tous ces enfants à charge...

Le maire secoua la tête.

- C'est l'occasion de lui montrer qu'on se serre les coudes par chez nous. Je sais que tu sauras lui montrer les bons côtés de la vie dans une petite ville, au parisien, et les avantages de Forsallier !

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