Chapitre 32

- Je veux pas retourner à l'école!

Leslie planta sa cuillère dans ses céréales avec une violence injustifiée, d'après Martin, et leva un regard mauvais.

- Et je veux pas aller faire les courses!

Martin soupira et tenta un ton cajoleur, essuyant par réflexe les gouttes blanches projetées sur la toile cirée avec le sopalin toujours à portée :

- Mais ma puce, ça va être super les courses! Tu vas pouvoir choisir un nouveau cartable, une nouvelle trousse, de jolis stylos. Plutôt cool, non? Et la rentrée n'est que dans une semaine tout pile, tu as encore quelques jours devant toi pour en profiter. 

- J'ai pas envie quand même!

Pour une fois réveillé avant que midi ne sonne, Soan ricana derrière sa tartine dégoulinante de pâte à tartiner. 

- Nan, mais Leslie a raison. Tu peux dire ce que tu veux, tonton, les courses de rentrée c'est déjà un peu la rentrée. Moi aussi, ça me gonfle grave.

- Moi je veux ma trousse en fourrure violette! intervint Antonin avec son enthousiasme coutumier! Celle avec la licorne en paillettes!

- Mais oui, mon chéri, on va essayer de la trouver, le rassura Martin, croisant les doigts pour que la fameuse trousse repérée dans le catalogue du Leclerc local soit toujours en rayon.

- Au pire, tempéra-t-il en anticipant déjà les pleurs effondrés du petit garçon au milieu des allées, on en trouvera une autre aussi jolie, je te le promets.

Antonin fit la moue, exprimant sans parole sa conviction que le monde entier ne recélait rien d'une telle beauté mais toujours conciliant, il opina et continua de déjeuner, ignorant sa jumelle qui persistait à grommeler dans son bol de lait. Martin tendit un boudoir à Alice qui entreprit de le réduire en charpie avec des petits cris excités et leva un sourcil en direction de l'aîné de ses pupilles.

- Tu essayes de te remettre dans le rythme de la rentrée, Soan? Je ne me plains pas, note, mais je t'ai rarement vu debout aussi tôt sans y être forcé.

- Je dois retrouver Ludo et Rita au marché, répondit l'ado en projetant des miettes chocolatées sur la table, faisant grimacer Martin. Je veux m'acheter une bague en argent avec un loup ou un aigle dessus, tu sais, les grosses, là, et Rita a dit qu'elle connaissait un stand sympa qui en vend. C'est là qu'elle achète les siennes et ses piercings, aussi.

 - O - kay... C'est, euh. Un style, je suppose. Tu as assez d'argent pour ça?

- Ouais, j'ai pas mal d'économies et le fric que m'a donné Daniel cet été. Il m'a dit de me faire plaisir avec. Ça va le faire.

Martin hocha la tête, résistant à l'envie d'exprimer son avis tranché et horrifié à la perspective d'une bague hideuse de style motard sur les doigts fins de son neveu. Depuis son retour, le garçon l'avait surpris en teintant son look sportswear habituel d'éléments plus rocks et vintages, mais Martin avait décrété pour lui-même que ce n'était pas ses oignons. Tant que le gamin restait décent. Il avait aussi découvert avec plaisir que Soan avait gardé quelques liens durant l'été avec des gamins rencontrés au collège à la fin de l'année. Il avait été témoin d'échanges de SMS et de discussions en ligne - merci les réseaux - mais c'était la première fois que Soan partait rencontrer ses camarades en vrai, en Martin réprima un sourire content, qui aurait agacé, le gamin à cette idée. Voir Soan trouver peu à peu sa place, l'observer créer son  réseau, faisait très plaisir au jeune oncle et tant pis si pour cela il devait supporter les expérimentations stylistiques d'un jeune aux goûts mal assurés et aux influences, comment dire... regrettables. 

Il tentait d'imaginer son neveu recouvert de piercings en frémissant d'angoisse quand un bruit sourd de moteur résonna à travers les fenêtres grandes ouvertes et son cœur rata un battement. Il connaissait très bien le bruit un peu éraillé de ce modèle de camion et à sa connaissance, une seule personne de son entourage conduisait ce type de véhicule. Il se tourna vers la fenêtre avec un pincement d'appréhension et serra les dents en constatant qu'en effet, Johan était bien en train de se garer dans son allée. A côté de lui, les enfants les plus jeunes ne partageaient pas sa nervosité réprimée et Antonin piailla gaiement en montrant la camionnette du doigt :

- Regarde tonton! C'est Johan! C'est Johan!

Un grand sourire aux lèvres, le garçon bondit de sa chaise, faisant osciller dangereusement la table et son verre de jus d'orange, et se rua vers la porte d'entrée, suivi de sa sœur, moins expansive mais tout aussi empressée. Martin entendit la porte d'entrée claquer avec vigueur et suivit du regard la course des deux enfants dans le jardin, son cœur se serrant douloureusement en les observant se jeter au cou de l'enfoiré qui l'avait laissé tomber.

- Ça va tonton? Tu veux que je lui dise de dégager?

Soan affichait un regard sombre et une moue rugueuse et Martin  se força à lui sourire. Au-delà de ses révélations indispensables sur le trajet de retour de la gare, il n'avait pas discuté avec son neveu les détails de la défection de celui qu'il avait jusque récemment considéré comme son compagnon. C'était là des histoires d'adultes et de couples et Martin estimait inapproprié d'y mêler l'adolescent. Mais Soan n'était pas stupide, loin de là, et avait très bien perçu, au cours des deux semaines passées, à quel point le silence implacable de Johan l'avait blessé. Malgré son appréhension, Martin regarda avec reconnaissance et une pointe d'amusement ce grand dadais maigrichon qui s'était mis en tête de le protéger et renifla :

- C'est gentil, Soan, mais si je veux qu'il dégage, je lui dirai moi-même. Je suis un grand garçon.

- Tu es surtout trop gentil, marmonna le jeune homme en terminant sa tartine d'une seule bouchée.

- Peut-être mais ça t'arrange aussi, nan? Je peux être un peu plus sévère si c'est demandé gentiment.

Soan roula des yeux avec théâtralité et Martin ricana. Dehors, les jumeaux babillaient frénétiquement, pendus aux grands bras de l'entrepreneur, et il se concentra sur son café. Il sentait que la discussion à venir allait être pénible et il avait besoin de toutes ses forces pour l'affronter. Après un dernier grommellement désapprobateur, l'adolescent consulta son smartphone puis se leva et déclara :

- Bon, je me barre. Rita et Ludo passent me prendre dans cinq minutes au bout de l'allée. 

Comme Martin fronçait les sourcils, il précisa d'un ton exaspéré:

- À pieds, je veux dire. On n'a pas prévu de voler une caisse, je te rassure.

- Tu rentreras pour le déjeuner? Si vous décidez de rester manger au marché, envois-moi un SMS. Et n'oublie pas, départ pour les courses à quatorze heures pétantes. Pas moyen que tu coupes à la corvée !

- Ah! Tu vois que c'est une corvée ! Ça roule Tonton, à toute.

Le jeune homme attrapa sa casquette, enfila ses baskets et claqua le battant derrière lui, faisant tressaillir Martin sous le bruit percutant. Personne ne savait fermer les portes en douceur, dans cette baraque? Il se saisit de sa tasse pour terminer sa boisson et ne put se retenir de jeter une nouvelle fois un regard vers la fenêtre. Soan dévalait l'allée en carrant les épaules et Martin ne manqua pas la grimace dédaigneuse qu'il adressait à Johan en réponse à sa salutation embarrassée. Ouais, l'adolescent avait poussé son sens de l'empathie à son maximum et malgré lui, Martin s'en sentit un peu flatté. D'autant que connaissant les humeurs adolescentes et leurs sautes hormonales, cela risquait de ne guère durer. Il s'employait à terminer sa boisson quand les pépiements de joie des jumeaux se rapprochèrent et la porte s'ouvrit une troisième fois. Martin ferma les paupières un instant, souffla et passa la main dans ses cheveux encore décoiffés du matin. Cette fois-ci, on y était. 

- Martin? Je peux entrer?

- Je suis dans la cuisine! répondit le jeune homme après s'être raclé la gorge que l'anticipation venait serrer. 

Johan entra, toujours collé de près par son escorte personnelle, et lui sourit timidement en basculant sur ses pieds.

- Salut. Désolé de passer à l'improviste.

- Ouais. D'autant que, tu sais, il existe un petit appareil nommé téléphone. Tu vois peut-être de quoi je veux parler?

Martin vit Johan grimacer sous l'acidité du sous-entendu et soupira à nouveau. Ouais, non, il devait se reprendre sinon, cela allait sérieusement dégénérer.

- Je te fais un café? proposa-t-il avec une pointe de lassitude. Les enfants, vous voulez que je vous mette un petit dessin animé? Johan et moi devons discuter entre grands.

Ils hululèrent leur accord et Martin enclencha la machine à expresso puis quitta la pièce pour allumer Disney Plus, histoire de les garder occupés. Quand il revint dans la cuisine, Johan s'était servi la tasse fumante qui lui était destinée, comme il l'avait déjà fait des dizaines de fois, et assis à coté du siège bébé d'Alice, il adressait des sourires béats à la petite fille qui, très joyeuse, lui racontait ses derniers exploits en langage bébé. Martin s'attendrit un instant mais lutta contre le sentiment. En lui chuchotant ses excuses, il extirpa sa nièce de sa chaise et en un geste coutumier, l'installa dans son parc avec ses jouets. Elle continuait d'adresser de grands rictus à Johan qui les lui retournait.

- Tu lui as manqué, constata Martin d'un ton plat. Et as manqué aux jumeaux, aussi.

- Je suppose que si je te dis que c'était réciproque, tu vas me crier dessus?

- Tu supposes bien dans la mesure où eux, ça n'a jamais été leur choix. Ni le mien, au passage, s'il est besoin de le préciser.

Son ton était mordant et sans qu'il ne réalise, il fusillait Johan des yeux, penché vers lui et mâchoires serrées. Mais il avait des choses à dire et de préférence, sans hurler. Inutile de traumatiser Alice et les enfants qu'il entendait rigoler dans la pièce à côté. Il inspira profondément et tenta de recouvrer son sang-froid. Johan restait silencieux, comme conscient qu'il devait le laisser déverser le poids qui lui pesait sur la poitrine.

- Au début, j'ai compris, reprit Martin à un volume plus bas. Je veux dire, à cause de ma situation familiale à la con, tu t'es retrouvé le cul sur une chaise de gendarmerie et avec des accusations atroces aux fesses. Alors vraiment, je comprenais très bien ta colère. Je m'en suis même vachement voulu de t'avoir involontairement mis dans une telle situation.

- Ce n'était pas de ta faute! protesta Johan si vivement que la tasse qu'il entourait de ses mains oscilla sur la nappe, y renversant quelques gouttes brûlantes. Je ne l'ai jamais pensé!

- Alors, dans ce cas, pourquoi est-ce que tu m'as fait ce coup-là? Me ghoster, comme un mauvais coup d'un soir qu'on veut éviter? Deux semaines, Johan. Deux semaines de silence, putain. 

Martin déglutit et refoula les larmes de rage qui s'amoncellaient derrière ses paupières.

- Une fois de plus, je pouvais très bien comprendre que tu sois fâché contre moi. Et je suis vraiment désolé de t'avoir outé contre ton gré. Je ne l'aurais jamais fait si... si je n'avais pas pensé que cela pouvait aider. Il fallait leur dire la vérité sur nous deux, nous n'avions pas le choix, Johan, et je n'étais pas certain que tu y parviendrais. Donc je l'ai fait. Et tu étais en droit de me le reprocher. Je voulais te laisser le temps de te calmer, te donner de l'espace. Mais deux semaines... Pas un mot, pas un appel. Même si je t'ai blessé, je ne méritais pas de me torturer durant deux semaines sans savoir ce qu'il en était. Je pensais vraiment que notre relation valait mieux que ça. 

- Tu as raison, tu ne méritais pas ça, admit Johan, menton baissé et le timbre écorché. Te dire que j'ai déconné est un peu faible, je m'en rends bien compte, mais c'est la vérité. J'ai paniqué. Complètement paniqué. C'était comme si mon pire cauchemar devenait réalité, dans une version encore plus atroce et je n'ai pas su comment réagir. Mais je le répète, tu n'étais pas en tort. Tu n'avais pas à raconter de bobards aux enquêteurs pour me protéger. D'autant que c'étaient ces bobards qui risquaient de me foutre dans la merde, je m'en rends bien compte.

Il posa sa grande main caleuse paume ouverte sur la table, dans un geste instinctif de supplication.

- J'avais le droit de mal réagir, le droit d'être blessé, oui, mais pas celui de te blesser en retour en disparaissant comme je l'ai fait. Non plus que de faire de la peine aux gosses. Je réalise que mes mots sont peu de choses en comparaison, mais je suis vraiment prêt à tout pour me faire pardonner. 

Il rit faiblement en baissant la tête.

- Sophie m'a fait remarquer que j'agissais comme un lâche et même si c'était difficile à entendre, je crois qu'elle a raison. Et elle ne parlait pas que de toi et de la situation. J'ai passé le plus clair de ma vie à vivre dans la peur et quelque part, ça m'a défini bien plus que je ne le pensais. Mais c'est terminé, Martin. Je te le jure.

- Alors qu'est-ce que tu attends de moi? demanda le jeune mannequin avec lassitude. Je ne sais plus où j'en suis. Je ne sais plus...

Johan hésita et décala légèrement sa main sur la table jusqu'à effleurer du bout du doigt celle, crispée, de son amant.

- Tu as parlé de notre relation au passé. Est-ce que c'est ce que tu désires? En terminer tous les deux?

- Je ne sais pas ce que je veux.

Martin avait perdu le contrôle de ses émotions et sentit deux grosses gouttes brûlantes dévaler ses pommettes et s'abîmer au coin sa bouche. Il secoua la tête, luttant avec les mots qui lui échappaient. 

- Je ne sais pas si je peux te faire confiance pour ne plus me blesser, une fois de plus. Je ne sais pas si je peux oublier les deux dernières semaines et je refuse... je refuse de me cacher. Je t'ai dis que je te laissais jusqu'à la fin de l'été mais entre-temps, tu m'as abandonné. Et la rentrée est presque là, de toute façon.

Johan laissa échapper un rire amer et saisit sa main. Il en déplia chaque doigt avec précaution, les lissa et les caressa avec tendresse, puis l'enroba avec fermeté dans la sienne. Il riva ses yeux noisettes et brillants dans ceux, pers et remplis de larmes, de Martin, et articula avec passion :

- Tu n'as plus besoin de te cacher. Tu n'as plus besoin de nous cacher.  J'en ai terminé avec cette merde pour de bon. Toute ma famille sait que je suis gay. Le maire de Castellane et les gendarmes savent que je suis gay et je suis prêt à parier que d'ici quelques jours, tout Forsallier aura eu l'info. Oui, bien sûr, j'aurais préféré faire ça autrement mais désormais, c'est fait. Je ne prétends pas que ça va être facile. Je vais sans doute flipper, encore, mais ce que je peux te promettre, c'est que mes angoisses n'auront plus d'incidences sur toi. Et encore moins sur les gamins.

Martin le vit déglutir et sa propre pomme d'Adam convulsa dans sa gorge. Il résista à l'envie de se jeter sur lui et se lover sur ses genoux pour le réconforter. Pour se réconforter. La colère était toujours présente, en arrière plan, mais la tristesse, le manque, la tendresse enflaient dans sa poitrine, évinçant leur rivale rageuse. Il ouvrit la bouche, ne sachant que dire, mais Johan n'en avait pas terminé :

- Martin... C'est probablement un timing pourri, je m'en rends bien compte, mais il faut que tu saches. Je t'aime Martin. Je... je suis amoureux de toi. Complètement dingue. Je veux construire quelque chose avec toi. Je veux...

Il cligna des yeux à plusieurs reprises et son timbre se brisa. Il reprit son souffle quelques secondes puis chuchota :

- Je veux te ramener chez moi pour rencontrer mes parents, même si je peux te garantir un déjeuner très gênant. Je veux t'inviter au restaurant. Je veux... partir en vacances avec les enfants et toi, les aider avec leurs devoirs et t'aider à gérer les conneries de Soan, s'il le faut. Je te veux, toi et ta famille. Je veux tout. Et je comprendrais que tu aies besoin de temps, à cause de mes conneries, mais je peux t'attendre si...

- Je t'aime aussi... l'interrompit Martin en pleurant ouvertement. Je t'aime tellement, putain. Ça m'a brisé le cœur lorsque tu m'as regardé comme si... comme si tu me détestais, à la gendarmerie. J'ai cru que tu m'avais abandonné pour de bon. Que tu étais parti. Tu m'as  tellement manqué et je t'en ai tellement voulu. Merde, je suis amoureux de toi, moi-aussi.

Sans plus se soucier de retenue, de rancune ou de quoi que ce soit d'autre, il se leva en trébuchant et fit le tour de la table. Johan le réceptionna sur ses genoux dans un atroce grincement de chaise et dans le coin de son esprit qui n'était pas encore submergé d'émotions, Martin craignit de terminer par terre. Mais Johan le ceintura de ses bras musclés et le ramena dans son giron, le pressant contre sa poitrine. Martin enfouit son visage dans le cou de son amant, de son petit-ami, et se laissa trembler de longs instants, au-delà même du soulagement. 

- Alors... souffla Johan à la lisière de ses cheveux. Alors tu es d'accord pour recommencer? Sans avoir à se cacher, cette fois-ci?

- Je veux bien essayer.

Martin se redressa pour croiser les yeux plein d'espoirs et s'essuya les joues. Il chevrota.

- Je veux bien essayer. Tout doucement. J'ai besoin... D'un peu de temps. J'ai besoin que tu sois là mais que tu me laisses du temps.

- Et tu en auras, promis Johan. à son oreille. Tout le temps dont tu as besoin pour te prouver que je suis bien là, que je ne vais nulle part et que tu peux compter sur moi.

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