Chapitre 17
C'est un rictus de convenance aux lèvres, les mains tremblantes et sa colère toujours bouillonnante que Martin franchit la porte peinte d'un bleu institutionnel et délavé qui abritait le bureau du Principal. Elle se referma dans un long grincement qui résonna dans le silence du collège désert et se termina sèchement dans un cliquetis définitif. Martin inspira amplement et ignorant le regard rempli de commisération de la secrétaire, dernier être humain présent dans les locaux, il tourna le dos à la bureaucratie scolaire dont il n'avait pas attendu grand chose, et qui ne l'avait guère surpris. L'humeur sombre, il longea le couloir déserté dont avaient disparu les rires et éclats de voix des enfants et où chacun de ses pas résonnait funestement, au diapason de son humeur. La fraicheur du soir le cueilli, accompagnée d'une bouffée d'air frais, et d'un pas éreinté, il traversa la cour entièrement bitumée qui relâchait la chaleur absorbée durant la journée. Les quelques platanes maigrichons et les haies de laurier palmes mal taillées, censés délimiter l'espace, peinaient à apporter de la fraicheur malgré l'heure tardive et Martin se fit amèrement la réflexion qu'en juin, les gamins allaient suffoquer. Lui-même se souvenait parfaitement de ces heures quasi estivale à suer dans des salles remplies d'ados avachis et transpirant, où les odeurs de déo ne parvenaient pas à couvrir les effluves d'hormones pubères. Certaines choses ne changent jamais, surtout dans l'éducation nationale. Néanmoins, il lui était étonnant de constater à quel point son expérience passée avait été différente de celle que vivait maintenant son neveu. Pour lui, et malgré sa conscience précoce de son identité sexuelle - qu'il s'était bien gardé d'afficher - le collège avait été un havre, un refuge face aux exigences paternelles. Sans jamais accéder au statut d'élève populaire, il s'y était fait son trou et y avait trouvé une paix royale, assez bon élève pour être bien vu des profs mais pas assez brillant pour y être pris pour cible. Suffisamment bien sapé pour être accepté, mais pas assez pour être envié. Il n'avait pas eu beaucoup d'amis mais suffisamment pour ne pas se sentir isolé et bon an mal an, il gardait un souvenir correct de ces années de transition adolescente. Et bien sûr, dans un environnement aussi multiculturel que la Seine-Saint-Denis, ses yeux en amandes n'avaient rien eu de particuliers. C'était un tout autre défi auquel son neveu était confronté et à son grand désespoir, Martin n'avait pas toutes les clés pour l'aider.
En l'absence des bus scolaires et véhicules de parents venus chercher leur progéniture, le parking était désert et son SUV garé en plein milieu ne gênait personne. Martin s'y haussa avec lassitude, la fatigue collée aux os, et hésita à démarrer. Mais il avait besoin d'une pause, histoire de digérer l'entrevue tendue, et il n'y avait pas d'urgence. Les enfants étaient avec Mme Lapers, qui s'était fait une joie de le dépanner et devait leur faire à diner. Il s'avachit sur le siège et dégaina son portable, sachant exactement à qui il voulait parler. Il avait tenu Amédée au courant de ses démêlés des jours derniers aussi la tonalité ne sonna qu'une fois avant son ami ne décroche.
- Alors?
La voix pleine d'inquiétude et de tendresse d'Amédée fit du bien au jeune oncle. Certes, il était seul dans sa mission éducative, et loin de ses proches, mais au moins, il disposait du meilleur des soutiens moral et ça, c'était déjà bien. Il secoua la tête, même si Amédée ne pouvait pas le voir, souffla, dépité:
- Alors c'est la merde...
- Comment ça, c'est la merde ? Ils ne vont rien faire ?
Le timbre d'Amédée s'était fait strident et Martin imagina aisément son ami rouge de colère, à deux doigts de partir dans une colère féroce qu'une drag-queen offusquée n'aurait pas renié.
- Si si, quand même. Ils ont dit que les gamins concernés allaient être convoqués et punis. Et je les crois, le Principal avait l'air outré en apprenant les insultes qu'il s'était pris dans la gueule. Mais en revanche, l'exclusion de Soan ne sera pas levée et il devra faire un maximum d'heures de colles jusqu'à la fin de l'année. La violence n'est pas une solution, et bla bla...
- C'est dégueulasse, cracha Amédée. Cette bande d'abrutis ne sert à rien, putain.
- Le problème... Le problème c'est qu'apparemment, Soan s'est bien gardé de mentionner quelques détails qui ne jouaient pas en sa faveur. Ce petit con n'a rien fait depuis son arrivée pour s'attirer les bonnes grâces de quiconque, qu'il s'agisse des adultes ou de ses camarades de classe. Son prof principal et la CPE étaient présents également au rendez-vous et d'après eux, il accumule les conneries depuis le premier jour, même si tout n'a pas été reporté sur le carnet. Il est insolent et sarcastique avec les adultes, il envoit chier les gamins, et globalement il a traité tout le monde comme de la merde. Alors soyons clair, ça n'excuse en rien les insultes racistes et le harcèlement subi et je l'ai crié haut et fort durant l'entretien mais la situation est loin d'être blanche ou noire, en réalité. Lui ne s'est pas gêné pour insulter les locaux de consanguins, bouseux et autres joyeusetés...
Martin soupira et renversa sa tête en arrière contre le dossier.
- Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire de ce gamin.
- Je suis désolé... compatit Amédée. Si je pouvais faire quelque chose pour toi...
Martin hésita un instant, éclaircissant les pensées qui l'avaient traversé depuis sa longue et piteuse discussion avec son neveu. Au milieu des pleurs et de sa douleur aigue, Soan avait lâché une petit bombe auquel Martin ne s'était pas attendu. Si sur le coup il en était resté sur le cul et n'avait pas réagi, il avait eu le temps d'y songer et y voyait maintenant une piste qu'il avait bien l'intention d'explorer.
- Peut-être que tu peux. Enfin, c'est peut-être une idée à la con, je veux bien ton avis, d'ailleurs...
- Bien sûr, tout ce que tu veux. C'est à quel sujet?
- Au sujet de son père.
- Hein? Quel père?
- Ben, son géniteur quoi. Ou justement, son absence de père. Hier, Soan était hors de lui. Je crois que c'est la première fois que je le vois dans cet état mais au moins, il m'a parlé. Il a pleuré, puis s'est énervé, puis a pleuré de nouveau. Et à un moment, il m'a lâché que c'était facile de le traiter de bâtard vu que bon, il n'a aucun père déclaré. Je ne m'y attendais franchement pas.
Amédée émit un petit bruit compatissant au bout de la ligne et Martin poursuivit, encore un peu sous le choc de cette faille douloureuse qu'il n'avait jamais soupçonné chez l'ainé de ses neveux:
- Il a aussi dit que maintenant que sa mère était morte, il ne saurait jamais. Il ne saurait jamais qui était son père.
-Mais elle ne lui en a jamais parlé? s'étonna Amédée. Ta sœur ne lui a jamais rien dit?
- Je pensais que si. J'étais persuadé que si, putain, mais apparemment, ce n'est pas le cas. Et Soan n'a jamais osé lui demandé quoi que ce soit. C'était un peu confus mais d'après ce que j'ai compris, il pensait à le faire. Il y pensait depuis un bon bout de temps mais attendait le bon moment. Il avait peur de lui faire de la peine, ne voulait pas qu'elle le prenne mal ou insinuer que Thomas n'était pas comme un père pour lui. Sauf qu'elle et morte avant. Et maintenant, en plus de son deuil et de tout le bordel qu'il a à gérer, il a l'impression qu'une porte s'est refermée et qu'elle ne s'ouvrira plus jamais. Il est en colère contre ma sœur pour être morte, pour l'avoir laissé, pour en avoir fait un secret, et il culpabilise d'être en colère, au passage. Et en prime, il s'imagine les pires options possibles concernant sa naissance... Alors cette histoire au collège, ça a été la goutte d'eau, si tu peux imaginer.
- Mais quel merdier, gémit Amédée. Il faut vraiment que tu le foutes en thérapie, ce gamin.
- Tu m'é-ton-nes. Je lui en ai parlé. Il est contre, sans aucune surprise, mais je ne vais pas lui laisser le choix. J'ai pris les coordonnées d'un psy que le prof principal m'a conseillé et je calerai un rendez-vous dès demain.
- Excellente idée, marmonna son ami. Mais du coup, qu'est-ce que tu voulais me demander.
Martin plissa le front, un peu incertain.
- Le truc... Enfin, je peux me planter complètement. Mais le truc c'est que moi, je pense savoir qui est le père de Soan.
- Quoi? stridula Amédée, sa voix grimpant dans les aigus. Et pourquoi je ne le savais pas?
- Mais parce que jusqu'à aujourd'hui ça n'a jamais été un sujet. Ce n'était pas du tout sur mon radar! Quand Delphine est tombée enceinte, j'étais un gamin, aussi égocentrique que tous les mômes, et je n'étais pas du genre à creuser la question. Mon père la harcelait pour savoir et elle l'avait envoyé chier donc je n'ai rien dis et rien demandé. Ensuite, elle est partie de la maison avec son bébé et je n'ai pas vu ma sœur et Soan durant des années. Et lorsque je les ai retrouvé, tout paraissait aller très bien. Soan était autant épanoui qu'un gamin puisse l'être, il paraissait très heureux avec elle et Thomas, c'est tout. Ce n'est pas comme si elle ma sœur me confiait tout, nous étions en train de rebâtir notre relation, je te rappelle. Honnêtement, je n'ai jamais imaginé qu'elle avait dissimulé l'identité de son père à Soan, ni qu'il en était tracassé. Peut-être que c'était évident mais ça ne l'est jamais venu à l'esprit.
- Mais quel merdier, répéta Amédée. Je ne veux pas dire du mal de ta sœur, mais ce n'était pas sa plus brillante idée.
- Ouais, soupira Martin. Je suis assez d'accord avec toi.
Son cœur se serra de tristesse en se remémorant la gamine brune aux yeux perçants, digne mère de Leslie, qu'il regardait avec admiration. Puis l'adolescente rebelle et droite dans ses bottes, face à l'inquisition parentale, qu'il avait envié quand lui-même pliait et restait discret. Puis, la femme stable et heureuse, protectrice envers ses enfants et prête à lui faire une place dans leur vie. Ils avaient perdu tellement de temps, tous les deux. Lorsqu'il l'avait retrouvé, Delphine paraissait assumer tous ses choix, même les plus équivoques, et évoquait sa période plus sombre avec un détachement qui lui avait laissé penser qu'aucune plaie n'avait été laissée à suppurer. Mais c'était faux et désormais, c'était à lui d'en assumer les implications envers le jeune homme torturé qu'il devait aimer et protéger.
- Je ne saurai jamais pourquoi elle a gardé cette information, reprit-il. Je suppose juste qu'elle croyait bien faire. Mais les choses ont changé et peut-être que je peux au moins aider Soan à dépasser cette angoisse là, vu que je ne sers à rien pour le reste.
- Ne dis donc pas de conneries, tu es un oncle génial. C'est le contexte qui est pourri et toi, tu fais de ton mieux.
- Disons que certains jours, ça ne parait pas suffisant. Enfin bref, il faut que j'arrête avec cette petite fête de la pitié, ça ne nous mènera pas loin. Pour en revenir au sujet, je pense que j'ai peut-être la possibilité de retrouver le géniteur de mon neveu. Jean-Charles est toujours en contact avec son pote détective privé?
- Ahmed? Oui, il le croise de temps en temps. Il connait surtout sa femme, comme tu sais, vu qu'elle est régulièrement éclairagiste sur les plateaux où il bosse. Mais il apprécie son mari aussi. Tu veux le brancher sur ton affaire?
- Ca pourrait être une bonne idée, non? Si ça peut soulager un peu Soan. Je ne m'attends pas un miracle non plus, mais on en sait jamais.
- Ce n'est pas idiot, en effet. Surtout si tu as quelques souvenirs concrets à lui donner.
Martin plissa le front et laissa son regard errer sur la silhouette sombre des cyprès et des ifs bordant le parking plongé dans la nuit. Il n'avait pas allumé les phares et cette petite bulle de calme et d'obscurité, en plus de la voix de son meilleur ami, l'apaisait.
- Ca reste assez flou mais je me souviens de deux, trois choses. Delphine trainait beaucoup avec des gamins de la tour HLM juste à côté et ça rendait papa barjot, alors ça m'a marqué. Et je peux me tromper, mais à un moment, je crois qu'elle aimait bien un ado en particulier. Un beau garçon de la cité qui jouait au foot dans le club juste à côté. Elle l'avait ramené à la maison une fois ou deux, avant le retour du travail de nos parents, et m'avait fait jurer de garder le secret.
Il réprima un sourire amusé à ce souvenir.
- Elle m'avait donné un malabar pour que je me taise. Je l'avais taquiné en disant qu'elle était amoureuse et elle avait rigolé en disant que c'était juste un pote. Je m'en souviens parce qu'à l'époque, l'ambiance était pourrie à la maison. Elle passait son temps à s'engueuler avec papa et elle ne riait plus beaucoup. Alors j'avais été content de la voir de bonne humeur, pour une fois, et qu'elle fasse de moi son complice. Et en plus, je me rappelle que je l'avais trouvé très beau, le fameux copain. J'avais bafouillé comme jamais.
Amédée gloussa.
- Oh oui, je me souviens de ça. La joie des vapeurs pré-adolescentes et des joues toutes roses.
- Exactement. Et de ce petit creux dans le ventre sans comprendre pourquoi quand tu croises un beau mec...
- Parle pour toi, mon chéri. Je savais exactement pourquoi. Ce n'est pas comme si j'avais jamais été attiré par la moindre donzelle. Tu te rappelles de son nom, à ce gars? Tu es certain que c'est lui le père?
- Non et non, mais c'est ma meilleure hypothèse. J'ai son adresse approximative, son âge, et le nom du club où il jouait. Je me souviens aussi un peu de sa famille, il avait deux frangins plus jeunes que lui je crois. Tu penses que ça suffira?
Martin claqua sa langue en signe d'ignorance.
- No idea, mais Ahmed saura. Je demande son numéro à mon cher et tendre et je te l'envoi, pronto!
Martin le remercie avec effusion et badina encore quelques minutes, heureux de cette parenthèse légère. Et même si rien n'était encore réglé, c'est le cœur un peu plus léger qu'il démarra la voiture et dévala la pente qui le ramenait chez lui, auprès de ceux qu'il aimait.
La cuisine était bruyante et agréablement parfumée lorsqu'il poussa la porte de sa demeure. Le seul créneau de rencontre donné par les institutions scolaires était en soirée et sans la gentillesse de Mme Lapers, il aurait du reporter. Martin sourit devant le spectacle adorable qui s'offrait à lui et une envie pressante de presser la petite et rondouillarde sexagénaire contre son torse le saisit. Dans la cuisine désormais moderne et spacieuse, brillamment éclairée, les enfants étaient attablés et c'est de la joie et des rires qui résonnaient. Et aux moustaches brunes qui ornaient l'ensemble des minois et qui firent rire le jeune oncle, il n'était pas difficile de comprendre l'origine de cette bonne humeur juvénile.
- De la mousse au chocolat? s'exclama Martin gaiement. Mais c'est la fête! Mme Lapers, vous les avez gâtés!
- Ohlala mais c'est bien mérité, pensez-donc. Ils sont si mignons vos petits anges. Ils ont été a-do-ra-bles! Des chérubins, je vous le garantie vrai de vrai ! Ils ont fait toutes leurs corvées, les devoirs, tout comme vous aviez demandé. Bon, je dois vous avouer qu'on a regardé un petit dessin animé. Mais enfin, un tout petit. Et après les devoirs, promis! Comme je dis toujours, après le travail, il faut penser à s'amuser. Et profiter, surtout. Parce qu'on ne sait jamais où la vie doit vous mener.
Elle gloussa, ressemblant plus que jamais à une poule maternelle aux plumes bien lissées.
- Enfin, ce soir elle nous a mené au diner. Et à la mousse au chocolat. Sans me vanter, je fais la meilleure de la ville. Du département même! Vous pouvez demander à tout le monde, n'importe qui vous le dira. En matière de desserts, c'est à Jacqueline qu'il faut demander. Enfin, sauf les macarons. Je ne sais pas pourquoi, mais ils sont toujours un peu plats, c'est un vrai mystère, peuchère. Enfin, je parle je parle mais je vais y aller. Mais c'était vraiment un plaisir, n'hésitez pas à me redemander! Ca me fait bien plaisir à moi, de profiter de cette belle jeunesse. Et appelez-moi par mon prénom, voyons, je vous l'ai déjà dit un millier de fois!
Elle ébouriffa gaiement les cheveux de Leslie, encore bien tressés malgré sa longue journée et attrapa sa veste légère. Martin s'amusa de la mine offusquée de sa nièce, bien cachée derrière son bol de mousse, face à cette privauté. La gamine ne protesta pas néanmoins, confirmant que le sucre restait encore et toujours le plus droit chemin vers le cœur des enfants. Puis Mme Lapers - Jacqueline, donc - dandina son postérieur bien rond vers chaque enfant pour l'embrasser bruyamment. Antonin lui tendit plaisamment la joue et arborait un sourire béat et Alice gigota et couina de joie, bébé heureux dans sa chaise haute. Les petits étaient évidemment ravis de leur soirée et même Soan ne rechigna pas au baiser. L'adolescent avait l'air plus détendu que lorsque son oncle était parti, même s'il lui glissait des regards inquiets à travers la pièce, et cette constatation lui fit plaisir. Martin n'était pas particulièrement content du comportement de son neveu mais souhaitait avant tout son bonheur et chaque miette de paix était précieuse. Si Mme Lapers faisait du bien à la fratrie, il n'allait pas se priver de solliciter plus régulièrement la jeune retraitée, puisque de toute évidence chaque partie en était ravie. Il la remercia avec effusion une fois de plus et se laissa tomber à table, un peu rasséréné. Une nouvelle discussion avec son neveu l'attendait, certes, mais dans élan d'optimisme, Martin décida avec résolution que cela patienterait un peu. Après tout, un grand bol de mousse à la gourmandise irrésistible passait en premier.
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