Chapitre 28

C'est le cœur en miettes que Martin dirigea ses neveux, ravis de repartir avec lui, vers le parking accablé par le soleil. Il faisait très chaud en cette fin d'après-midi, mais la température ne suffisait pas à le réchauffer tellement il se sentait glacé de l'intérieur. Il cligna des yeux sous la luminosité écrasante et traversa comme dans un mauvais rêve les quelques mètres qui le séparaient de son véhicule. Marcher lui était difficile, tout comme penser, et il lui fallut mobiliser toute sa volonté pour ne pas s'effondrer là, sur les gravillons blancs qui roulaient sous ses pieds.

Sa mère avait bien tenté de les intercepter dans la gendarmerie, faisant valoir d'un timbre strident que la période de vacances des petits avec elle et son mari n'était pas terminée, mais Martin avait fait la sourde oreille. Il avait conduit les enfants vers la sortie sans répondre et ne lui accordant même pas l'aumône d'un regard. En présence de plusieurs militaires, vigilants face au drame familial qui se jouait devant eux, elle n'avait pas osé créer de scandale, non plus que s'y opposer physiquement. Martin n'avait pas croisé son père, en revanche, encore occupé à se faire cuisiner par un officier concernant ses allégations, et c'était heureux. Le jeune homme n'avait rien de violent, mais il n'était pas certain qu'il aurait réussi à conserver son sang-froid face au connard à qui il devait cette traversée de l'enfer. À qui il devait le regard blessé que Johan lui avait décerné.

Tâchant de garder un visage rassurant, malgré son hébétude et la douleur qui lui déchirait les tripes, il installa Alice dans son siège sécurisé et l'attacha avec soin. Elle babillait avec enthousiasme depuis qu'il l'avait retrouvé, lui contant ses aventures de vacances en langage bébé, et il ne put résister à enfouir son nez dans le cou rose et potelé que la chaleur ambiante rendait légèrement humide. Elle sentait la petite enfance, le lait, la lotion à la camomille, et il se gorgea de ces odeurs familières et réconfortantes quelques instants, chassant les gouttes brûlantes qui s'amoncelaient sous ses paupières. Il ne pouvait se permettre de craquer devant ses neveux que les dernières péripéties avaient sans doute déjà bien perturbés.

Antonin et Leslie étaient grimpés sans aide dans le SUV et il se borna à boucler leurs ceintures, leur glissant au passage un bisou sur leurs cheveux noirs et lisses. La petite fille était aussi sérieuse qu'à l'accoutumée, plongée dans l'illustré qu'un des militaires lui avait offert, et il se demanda avec anxiété si les événements de la journée étaient de nature à l'avoir traumatisée. Peut-être devrait-il l'emmener voir le psychologue de Soan, elle aussi? Antonin semblait guilleret, mais lui n'avait été questionné que quelques minutes, au contraire de sa jumelle qui avait été au centre des inquiétudes de tous.

Après, Martin n'avait rien à reprocher au gendarme affable, à la poche pleine de bonbons et au sourire avenant, qui avait interrogé la fillette dans une salle dédiée, aux murs égayés de posters et aux jouets et crayons de couleur à disposition. En tant que tuteur, Martin avait pu assister à tout le processus dans un coin de la pièce, hors du champ de la petite caméra qui capturait l'échange, et malgré sa terreur, il avait été agréablement surpris de la manière dont la discussion avait été menée. L'homme, clairement formé à interagir avec des bambins, avait réussi à mettre la petite fille à l'aise - autant que faire se peut concernant Leslie - et avait déroulé le fil des évènements sans jamais la rendre nerveuse ou l'inquiéter. Ses interrogations avaient paru aussi naturelles que possible, dans ce contexte anxiogène, et il était parvenu à faire parler l'enfant bien plus aisément qu'un quelconque étranger. Bien sûr, cela avait aidé que Leslie ne soit en réalité victime de rien du tout, sinon de la tentative désespérée de son grand-père de la récupérer.

En d'autres circonstances, Martin aurait pu pardonner à son père. Si seulement il avait pensé son inquiétude légitimement fondée et s'il avait cru en sa sincérité. Après tout, le vieil homme aurait pu vouloir protéger sa petite fille en son âme et conscience et ça, Martin l'aurait compris plus que quiconque. Mais la manière dont Leslie racontait sa semaine avec Johan, la joie et la confiance évidentes avec lesquelles elle relatait comment l'entrepreneur avait pris soin d'elle et de son frère, ses paroles candides, rien n'offrait place à la déduction sordide que son grand-père en avait conclue. Rien dans son récit enthousiaste ne présentait la moindre faille ou le moindre prétexte d'une interprétation erronée et au fur et à mesure de leurs échanges, Martin avait vu l'officier de police judiciaire s'en convaincre autant que lui en avait été persuadé. Si le géniteur de Martin avait tiré des souvenirs innocents de la petite fille la pire des interprétations, cela avait tout à voir avec sa rancune et sa vision tordu et rien avec la réalité des faits.

Martin s'installa sur le siège conducteur et posa ses mains encore tremblantes sur le volant que le soleil avait chauffé à travers le pare-brise, le rendant presque brûlant. Il inspira profondément, tâchant de recouvrer sa maîtrise, et chassa de son esprit le visage décomposé de son amant quand il l'avait croisé. Il devait se concentrer sur ses priorités, à savoir ramener ses neveux chez eux en toute sécurité. Une voix aiguë brisa le silence de l'habitacle et il se força à répondre avec calme en tournant la clé :

- On ne retourne pas au camping avec papy et mamie?

- Non, Antonin. Vous rentrez à la maison avec moi.

Le petit garçon n'en parut pas fâché plus que ça, mais demanda :

- Et nos affaires ?

- Vous avez vos doudous avec vous, non? Donc pas de souci. Je verrai pour aller les récupérer demain. Ou, sinon, votre grand-père vous les ramènera.

Leslie releva un œil perçant et bien trop sagace pour une enfant de son âge de sa bande dessinée, et lâcha, lapidaire :

- De toute façon, je n'aime pas trop papy. Il n'est pas très gentil et il dit beaucoup de méchantes choses sur toi.

- Je sais, mon cœur, soupira Martin. Je ne l'aime pas beaucoup non plus, pour être franc. On verra ce qu'il se passe aux prochaines vacances, d'accord ?

Elle opina avec sérieux et retourna à son histoire, malgré les avertissements de Martin sur les risques de mal des transports dans les routes tortueuses qui les séparaient de Forsallier. Mais, contrairement à ses prédictions, le retour se déroula sans encombre et sans nausées. Alice s'endormit rapidement dans son cosy et Antonin contempla les paysages arides en chantonnant gentiment pour lui-même, pendant que sa jumelle feuilletait le magazine avec intérêt. C'est avec soulagement que Martin engagea enfin la voiture dans son allée et regagna sa demeure, son refuge. L'endroit où il se sentait en sécurité.

Antonin et Leslie étaient heureux de retrouver leur univers et aussitôt arrivés dans la maison, ils se précipitèrent dans leur chambre et leur cabane suspendue en piaillant de joie. Martin accrocha machinalement les clés du SUV dans l'entrée et déposa Alice, qui se tortillait dans ses bras avec frénésie, dans la bibliothèque. Il y faisait plus frais que dans le reste de la demeure et il y passait le plus clair de son temps ces jours derniers. Gloussant de joie, la fillette se mit à ramper sur les tommettes pour atteindre les rayonnages et se consacrer à son occupation favorite, à savoir vider les étagères basses en étalant tous les livres à terre. Elle n'allait pas tarder à marcher, d'après les lectures de Martin sur la motricité et ses propres observations, et le jeune homme avait hâte de voir ça.

Martin consulta son smartphone mais aucun appel ou message n'apparaissait sur l'écran. Aucun signe de vie de Johan. Il lui paraissait dingue de songer que, quelques heures auparavant, il était heureux, presque détendu malgré l'absence des enfants, et attendait avec impatience la soirée à deux qu'il avait prévu avec son amant. Il hésita à l'appeler lui-même, mais lâchement, renonça et remit son téléphone en poche. Sa boule au ventre menaçait de l'étouffer et il se sentait trop fragile et incertain pour encaisser les reproches, sans doute mérités, dont son compagnon allait l'accabler. Enfin, dans l'hypothèse optimiste où ils étaient encore ensemble... Et s'ils ne l'étaient plus, hé bien, il n'était pas pressé de le découvrir.

Martin avait beau se rejouer la scène, il ne voyait pas comment il aurait pu s'en tirer, comment il aurait pu défendre son petit ami sans dévoiler son secret. Mais d'un autre côté, il avait bien conscience d'avoir commis la pire des trahisons pour un homme gay. Il avait outé Johan sans lui donner la moindre chance de choisir son moment pour révéler sa vérité. Il se frotta les yeux et se laissa tomber sur le fauteuil capitonné qu'il avait chiné dans une brocante en compagnie de Johan quelques semaines plus tôt et qu'il adorait. Il était bientôt l'heure de dîner, mais il n'avait pas faim et ses neveux avaient eu droit à des biscuits au poste, donc ils pouvaient patienter. Entre la chaleur et le surplus d'émotions qui l'étouffait, Martin ne se sentait pas de préparer le repas, mais un tour au camion pizza serait vite fait lorsque les enfants se manifesteraient.

Gardant un œil sur Alice qui mettait le bazar en couinant de joie, Martin prit le temps de rédiger un long mail à son avocat, lui relatant les derniers événements. Il ignorait si cela jouerait pour, ou contre, sa demande de garde définitive, mais il laisserait l'homme de loi en juger. Comme le poids qui lui pesait sur la poitrine ne s'allégeait pas, et qu'il était à deux doigts de faire le con et de téléphoner à un Johan qui, clairement, n'avait aucune envie de lui parler, il finit par appuyer sur son clavier tactile, en quête de la seule personne susceptible de lui donner le réconfort dont il avait un besoin désespéré.

- Mon poussin! Je suis surpris que tu m'appelles. Tu n'es pas en train de roucouler avec ton bel ouvrier musclé ?

- Allo, Médée ?

Sa voix avait dû vaciller car son ami et agent passa immédiatement en mode mère poule surprotectrice, son timbre grimpant d'une demi-octave.

- Martin? Qu'est-ce qu'il se passe ? Les enfants vont bien?

- Ouais... Enfin ça va... Mais moi, euh... Ça va pas trop, non...

- Tu es malade ? Blessé ? C'est très grave? Attends j'appelle Jean Charles pour qu'il nous trouve un vol! Jean-Chaaaaarles! Jean-Chaaaarles !

Le jeune mannequin étouffa un rire tremblotant. Même dans son inquiétude sincère et sa préoccupation réelle à son égard, Amédée était un spectacle. Martin l'imaginait sans mal accroché à son smartphone, faisant des gestes de sémaphore angoissés pour commander à son mari stoïque de leur réserver des billets.

- Nan pas besoin, Médée. Ce n'est pas à ce point là.

- Alors c'est à quel point? Mais parle! Je me ronge les sangs, moi!

Martin serra les paupières, se ramassa sur lui-même dans le fauteuil comme une petite boule d'anxiété et de tristesse et déroula à son confident et soutien le plus précieux son horrible après-midi. Il lui raconta l'appel de la maréchaussée, le choc des accusations, le doute à peine effleuré, la colère, le soulagement en comprenant que rien n'allait en découler, puis, enfin, le désespoir ressenti face au mutisme et la fureur évidente de Johan à son égard.

- Il ne m'a même pas parlé, finit par souffler Martin, les larmes retenues depuis des heures ruisselant enfin librement sur ses joues. Il est passé là, juste devant moi et devant les enfants et il ne m'a rien dit. Pas un mot.

Amédée laissa échapper un grognement désapprobateur et un juron. Au bout du fil, il avait vécu chaque péripétie au diapason de sa personnalité expansive, hululant de rage ou s'étouffant d'indignation à intervalles réguliers. Mais lorsque Martin craqua complètement et se mit à sangloter, son timbre se radoucit, se faisant tendre et consolant.

- Mon petit cœur. Il était sans doute bouleversé. Tu imagines? Il a été accusé d'être un agresseur sexuel. Un pédophile ! Ce serait un choc horrible pour n'importe qui.

- Oui, je sais, gémit Martin sans parvenir à se retenir de hoqueter. Je ne lui en veux même pas. Mais si tu avais vu ses yeux... Il y avait de la haine à l'intérieur. De la haine contre moi.

- Je suis certain que tu exagères, tenta de modérer Amédée. Je te rappelle que j'ai passé plusieurs jours avec vous et je peux te garantir que ce n'est pas de la haine que j'ai vu Johan te manifester. Cet homme t'aime, Martin. Il doit être bouleversé, confus, en colère, perdu, mais il va te pardonner. Tu n'as rien fait de mal, tu sais.

- Mais je l'ai trahi!

- Pour lui sauver les fesses ! répliqua Amédée avec ferveur. Toute cette histoire n'est en rien de ta faute. Ces bullshit d'allégations ne viennent pas de toi, il n'a aucune raison de te les reprocher. Et quant à son coming-out, et bien, je t'accorde que c'est un peu plus brutal que préconisé, mais il aurait bien été obligé de le faire un jour ou l'autre. Et puis ça va, ce n'est pas comme si le département entier était au courant. Je suis certain que les flics s'en tamponnent complètement, de sa sexualité.

- Les gendarmes, corrigea Martin machinalement. Et oui, sans doute. Mais Johan est si... effrayé à ce sujet. À s'en rendre malade. Je ne comprends pas pourquoi c'est si difficile pour lui, sincèrement.

Un bruissement résonna à son oreille et une voix, plus grave et posée que celle d'Amédée, prit le relais. Martin savait que la manie de son ami d'enclencher le haut-parleur pour gigoter à son aise durant leurs conversations garantissait que Jean Charles entende chaque détail de leurs échanges, mais cela ne le dérangeait pas. Amédée n'avait aucun secret pour son mari de toute façon.

- Martin?

- Salut, Jean-Charles, souffla le jeune homme en s'essuyant les joues.

- Je suis désolé de ce qui vous arrive, à toi, à Johan et aux petits. Mais je suis d'accord avec Amédée, Johan va s'en remettre. Il faut lui laisser du temps. Et rien de tout ça n'est de ta faute.

- Sans moi, il n'aurait jamais été accusé de cette saloperie.

- Et sans toi, il serait seul et malheureux et pas en couple avec un mec génial.

Martin resta muet, pas convaincu à cet instant précis que Joha avait de la chance de l'avoir dans la vie. Au contraire, il était une vraie catastrophe qui avait soufflé l'existence bien ordonnée de l'entrepreneur. Son incrédulité devait être perceptible, car un soupir sourd résonna dans le combiné et Jean Charles reprit avec lenteur.

- En dehors de cette histoire hallucinante de gendarmes, je comprends un peu ce qu'il ressent, tu sais. J'ai grandi à Forsallier, moi aussi, et j'ai dû partir pour réussir à être qui j'étais. Tu es plus jeune, plus courageux, peut-être, mais je peux imaginer à quel point la pression sociale pèse sur les épaules de Johan comme elle a pesé sur les miennes durant des années. Et d'après mes souvenirs, sa famille n'est guère plus tolérante que la mienne ne l'était. Les petites villes sont agréables à vivre, conviviales et décontractées, je l'admets, mais elles ont aussi une manière bien à elles de modeler leurs habitants, et gare à ceux qui s'écartent du droit chemin. Mais Johan est plus courageux qu'il ne le pense et il va passer au-dessus de tout ça, j'en suis persuadé. Et comme te l'a dit Amédée, tu n'as rien fait de mal et aucune raison de te blâmer. Tu es quelqu'un d'incroyable, Martin, un gars fort, adorable et fiable, et je suis certain que Johan le sait.

Martin hocha la tête, s'accrochant à ces mots rassurants autant qu'il le pouvait. Jean-Charles avait probablement vu juste, Johan avait seulement paniqué. Mais il allait comprendre et lui pardonner, c'était obligé.

- Tu as raison. Je vais tenter de me calmer. Merci Jean-Charles.

- Avec plaisir. Je te repasse Amédée, il essaye de m'arracher le téléphone depuis dix minutes et il a des ongles sacrément longs et aiguisés. Aïe, tu me fais mal, chéri !

- Même pas vrai!

Martin gloussa, un peu rasséréné. Il écouta son meilleur ami le cajoler encore un moment, se vautrant dans sa tendresse apaisante, puis, se décida à envoyer un SMS à Johan pour lui demander comme il allait. Mais quand il se traîna au lit quelques heures plus tard, une fois gérés les pizzas et le coucher, tout le fragile réconfort transmis par ses amis avait disparu. Son SMS affichait lu, mais Johan n'avait pas répondu.

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