Chapitre 31
Johan était certain que quelque part, dans le monde, un pauvre homme ou une pauvre femme vivait un repas de famille plus gênant et douloureux que celui auquel il était en train d'assister. Mais s'il s'agissait bien d'une compétition de malaise, il estimait avoir un pied sur le podium et mériter une médaille pour ne pas s'être encore enfui en courant le long de l'allée.
Sa mère était déjà en larmes quand il s'était présenté sur le perron, coiffée aussi parfaitement qu'à son habitude, mais les traits tirés. Elle l'avait serré contre lui de toutes ses forces avant de lui tapoter gentiment la joue, mais se remettait à sangloter dès qu'elle croisait son regard. Son père s'était borné à un signe de tête et un sourire forcé, avait plongé son nez dans la daube fumante et lâchait depuis de gros soupirs exaspérés à chaque fois que les émotions de sa compagne débordaient en grosses gouttes dans leur déjeuner. Comme les trois garçons, bouche bée, avaient dévisagé leur grand-mère éplorée sans comprendre et la mine anxieuse, Sophie leur avait annoncé d'une voix guillerette que tout allait très bien, que tonton était juste gay et qu'il ne fallait pas s'en préoccuper. Résultat, c'était maintenant lui que les gamins scrutaient avec de grands yeux étonnés et Johan serrait les dents en anticipant les questions qui, il le sentait, n'allaient pas tarder. Seule sa traîtresse de frangine ne paraissait pas affectée par cette ambiance du troisième type et mangeait avec appétit son repas, excellent, au demeurant, tout en racontant gaiement ses vacances sans se soucier du silence pesant qui lui répondait.
Cela aurait certes pu être pire. Johan aurait pu se retrouver au ban de la famille, rejeté des siens pour sa sexualité et isolé de tous ceux qu'il aimait. Mais pendant ces minutes atroces qui lui semblaient des heures, et alors qu'il se forçait à avaler chaque bouchée pour ne pas bouleverser encore plus sa mère, il se demanda sérieusement s'il n'aurait pas préféré. Quand cette dernière se leva pour débarrasser, il posa sa fourchette, soulagé d'être dispensé de rab, et l'accompagna à la cuisine pour l'aider, douloureusement conscient des regards éplorés qu'elle continuait à lui lancer. Il ne savait plus s'il devait engager la conversation ou attendre qu'elle se remette avant d'essayer, mais fut surpris quand elle l'arrêta sur le seuil pendant qu'il s'apprêtait à apporter sur la terrasse la thermos de café.
- Johan?
- Oui, maman?
- Je... Je suis un peu émotive aujourd'hui, mais ça va finir par passer, je te le promets. Tu es mon tout petit et je t'aime, d'accord?
Johan se sentit fondre, juste un peu.
- D'accord, maman, merci.
- C'est normal, mon chéri.
Il la regarda, fragile et vieillie, dans ses vêtements du dimanche cachés par son tablier préféré. Elle lui paraissait toujours si effacée et discrète, au regard de la personnalité si affirmée de son mari, mais il n'avait jamais douté de son amour à son égard. Juste de sa capacité à le défendre si son géniteur le rejetait. Elle ne l'avait jamais fait jusque là, refusant de prendre part aux conflits qui les déchiraient et laissant son père et lui s'écorcher de leur incompréhension mutuelle et leurs désirs opposés. Mais peut-être l'avait-il jugé trop durement. Elle se sécha une fois de plus les yeux avec le torchon qui lui servait à essuyer la vaisselle et demanda, la voix tremblante.
- Ton père m'a dit que tu fréquentais quelqu'un... Un.. un homme, c'est bien ça?
Johan n'était plus très certain de fréquenter qui que ce soit mais le ton de sa mère recélait une petite pointe d'un espoir ténu qu'il ne comprenait pas, mais ne souhaitait pas briser. Pas alors qu'il lui causait tellement de souffrances, sans jamais l'avoir désiré. Il hocha la tête avec lenteur et répondit :
- Oui. Martin Nguyen le nouveau propriétaire de la villa des Sciaux. Celui chez qui je faisais des travaux.
- Oui, j'en ai beaucoup entendu parler en ville. Il est très beau garçon, paraît-il?
- Il gagne sa vie comme mannequin, donc oui. Mais il est aussi très gentil et très intelligent.
- Et il élève seul ses neveux?
Johan pencha la tête, surpris du tour que prenait la conversation embarrassée.
- C'est bien ça, leurs parents sont morts et il est leur tuteur.
- C'est bien. Enfin. Pas leur décès, je veux dire. Mon Dieu, je m'embrouille... C'est juste bien si vous deux, vous... Devenez proches, tu sais. Avoir des enfants, c'est le sel de la vie, je l'ai toujours pensé.
Johan ne put retenir un sourire navré. C'était tellement typique de sa mère de s'inquiéter de sa capacité à lui donner des petits-enfants, elle qui existait à travers ceux que Sophie lui avait apportés. Ce n'était sans doute pas très sain, et, dans un autre contexte, Johan en aurait été exaspéré. Après tout, tout le monde n'est pas fait pour devenir parent ni ne le souhaite. Mais à cet instant, sa volonté maladroite de concilier ses espérances maternelles à son égard à la réalité qu'elle avait découverte était plus poignante qu'énervante, tout comme le message implicite vis-à-vis de son éventuel conjoint et la famille de ce dernier. Attendri, il reposa la cafetière sur le plan de travail, fit deux pas sur le carrelage imitation marbre rose et entoura sa mère de ses bras.
- Je sais, maman. J'aime beaucoup ces gamins, moi aussi. Je ne peux pas te dire où cette histoire avec Martin va me mener, mais j'ai compris ce que tu essayais de me dire. Je suis désolé de te faire autant pleurer.
Elle le chassa d'un petit coup d'épaule et s'essuya à nouveau sur le torchon détrempé.
- Oh, ce n'est rien. Je ne suis qu'une vieille folle, comme dit ton père, et la ménopause me donne du fil à retordre en prime. Mais j'avoue que je serais heureuse, et soulagée, de savoir que tu as quelqu'un pour tenir à toi. J'ai toujours pensé que tu n'étais pas fait pour vivre seul, malgré tout ce que tu pouvais nous raconter.
Johan hocha la tête et partit avec le plateau et, lorsqu'elle les rejoignit avec sa tarte aux prunes, elle semblait plus apaisée. La fin du repas fut un peu moins crispante, mais Johan était à bout de nerfs et il souffla de tout son cœur quand, enfin, il claqua la porte derrière lui pour accompagner sa sœur fumer à l'ombre des cyprès qui bordaient le jardin.
- Et ben ça c'est très bien passé! clama-t-elle, guillerette.
- Tu te fous de moi? Maman a chialé pendant une heure! Et papa n'a pas décoché un mot!
- Eh oh, on ne va pas s'en plaindre non plus. C'est toujours mieux que de l'écouter nous refaire le journal télé à table avec ses commentaires de vieux con sur l'actualité, les réformes, la sécurité et blablabla. Si je veux entendre de la merde, je peux toujours mater Hanouna.
Johan roula des yeux, un peu amusé quand même par la désinvolture de sa sœur et reconnaissant qu'elle l'aide à relativiser
- Ouais, enfin, j'aurais limite préféré.
- Et bien pas moi! rigola-t-elle. Ça m'a fait des vacances, tiens! Quant à maman, ne t'inquiète pas. D'ici quelques jours, elle sera remise de ses émotions. Et pour peu que tu lui ramènes Martin et les gosses au prochain déjeuner, tu seras directement propulsé dans la case fils préféré. Elle a toujours rêvé d'avoir des petites filles et bon, de mon côté, c'est mort et enterré. Alors je ne te dis pas comment elle sera heureuse avec Alice et Leslie à pouponner.
Johan pouvait tout à fait l'imaginer, oui. Et bien trop aisément, même. Mais c'était loin d'être d'actualité et son cœur se serra à cette idée. Il avait vraiment tout gâché. Il se sentit rougir, mal à l'aise et plein de remords, et malgré son petit coup dans le nez, cela n'échappa pas à sa maligne de sœur. Elle pencha la tête sur le côté et plissa les yeux en le jaugeant.
- Qu'est-ce qu'il se passe? Tu tires une drôle de tronche.
S'il était passé chez Sophie la veille au soir afin de la tenir informée des derniers évènements, en prévision de leurs retrouvailles du déjeuner dominical et au cas où elle se ferait alpaguer par des curieux sur le marché ou à son travail, Johan était resté particulièrement discret sur les conséquences de son interrogatoire chez les gendarmes. Et pour sa défense, il avait eu fort à faire à calmer la jeune femme ivre de fureur à l'idée que son frère ait pu être suspecté. Il grimaça à la pensée de son téléphone, toujours enterré au fond de son atelier et désormais déchargé, et chercha ses mots pour s'expliquer. Mais il n'en eut pas le temps. Front plissé et regard noir, elle planta un ongle manucuré et très pointu en plein milieu de son thorax et grinça :
- Johan? Tu as exactement le même air coupable que quand je te chopais à fumer derrière l'abribus en quatrième, j'en déduis donc que tu as fait une grosse connerie. Est-ce que je peux savoir ce que tu as bien pu inventer?
Johan soupira. Il avait déconné, il devait assumer. Il n'y avait que dans les rêves - et les dessins animés - qu'en les ignorant, les emmerdes se résolvaient d'elles-mêmes. Il baissa la tête et contempla ses pieds, et d'un ton, sombre, raconta tout à sa sœur. Il lui expliqua cette dépression qui l'avait envahi, cette défaite absolue dans laquelle il s'était vautré et l'avait conduit à laisser tomber le premier homme qu'il avait aimé. Il lui narra son téléphone délaissé, les appels et SMS frénétiques, puis de plus en plus espacés, et avoua sa faute. Honteux, dégoûté de lui-même, il attendit les cris, les hurlements et les reproches. Mais à sa grande surprise, Sophie se contenta d'écraser sa clope sur les gravillons. Elle contempla le ciel une seconde, rassemblant sans doute ses mots, puis planta ses yeux - si similaires à ceux de leur père - dans les siens, et asséna avec une franchise qui lui coupa le souffle et le fit flancher sur ses pieds :
- Tu as salement déconné. Et en même temps, je ne suis pas très étonnée. Pardon de te dire ça, mais tu n'as jamais été très courageux, comme mec.
L'uppercut le saisit à la poitrine, mais il n'était pas en position de le retourner.
- C'est l'opinion que tu as de moi? murmura-t-il d'un ton étranglé. Tu penses que je suis lâche?
- C'est la réalité. Je t'aime, frangin, et tu as énormément de magnifiques qualités. Tu es fiable, attentionné, gentil, tu n'as pas peur de faire des efforts. Tu es drôle, parfois, même si c'est rarement fait exprès et tu es cultivé. Mais ouais, tu n'as jamais été du style à affronter les ennuis, mais plutôt à te cacher.
Elle le regarda avec une compassion tendre qui lui fit mal et enfonça le clou encore plus profond:
- Quand tu étais gamin, tu n'assumais jamais tes bêtises, tu te planquais et tu espérais que ça passe crème. Quasi adulte, il t'a fallu des mois et des mois avant de dire non à papa et ses projets à la con pour toi, et seulement parce que tu avais tonton, et donc maman, derrière toi. Au collège, je me souviens, tu avais prétendu être malade pendant trois jours plutôt que de répondre non à la môme qui t'avait invité au ciné, tu te rappelles? Alors OK, ça prend tout son sens désormais, mais quand même... Et tu avais refusé que maman prenne rendez-vous avec ce prof, là, monsieur Lagnan, quand il s'était trompé de copie en corrigeant et t'avait mis une sale note injustifiée. Tu refuses de te confronter aux autres et tu évites le conflit à tout prix. Tu as toujours flippé des gens, de leur opinion à ton égard et tu as géré ça tant bien que mal, en te cachant dans ta petite vie. Je ne doute pas un instant que tu te battrais pour protéger les garçons ou moi, ou que tu sauterais dans une rivière en crue pour nous sauver s'il le fallait. Mais c'est une autre forme de courage et quand il s'agit de t'assumer au grand jour et de prendre tes responsabilités? Oui, dans ce registre, tu es lâche. Je suis désolée.
Elle se tut après ça et Johan encaissa cette vérité. Les mots acides tournaient encore dans sa tête quand il glissa sous ses draps, le soir venu. Et ils le rongeaient encore quand il partit sur le chantier, qu'il avait heureusement recommencé à temps pour éviter des pénalités, le lendemain matin.
Sa sœur avait raison. Il était un lâche. Un couard. Il n'arrivait pas à la cheville de Martin, de son courage infini et de sa capacité à affronter, tête haute et regard fier, chaque saloperie que l'univers lui envoyait. Il avait merdé, gravement merdé, mais il était peut-être toujours temps de se rattraper. Peut-être que c'était trop tard, qu'il avait perdu son amant et qu'il ne parviendrait pas à le récupérer. Mais les mains crispées sur le volant, Johan était enfin décidé à essayer.
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