Chapitre 18

Le chantier arrivait à son terme et alors qu'il aurait dû s'en sentir soulagé, Johan se surprenait à ralentir ses gestes et à étaler sur ses journées les quelques tâches qu'il lui restait à achever. Ce n'était pas de la procrastination, se convainquait-il, juste le goût du travail bien fait. Mais jamais, depuis le début de sa carrière, coup de pinceau n'avait été aussi minutieux ni pose de carrelage si soigneux.

Johan était fier du travail accompli. Après un mois et demi de boulot, la maison était métamorphosée et n'avait plus rien à voir avec la bâtisse solide, mais morne, demeurée dans son jus, qu'il avait découverte lorsque Martin l'avait engagé. Les chambres étaient maintenant claires et confortables, la salle de bain du haut moderne et pratique et les couloirs, repeints de teintes claires, amenaient de la lumière. Le rez-de-chaussée avait été entièrement remodelé, également, les cloisons tombées et les pièces ouvertes. Le résultat en était un espace de vie spacieux et gai, parfaitement adapté à la vie quotidienne et mouvementée d'une famille nombreuse. La cuisine en particulier était aussi pratique que jolie, à un prix resserré, et Johan se fit un devoir d'en faire de nombreux clichés dont il se servirait pour convaincre de futurs clients de ses compétences. Quant au bureau encombré, il s'était transformé en une pièce cosy et chaleureuse aux tons boisés dans lequel l'entrepreneur imaginait parfaitement Martin se blottir avec ses neveux durant les jours les plus lugubre de la mauvaise saison. Oui, Johan était content de lui et de son œuvre et au lieu de traîner des pieds, il aurait dû se presser de boucler les quelques finitions qu'il lui restait et passer à autre chose. À un nouveau projet. 

Mais non, l'idée de quitter définitivement Martin et les enfants lui pesait sur l'estomac, comme un reste de repas mal digéré qui jouait sur sa productivité. Car s'il avait mis un peu de distance avec le jeune mannequin, poussé par un instinct de survie de plus en plus strident, il s'était à l'inverse rapproché de ses neveux avec qui il avait développé une relation amicale inattendue durant les dernières semaines. Non pas qu'il n'apprécie pas les enfants en général mais il n'avait jamais eu l'occasion de créer des liens avec ceux de ses clients, et la situation le prenait un peu au dépourvu. 

Tout avait commencé avec les jumeaux. Ces derniers, fascinés par les aménagements originaux de leur chambre à coucher, avaient rodé aux alentours pendant qu'il se chargeait des dernières touches, peinture, sécurisation du toboggan et pose des rembourrages moelleux et colorés sur les planchers de bois bien lissés. Martin avait bien sûr tenté de sévir et de les écarter, de crainte qu'ils ne le dérangent dans son travail, mais têtus comme deux petites mules mignonnes, ils n'avaient cessé de lui désobéir et se faufiler pour venir l'observer. Amusé par leurs yeux curieux et distrait par leur présence, Johan leur avait finalement tendu à chacun un pinceau et leur avait confié la mission de fignoler les petits coins où lui-même, en raison de sa carrure, avait parfois du mal à accéder. Cette activité nouvelle avait beaucoup plu aux bambins, Antonin en particulier. Impressionné, le petit garçon l'avait ensuite suivi tel un chiot avide d'apprendre à chaque fois qu'il le pouvait, souvent rejoint par sa jumelle aux yeux perçants. D'abord un peu gêné par cet intérêt enfantin, Johan s'en était ensuite amusé et n'avait pas protesté, s'assurant seulement de la sécurité de ses jeunes assistants. D'abord parce qu'il l'avait un peu cherché en étalant ses charges de travail au delà de ses horaires habituels, dans l'unique but inavoué d'apercevoir  des bribes de la vie de Martin. Mais aussi parce que le jeune oncle semblait heureux de voir ses neveux aussi intéressés et que ses yeux attendris et fiers apaisaient légèrement la culpabilité qui le tenaillait. Johan n'était pas fier de garder Martin à distance, d'autant que les sourires du jeune homme s'étaient fait plus rares et fragiles. Rendre heureux les deux enfants était donc une petite compensation, mais une qui apaisait sa conscience tourmentée.

Même s'il avait fallu lui courir un peu après, Soan avait aussi joué le jeu et opté pour la proposition initiale de l'entrepreneur et une magnifique mezzanine venait désormais agrémenter l'espace de l'adolescent. Il y manquait encore quelques meubles, d'après Johan, et peut-être une touche de personnalité mais avec un petit canapé et une table basse, Soan aurait l'antre rêvée de tout jeune de quinze ans. Il ne lui restait plus qu'à investir les lieux et Johan espérait que son petit apport allait l'y aider. Le trentenaire se rappelait avec tendresse de son propre refuge d'adolescent introverti, entre posters de groupes obscurs, dessins humoristiques découpés dans des magasines et chaussettes nauséabondes. La période n'avait pas été facile, tout comme elle ne l'était pas pour Soan, mais avoir bénéficié d'un lieu où il se sentait en sécurité avait un peu aidé. Peut-être en serait-il de même pour le jeune déraciné? 

Conscient que l'adolescent vivait des moments rudes, Johan avait fait l'effort de l'impliquer, passant au dessus de sa moue rébarbative et ses yeux vides. Il l'avait consulté sur les plans et les couleurs, interrogé sur ses préférences d'ameublement et avait même réussi à le faire travailler à ses côtés durant deux après-midi durant ses jours d'exclusion, spectacle inespéré qui avait rendu Martin à la limite de l'euphorie, d'après les immenses sourires qu'il avait arboré. Johan n'était ni sourd ni aveugle et les hurlements quotidiens entre le gosse et son tuteur lui rappelaient que tout n'était pas rose dans leur vie. Mais avec lui, Soan avait fini par se montrer presque avenant et intéressé et Johan avait décidé d'en profiter. Après son divorce, sa sœur avait souligné à plusieurs reprises l'importance pour les garçons d'avoir une représentation masculine et adulte saine et bienveillante et même s'il n'était que de passage au sein de la petite famille, il pouvait au moins accorder un peu de temps et d'attention au gamin perturbé. Après tout, son oncle avait fait de même pour lui à une époque où tout dans sa vie était aiguisé et blessant, cela lui coûtait peu de rendre la pareille au jeune homme en deuil.

Mais toutes les bonnes choses avaient une fin et même si la pensée de ne plus croiser Martin et ses neveux qu'en ville ou au supermarché lui fendait le cœur, Johan ne voyait guère d'autre alternative. Pas sans prendre le risque de succomber à l'attirance de plus en plus irrépressible que le jeune parisien suscitait chez lui et dont il ne parvenait décidemment pas à se délester.

L'entrepreneur en était là de ses réflexions moroses lorsque une voix incertaine figea son pinceau au dessus de l'encadrement de fenêtre quasi terminé qu'il s'entêtait à fignoler.

- Johan?

Il se retourna, un sourire forcé sur les lèvres.

- Ouais?

- Je suis désolé de te déranger mais euh... 

Martin émit un rire gêné.

- Je sais que ce n'est pas ton boulot mais je galère un peu avec l'abri de jardin. Je ne suis pas très doué et il faudrait être deux pour tenir la structure... Est-ce que tu pourrais me donner un coup de main? Je voudrais en profiter tant qu'Alice fait sa sieste. Je peux te payer en plus, bien sûr, c'est normal...

Johan déglutit difficilement, à deux doigts de se coller des claques devant la mine mal à l'aise qui le dévisageait. Il avait été si froid et distant avec Martin, avait tellement brouillé les signaux, que le jeune homme n'osait même plus lui demander un service banal, qu'il aurait rendu à n'importe lequel de ses voisins sans sourciller. Il se força à lisser les plis de son front et répondit, d'un ton le plus égal possible.

- Ne t'en fais pas pour ça, je vais t'aider. J'avais fini ici, de toutes façons.

Martin leva un sourcil sceptique devant le pinceau maculé de couleur mais ne commenta pas. Johan n'allait pas lui dire qu'il en était à la troisième couche et qu'il faisait durer les choses, dans la mesure où lui-même galérait déjà à se l'expliquer. Il suivit son commanditaire dans le jardin, appréciant au passage les évolutions du terrain jadis en friche. L'entreprise de paysagisme avait fait du bon boulot en tondant et élaguant les broussailles. Il manquait encore quelques fleurs dans les jardinières, et un nouveau salon de jardin plus élégant que celui en plastique jauni dégoté dans la remise branlante que Martin voulait remplacer, mais l'espace était dégagé et agréable, invitant à se promener sous le couvert des arbres désormais taillés. La piscine s'était totalement métamorphosée, retrouvant son charme luxueux d'antan, et était prête pour la mise en eau au meilleur moment, puisque juin arrivait. Sur sa droite, adossé à la haie et en place de l'ancien abri branlant que Martin avait fait retirer, un amoncellement de planches gisait sur le sol, piteux et Johan ne put s'empêcher de pouffer.

- Un petit coup de main, tu disais?

- Ouais, pardon. Un gros coup de main. Je ne m'en sors pas.

Martin contempla le désastre en grimaçant, mains sur ses hanches fines et lèvres plissées.

- J'ai essayé tout seul mais le cadre de la porte n'est pas droit et je n'arrive pas à le maintenir debout tout en positionnant les tasseaux. Et les plans sont bizarres, je trouve.

- Les plans sont bizarres ou tu ne sais pas lire un plan?

Martin lui retourna un coup d'œil faussement courroucé mais un pétillement amusé brillait dans ses prunelles.

- Je sais à peu près lire un plan. Je te ferais savoir que j'ai monté une étagère Ikea entière, une fois. Et je l'ai même fixé au mur tout seul. Avec une perceuse et tout.

Il se tapota le menton, feignant une arrogance surjouée.

- Bon, ok, elle n'était pas droite et mes livres en tombaient. Mais quand même, cela fait de moi un expert.

Il était si charmant à ironiser sur ses piètres capacités manuelles et avouer sans fard ses lacunes que Johan sentit une chaleur douce envahir sa poitrine, à mesure que l'attendrissement le prenait. Il ne put empêcher un gloussement peu viril de s'échapper de ses lèvres.

- Un maître es bricolage, je vois ça. Allez, Bob, viens donc me montrer tes talents!

Martin éclata de rire à l'évocation télévisuelle et lui décerna un clin d'œil coquin, écho de leur ancienne complicité, à peine ébauchée et déjà perdue par l'unique faute de Johan.

- Et pourtant c'est toi qui porte la ceinture. Mais ouais, je vais te montrer l'étendue de mon savoir-faire. Apprête-toi à être époustouflé!

En réalité, Martin ne s'en était pas trop mal tiré. Au dessus de la dalle de béton survivante de l'ancien appentis, il avait correctement débuté la structure carrée, respectant les angles et parvenant à positionner correctement les poutres verticales. Sans cette porte à construire à part et insérer dans la charpente, il aurait sans doute réussi son pari. Mais à défaut de gérer seul, au moins s'avéra-t-il un excellent contremaître, au grand plaisir de Johan. Il suivait les instructions à la lettre, comprenait rapidement les subtilités techniques et, en prime, y mettait du cœur, semble-t-il ravi d'ajouter la cabane en bois aux aménagements extérieurs. À travailler de concert tout en rivalisant de plaisanteries, l'ambiance s'était allégée et c'est sans même y songer que Johan se laissa à nouveau entraîner dans cette bonne entente qui les liait depuis leur toute première interaction. Parler avec Martin était facile. Rire avec Martin était facile. Et laisser son regard errer sur le petit cul bombé de Martin lorsqu'il se penchait pour ramasser un tournevis, sur la bande de peau dénudée entre son short en jean et son tee-shirt quand il levait les bras pour maintenir le chambranle, ou sur son biceps finement étiré quand il soulevait la poutre maîtresse était bien trop facile.

Depuis l'arrivée de Martin dans sa vie, Johan avait découvert avec mortification qu'il pouvait bander et travailler de concert et c'est avec une tension douloureuse dans l'entrejambe, heureusement bien comprimée par son Levis, qu'il arriva quasi au bout du montage de l'abri.

- Tiens-toi prêt, je te passe le toit. Attention, ça pèse !

Martin hocha la tête, essuyant son front mouillé de sueur sur son épaule, et se campa sur ses pieds, prêt à réceptionner la charge. Les muscles contractés sous les kilos de bois, Johan souleva sa partie au-dessus de sa tête et la fit glisser. Martin inspira vivement en réceptionnant la structure pré assemblée de son côté. La mâchoire crispée,m.sous l'effort, il tira à son tour pour déposer la charpente à la bonne place, dressé de toute sa hauteur et à bout de bras.

- Ok, un peu à droite. Encore, une vingtaine de centimètres, ok c'est bon. Lâche, c'est bon.

Martin gémit en relâchant sa prise et recula en soupirant. Concentré, Johan examina le résultat et hocha la tête.

- C'est bon, on y est. Nickel. Je vais visser immédiatement et il ne restera qu'à poser les planches du toit. Par contre, je vais aller chercher l'escabeau pour ça sinon on va clairement galérer.

Martin opina, à bout de souffle, et souleva son tee-shirt pour s'essuyer le visage qui ruisselait. Subjugué, Johan dut retenir un gémissement embarrassant devant les kilomètres de peau lisse et pâle qu'il dévoilait sans même y songer, mais que lui prenait tel un uppercut en plein dans l'estomac. Et en plein dans les couilles, pour être franc. Inconscient de son trouble, le jeune homme s'étira en grimaçant, faisant jouer ses muscles fins et tellement séduisants.

- Ouais, bonne idée, parce que là j'étais à la limite. Je ne peux pas rester autant de temps que toi les bras tendus au dessus de la tête. Je ne sais pas comment tu fais.

- L'habitude, répondit sobrement Johan. Mais tu t'en sors très bien, ne t'en fais pas.

- Merci à la salle de sport! Même si je n'y ai pas mis les pieds depuis un sacré bail.

- On ne dirait pas... marmonna Johan avant de préciser, rougissant. Que tu n'y vas plus, je veux dire. Comme je te disais, tu t'en sors très bien.

Martin lui dédia un sourire étincelant, à lui couper le souffle, et répondit avec enthousiasme :

- Merci c'est gentil. Ça me fait plaisir de contribuer à faire des choses pour la maison par moi-même, même si bien sûr c'est que dalle par rapport à ton travail.

- C'est mon travail, comme tu dis. Et tu n'en manques pas de ton côté, esquiva Johan.

Un peu perturbé par la situation et la proximité de Martin bien trop sexy dans ses vêtements élimés, Johan poussa la porte et faisant mine de vérifier leur œuvre, entra dans la cabane quasi achevée. À l'exception des poutres principales, le toit était encore à découvert mais avec les murs et la porte déjà montés, on pouvait se faire une bonne idée du résultat. Martin le suivit et referma le battant derrière lui, avant de faire un tour sur lui-même pour examiner les lieux étroits.

- C'est pas mal. Pas immense mais suffisant pour le bordel de la piscine. 

Il se sourit à lui-même en passant la main sur les murs légèrement rugueux.

- Les enfants ont repéré des bouées géantes au supermarché, l'autre jour. Je ne vais pas pouvoir échapper à une licorne et un flamant rose énormes, je pense. Pfou, ça m'a tué.

Cherchant le repos, inconscient de la sensualité de la pose, il appuya sa hanche à la cloison, le bassin cambré. Ses joues étaient rosies de l'effort et sa bouche empourprée par sa manie de la mordiller. Le tee-shirt bleu clair, rendu humide par leur activité intense, moulait sa poitrine délicatement marquée et son estomac plat. En dépit de son absence de toit, la cabane prenait des airs de refuge hors du temps, d'alcôve intime à la lumière légèrement tamisée. Serrés dans quatre petits mètres carrés, Johan ne pouvait échapper au bruit à peine rauque de la respiration de Martin, ni au parfum de sueur propre et de soleil qui se dégageait de lui. Johan avait lu des choses au sujet des phéromones et de leur effet sur les sens et si c'était vrai, il fallait croire que le parfum naturel de Martin avait été conçu pour lui. Créé spécialement pour le piéger. Johan aurait voulu se concentrer sur les murs, sur le plafond inachevé d'où filtrait la lumière de l'après-midi ou sur le sol de béton brut. Sur n'importe quoi, à part le jeune homme terriblement beau et parfait qui était là, juste à sa portée. Mais sa maîtrise avait des limites et il venait de les dépasser.

Incapable de les retenir, ses yeux dévorèrent les jambes fines dans le pantalon cintré. Ils se régalèrent des hanches aiguës, pile à la bonne taille pour ses mains larges, puis remontèrent le long du buste lisse que le mouvement de la respiration agitait. Ils s'arrêtent enfin sur les lèvres en cœur qu'il rêvait de dévorer. Sous son examen ardent, elles s'entrouvrirent et un léger bruit choqué s'en échappa. Alerté, Johan remonta son attention et tomba sur un regard choqué, des yeux verts incrédules qui le piégèrent sans qu'il ne soit plus capable de leur échapper. Sur le visage radieux du jeune mannequin, la stupeur se disputait à l'envie. Dans un geste incertain, Martin sortit à peine sa langue, la pointe rose humectant la lèvre inférieure et Johan craqua enfin. Il lui suffit d'un seul pas pour combler l'espace infime qui les séparait. Un pas pour presser ce corps élancé, cette pure tentation, contre la cloison brute à l'odeur de pin fraîchement coupé. D'un geste que l'empressement rendait maladroit, il saisit en coupe le menton pointu et le releva, le mettant juste à sa portée, et il planta son regard tourbillonnant de désir dans les yeux pers de celui qui le rendait fou depuis des mois. 

- Est-ce que je peux...

Le murmure rauque qu'il avait arraché de sa brume de désir ne parvint pas à son terme. Il fut écrasé par l'impact soudain et brûlant d'une bouche avide sur la sienne, d'un bassin empressé contre le sien et d'une main quémandeuse et solide sur sa nuque. Martin était sur lui. Martin l'embrassait comme un assoiffé embrasse la pluie et Johan ne put que lui céder, les raisons pour lesquelles il se retenait perdues une bonne fois pour toute dans les limbes de sa conscience que la luxure avait diluée.






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