Chapitre 19

Des lèvres chaudes et humides contre les siennes, une langue douce et entreprenante, des mains fermes agrippées à ses hanches et un menton rugueux se frottant sur sa peau, Martin était au paradis des sens.

Au fond, très au fond de sa conscience, une petite lueur de lucidité s'étonnait toutefois, et s'interrogeait. Jusqu'il y à cinq minutes, le jeune homme aurait pu jurer que Johan n'était pas gay. Et voilà désormais qu'il l'embrassait avec un désespoir auquel Martin répondait avec férocité. Cela avait de quoi perturber et s'il n'avait pas été trop occupé à lutter pour le contrôle de l'étreinte, il s'en serait sans doute inquiété.

En dépit de son physique juvénile - bien que musclé, merci - qui le rangeait indubitablement dans le camps des minets, Martin n'avait pas une once de timidité ou soumission en lui en ce qui concernait le sexe et il répondait aux assauts du grand charpentier avec une fougue décomplexée. Et la petite voix perturbée finit par se retrouver noyée sous un flot de désir brut et réprimé qui maintenant qu'il était libéré, ne pouvait que croître et flamber.

À bout de souffle, Martin se dégagea et recula de quelques centimètres afin de reprendre sa respiration et calmer les battements de son cœur emballé. Il nota avec satisfaction l'aspect ravagé de son ami, joues carmin, mâchoire déjà abrasée et yeux noyés. Lui-même ne valait sans doute guère mieux et il sentait les irritations du bois râpeux contre ses épaules et bras dénudés. Mais rien à foutre, il chassa gêne et incertitude et replongea de plus belle dans le baiser, écartant les jambes et tirant sur les épaules de Johan pour l'inciter à le serrer d'encore plus près. Dans son pantalon recouvert de poussière, son érection palpitait douloureusement et il amorça un mouvement de hanches pour se soulager, rencontrant une dureté aussi proéminente que la sienne. Il geignit dans la bouche de Johan à ce contact et ce dernier gémit en retour, et il le sentit frissonner contre lui. L'odeur de sève du pin chauffé par le soleil se mêlait à celle de leur excitation réciproque et il inspira longuement, se gorgeant de phéromones, puis enfouit son visage dans le cou du charpentier à la recherche de la peau brûlante qu'il voulait lécher et mordre.

Un grésillement aigu et à demi étouffé parvint à ses oreilles mais il l'ignora, trop occupé à se repaître des sons rauques et moites de leur étreinte. Mais il fut suivi d'une nouvelle vibration et d'un cri impérieux et comprenant enfin de quoi il s'agissait, Martin reprit ses esprits et recula d'un bond, se cognant  douloureusement le crâne contre la paroi de bois brut tout juste assemblée.

- Merde, aïe, le babyphone!

Il repoussa Johan qui demeurait immobile, comme sonné, et se précipita à l'extérieur de la cabane. L'appareil resté sur une chaise de jardin clignotait frénétiquement et Martin s'en saisit, les mains tremblantes.

- Putain, Alice est réveillé.

Il se tourna vers Johan qui l'avait suivi et restait planté là, silencieux et penaud, et déclara précipitamment :

- Il faut que je...

- Vas-y...

Le timbre du grand brun était sourd et râpeux quand il l'interrompit et il se racla la gorge avant de répéter, sans oser le regarder.

- Vas-y, moi je vais retourner bosser sur les fenêtres.

- Mais...

Martin était déchiré. Les sanglots en provenance de la chambre de la petite fille montaient en intensité à travers l'appareil et il devait s'en occuper mais il ne voulait pas quitter Johan ainsi, pas alors que l'homme semblait aussi dévasté. Sa propre excitation retombait tristement, douchée par les pleurs du bébé et l'air perdu de Johan, mais ses traces perduraient, sentiment de joie et d'exaltation en arrière-plan de ses pensées. Putain, dans son quotidien monotone et usant, les cinq dernière minutes faisaient office d'oasis soudaine d'euphorie et il n'avait pas du tout envie d'y renoncer. Et de surcroît, il ne voulait pas abandonner Johan qui se tordait les doigts et paraissait à deux doigts de paniquer.

- On en parlera, le coupa Johan dans ses réflexions encombrées. 

Il désigna le babyphone du menton et ajouta :

- Va chercher Alice et on en parlera plus tard, c'est promis.

Martin hocha la tête, pas convaincu. Mais les cris du bébé menaçaient de se transformer en hurlements alors il tourna les talons et à pas rapides, se précipita vers la maison. 

- Je suis là ma puce, je suis là Alice malice délice. Coucou, mon cœur.

Engoncée dans sa turbulette légère, le bébé se tenait debout dans son lit à barreau, les poings serrés sur le rebord et le visage écarlate et affichait nettement sa contrariété. Il la sauva de sa prison molletonnée, la débarrassa de son vêtement trop chaud et serra contre lui le petit corps tiède de sommeil et humide des larmes versées. 

- Coucou mon petit chou. Je suis là. Tu as fait un bon gros dodo?

Elle babilla dans son cou en retour, lovée contre lui comme un adorable chaton à la tendresse alanguie. Il la berça quelques secondes sur sa poitrine, le cœur empli d'amour émerveillé pour son adorable nièce et la confiance qu'elle lui portait. Il humait son odeur de bébé et caressait ses boucles blondes lorsqu'elle se tendit contre lui et agita ses jambes roses et potelées de manière suspecte. Un gargouillis de mauvais augure retentit dans le calme de la chambre tamisée et il fronça les sourcils en l'écartant de son tee-shirt, suffisamment sale comme ça. L'odeur insoutenable qui monta jusqu'à ses narines confirma ses soupçons et il plissa le nez.

- Beurk petite fille, tu n'avais pas besoin de m'attendre pour faire ça.

Elle rigola en se tortillant de plus belle, diffusant les effluves largement, et en soupirant, il la porta jusqu'à la table à langer. En à peine quelques minutes, il était passé d'un des meilleurs baisers de sa jeune vie, mention excitation complète et chaleur torride, à éponger des selles molles et visqueuses sur un derrière de bébé tout en esquivant les tentatives d'évasion de sa nièce qui était dans une phase où elle n'appréciait plus du tout de se faire changer. Mais c'était là la vie qu'il avait choisi et il repoussa l'amertume qui le guettait en se raccrochant à la promesse de Johan qu'ils allaient pouvoir en parler.

Mais les astres étaient contre lui et lorsqu'il descendit dans le salon, Johan avait posé son pinceau et discutait vivement au téléphone. Il raccrocha en le voyant entrer dans la pièce et c'est avec une moue désolée et les yeux fuyants qu'il s'excusa.

- Je suis désolé, je dois partir tout de suite. C'était ma sœur,  l'école de mon neveu l'a appelé, il est malade, et elle m'a demandé d'aller le chercher. Elle est seule à son poste aujourd'hui alors c'est un peu compliqué.

- Pas de souci, je comprends.

Martin força un sourire pour dissimuler sa déception.

- Vas-y, on aura le temps de discuter demain. Les enfants malades sont toujours prioritaires, c'est normal.

Johan opina et se balança sur ses talons, les mains enfouies au fond de ses poches et l'image même de l'indécision. S'il avait été d'humeur à rigoler, Martin aurait souri de ce grand et costaud dadais à la mine penaude. Mais il était dépité et l'évitement évident de Johan, qui regardait partout sauf en sa direction, ne lui donnait pas envie de s'amuser. L'entrepreneur hésita encore une seconde puis se décidant à bouger, il ramassa rapidement ses affaires, pendant que Martin faisait sauter Alice sur sa hanche pour l'amuser et se dirigea vers la sortie avec un salut hâtif. Mais Martin n'en avait pas terminé. Il attendit que Johan soit sur le point de passer la porte et dans un élan d'honnêteté, il se lança, parce qu'il fallait bien qu'une chose soit dite :

- Johan?

- Oui?

- On discutera demain de ce qui s'est passé. Mais soyons clairs. Personnellement, je ne regrette pas une seconde ce baiser. Et s'il ne tient qu'à moi, je te garantie nous allons recommencer.

Et savourant cet uppercut qui avait fait chanceler son vis à vis sur le palier, il tourna le dos et partit en direction de la cuisine d'une démarche de prince. Et si ses fesses en profitaient pour légèrement se balancer, et bien, Johan n'était pas obligé de regarder.

Le lendemain, Martin vaqua à ses occupations quotidiennes avec automatisme. Alice avait pris la mauvaise habitude de le tirer du lit aux environs de six heures trente aussi, quand il fut l'heure de réveiller les jumeaux, il avait eu le temps de mettre la table du petit déjeuner, lancer une lessive, débarrasser le lave-vaisselle et nettoyer, une fois de plus, les toilettes du bas. Les nouvelles règles de participation des enfants étaient à peu près intégrées, après le rodage des premières semaines, et dans l'ensemble, il se sentait moins débordé et épuisé. En passant près de la chambre de Soan, Martin tapa fermement à la porte pour le tirer du lit, ignorant ses grommellements protestataires. Depuis son exclusion et le craquage émotionnel complet qui en avait résulté, l'adolescent faisait profil bas à l'école mais restait distant en famille. Martin, plus que jamais, se préoccupait de son état de santé de psychique et malgré ses protestations, il l'emmenait consulter un psychologue toutes les semaines, sans résultat probant pour le moment.

Lorsque Johan arriva enfin, sur les coups de neuf heures trente, Martin était sur le pied de guerre et l'attendait avec impatience. Après pas mal d'hésitations et de déambulations au hasard dans la maison, il avait porté son choix sur la cuisine, Alice installée sur le sol avec une montagne de cubes colorés, et feignait la désinvolture en sirotant son troisième café. Il inspira vivement en entendant la porte s'ouvrir, laissant entrer le cortège de senteurs herbacées matinales en provenance des collines toutes proches, et but une longue gorgée pour reprendre contenance. Il ne voulait pas effrayer Johan qui, d'après son comportement de la veille, avait tout de la biche effarouchée. Après quelques pas hésitants et le bruit sourd de son matériel sur le sol, le trentenaire passa la tête par le chambranle, lui sourit frileusement et murmura :

- Salut.

- Salut! 

Son timbre était parti dans les aigus et Martin rougit, avant de répéter d'un ton plus bas et composé.

- Salut. Tu s'assois avec moi? Je te sers un café?

- Euh. Je veux bien.

Le grand brun s'avança en traînant des pieds et s'installa prudemment devant le comptoir tout neuf qu'il avait lui-même installé. Il le caressa de la main et une lueur de fierté traversa son visage un peu crispé. Martin se sentit tout chose à cette vision adorable et se leva pour lui préparer son café, avant de reprendre place en face de lui.

- Tiens. Noir et long avec une cuillère de sucre.

- Exactement comme je l'aime, merci.

- Ben ouais, à force je me souviens de tes goûts. Encore que dernièrement, tu m'as un peu surpris.

Johan émit un hoquet incrédule et s'étouffa à moitié et Martin claqua sa main droite sur ses lèvres, regrettant ses paroles irréfléchies. Ils s'entreregardèrent, incertains, et ouvrirent la bouche au même moment, dans un flot de paroles contrites et désordonnées.

- Je suis vraiment désolé...

- Je ne voulais pas dire ça...

Ils se turent, à nouveau de concert. Martin pouffa devant leur bêtise et secoua la tête.

- OK, je vais recommencer. Désolé pour la mauvaise blague et je t'en prie pour les excuses, même si je ne sais pas pourquoi tu me les fais. J'espère juste que tu n'es pas désolé de m'avoir embrassé parce que je l'ai mentionné quand tu es parti, je ne suis pas contre l'idée de recommencer.

Johan piqua un fard et touilla son café dans lequel il paraissait vouloir plonger.

- Non. Je suis seulement désolé d'être part comme un voleur juste après. Après le baiser.

- Donc tu ne le regrettes pas?

- C'est un peu plus... compliqué que ça.

Il releva un regard inquiet vers Martin qui, la tête penchée, attendait patiemment, réfrénant son envie de lui tirer les vers du nez, et admit :

- Je suis tout au fond du placard, Martin.

- Alors tu es vraiment gay?

Johan grimaça, ce qui n'échappa pas au jeune mannequin et le fit préciser :

 - Je me suis interrogé. Tu aurais pu être bi, ou pan, ou autre. Par contre, le coup de l'hétéro curieux, je n'y ai jamais cru, désolé.

- Je ne suis pas hétéro. Du tout. Je suis... Je suis vraiment très gay.

- Et personne ne le sait? demanda Martin avec douceur.

- Seulement un ami. Mais ni ma sœur, ni le reste de ma famille, ni... personne, en fait.

Marton hocha la tête lentement, tentant de réfréner sa totale incrédulité et de l'empêcher de s'afficher sur son visage expressif. Évidemment, il n'était pas naïf et se doutait bien qu'aujourd'hui encore, de nombreux homos ne s'assumaient pas comme tels. Même avec le mariage gay depuis dix ans, les pride et les émissions de téléréalité gays, les mentalités restaient frileuses et la crainte de rejet une réalité familiale et sociale avec laquelle beaucoup de personnes queers devaient composer. Mais un tel refoulement, une telle censure de soi était tellement éloignée de sa conception de l'existence qu'il avait des difficultés à l'appréhender. Lui-même vivait comme gay assumé depuis sa majorité, quitte à rompre avec sa famille, et rien, ni personne, n'aurait pu le convaincre de se renier à ce point. Même s'il essayait très fort de ne pas juger Johan - qui contemplait la table comme pour y trouver le secret de l'existence - il ne comprenait pas ce choix de se cacher. D'autant moins provenant d'un adulte capable de subvenir à ses propres besoins, et pas en danger d'être molesté. Mais bon, ce n'était pas son problème, même s'il était furieusement curieux de comprendre comment Johan en était arrivé là, et surtout comment il le vivait. Ce n'était pas le sujet du jour et non plus celui qu'il avait besoin d'aborder,

- OK. Je resterai discret, dit-il à Johan pour le rassurer. Je n'avais pas l'intention de raconter à Mme Lapers que tu étais à deux doigts de me baiser dans la cabane de piscine, de toute façon.

Un rire étouffé le récompensa de son piètre trait d'esprit et Johan parut se détendre un peu.

- Oh non, pitié, d'autant que c'est la pire commère de Forsallier. Enfin, après ma sœur. C'est elle qui tient la palme, sans aucun doute possible.

- Je m'en rappellerai si je dois aller chez le médecin, le taquina Martin. Je resterai muet comme une carpe. Enfin, pour en revenir à notre petite aventure d'hier, tu as apprécié de m'embrasser?

- Je euh... oui. Beaucoup, avoua Johan devenu ponceau et de nouveau agité sur sa chaise. C'était un très bon baiser.

- Pour moi aussi, lui assura Martin, satisfait. Du coup... tu n'as pas envie de remettre ça, par hasard?

- Tu n'as pas compris ce que je t'ai dis? Je suis dans le placard, je ne peux pas avoir de petit-ami.

- Je ne te parle pas d'une relation.

Martin sourit en coin, mi-amusé mi-amer. Il tendit la main droite pour la déposer sur celle, crispée, de Johan puis fit un geste vague de la gauche pour désigner la cuisine pour une fois bien rangée, Alice toute calme et mignonne sur le sol et le couloir où l'on pouvait apercevoir le banc à chaussures sur le point de déborder.

- Je ne peux pas me permettre une relation non plus. Je n'ai pas le temps pour un petit-ami. Et pas l'espace mental non plus, pour être franc. Les enfants doivent rester ma priorité. Mais je t'apprécie, et avant que tu ne te mettes à m'éviter, il me semble que tu m'appréciais aussi.

- Je t'évitais uniquement parce que tu m'attirais, avoua Johan. Ces dernières semaines ont été plutôt difficiles pour moi, je ne savais pas comment gérer.

- Espèce d'enfoiré, je croyais que je t'avais fait peur à force de te mater! Je me suis senti très mal d'avoir effrayé le gentil hétéro qui devenais mon ami!

- Je suis désolé. Vraiment. Ce n'était pas sympa de ma part de te proposer de devenir ami et t'éviter ensuite. Je ne voulais pas te faire culpabiliser.

- Je ne comprenais plus rien et ça m'a vraiment fait chier... Mais puisque je sais désormais que c'est parce que tu me trouvais irrésistible, je suis prêt à te pardonner. Tu prendras note de mon indulgence, s'il te plaît.

Johan roula des yeux avec emphase et Martin rit doucement, ravi de ce retour inespérée de leur ancienne bonne entente. Au fond de lui, il se sentait un peu flatté, également. Après tout, ce n'est pas tous les jours que le mec de vos rêves mouillés vous avoue qu'il vous trouve hyper sexy, lui aussi. Et c'était de bonne augure pour la proposition qu'il s'apprêtait à formuler.

- Pour en revenir au fait, si on s'apprécie, qu'on aime s'embrasser, qu'on se juge mutuellement torride et que ni l'un ni l'autre ne cherche de petit ami, il y a une solution évidente, tu ne penses pas?

- Tu veux parler d'une relation genre sans engagement? Sexe friends?

Johan n'avait pas l'air emballé et il ajouta :

- J'ai déjà tenté le coup avec mon pote de Montpellier mais ça a plutôt mal tourné. Nous n'étions pas sur la même longueur d'onde concernant nos attentes respectives.

Martin écarta l'objection d'un geste et se pencha vers lui, enjôleur.

- Il n'y a aucune raison que ce soit pareil puisque nous n'avons aucune attente. J'ai juste envie... 

Il se mordit la lèvre, un peu fragile, et reprit :

- Non, j'ai besoin de quelque chose juste pour moi. De moments où je suis autre chose qu'un oncle et un parent. Et aussi, soyons clairs, le sexe me manque et je te trouve hyper canon. Et on s'entend bien, en prime, on rit ensemble, on discute. Et avec les travaux, tu as une bonne raison d'aller et venir ici, personne ne soupçonnera quoi que soit. Réfléchis-y, ce serait parfait. Toi et moi, sans pression, amis sous la couette et en dehors. Nul n'aura besoin d'être au courant. Est-ce que ça ne te paraît pas juste parfait? 

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