Chapitre 13
C'est avec un petit soubresaut au cœur que Martin sortit de la route départementale et s'engagea sur l'allée de gravier qui le ramenait chez lui. Chez lui. Le concept était étrange mais plutôt agréable, maintenant qu'il commençait à se faire à l'idée qu'il vivait ici, pour de vrai. Au fur et à mesure que les travaux avançaient, que les cartons se vidaient et que la vieille demeure s'emplissait des rires et des cris des enfants, une sensation chaleureuse s'installait dans sa poitrine, un sentiment d'appartenance à un lieu que Martin éprouvait pour la toute première fois. La maison de ses parents avait été le toit sous lequel il dormait et se nourrissait, un refuge précaire, dans ses meilleurs moments d'enfance, et l'épicentre de ses angoisses et ses tensions, dans ses pires. Peut-être, à une époque lointaine, s'était-il senti chez lui et à sa place dans le modeste pavillon de banlieue parisienne mais cette période était si loin et estompée que rien dans sa mémoire ne l'y ramenait. Sa collocation parisienne, ensuite, avait été un lieu agréable où dormir et se reposer mais en rien un foyer. Cette impression de rentrer chez lui, là où résidait son cœur, était nouvelle mais douce et moelleuse et c'est le sourire aux lèvres que le jeune homme s'extirpa de son véhicule démesuré et attrapa sa valise pour regagner la demeure vétuste, mais accueillante, qui l'attendait.
Une musique lointaine, des coups sourds et répétés et une odeur de peinture fraîche l'accueillirent une fois la porte franchie. Il jeta sa valise dans un coin de la cuisine, toujours aussi laide mais qu'il avait espoir de rapidement voir s'améliorer, et c'est au son des impacts étouffés qu'il se guida pour retrouver Johan qui logiquement, travaillait sur la chambre des jumeaux. Il gravit l'escalier avec enthousiasme, le pouls légèrement accéléré pour des raisons qu'il refusait soigneusement d'examiner. Mais une fois arrivé à l'embrasure de la chambre des enfants, il stoppa net, les paupières dessillées et incapable de croire ce qu'il avait sous les yeux. Il dut hoqueter ou faire un bruit car coupé dans son martelage et surpris par son arrivée soudaine, Johan se retourna d'un bond, marteau à la main et vêtu d'un tee-shirt élimé et d'un vieux short. Son visage, luisant de sueur, se colora d'un rouge profond alors qu'il ouvrait la bouche mais sans en sortir un son. Les deux hommes se figèrent sans un mot, le silence seul troublé par le vieux tube qui continuait de chantonner dans la radio. Martin, incrédule, détaillait sans y croire les modifications incroyables, et non sollicitées, qui avaient transformé la chambre en son absence, la métamorphosant de pièce spacieuse et lumineuse, mais banale, en château de conte de fées. C'était... Incroyable. Spectaculaire. Un paradis pour enfants. Un rêve éveillé.
Sur les murs originellement nus et sur lesquels une première sous-couche blanche avait été appliquée, deux auvents avaient été bâtis, petits toits adorablement sculptés destinés à accueillir les lits de chaque enfant dans leurs alcôves protégées. Deux passerelles de bois bien sécurisées en partaient et serpentaient désormais au-dessus de chaque couchage. Elles se rejoignaient à deux mètres du sol sur une plate-forme centrale, dont la forme, clairement évocatrice d'une cabane perchée, était le rêve de Robinson de chaque petit enfant, garçon ou fille. La maisonnette suspendue n'était pas achevée mais sa structure délicate était visible, chaque planche soigneusement poncée dessinant un magnifique refuge, espace de jeu interdit aux adultes et lieu idéal de secrets et de conspirations juvéniles. C'était merveilleux et incroyablement bien réalisé et Martin, sous le choc, se retourna vers Johan, incapable de parler. Le grand entrepreneur arborait le visage embêté d'un gamin pris la main dans le sac. Il se tortillait sur ses pieds, les joues en feu, mais finit par lâcher très vite.
- Je vais ajouter un toboggan. Pour descendre de la cabane, je veux dire. Et une corde pendue, si tu penses que ce n'est pas trop dangereux. Ou une balançoire, peut-être? Je voulais te demander ton avis avant... Euh...
Martin cherchait ses mots, abasourdi. Johan rougit encore un peu et accéléra son débit, bafouillant de plus belle.
- Ce n'est pas terminé alors si tu penses que c'est une mauvaise idée, je peux encore tout enlever. Tu n'aimes pas? Je n'aurais sans doute pas dû me lancer sans te demander avant, je suis désolé, je pensais juste que ce serait une jolie surprise. Je me suis planté, je suis désolé.
Il amorça un geste d'excuse gêné, les traits décomposés, mais Martin fit un pas un avant et interrompit son mouvement en posant une main tremblante sur son bras dénudé.
- Tu veux rire! C'est... dingue! Mais dingue dans le bon sens! C'est magnifique, putain! Comment as-tu réussi à faire tout ça en seulement trois jours?
- Oh euh, j'ai demandé un coup de main à mon oncle à la retraite, il m'aide parfois sur les gros chantiers. Gratuitement, hein, c'est un cadeau! Il a passé deux jours avec moi pour faire le plus gros. Ça lui fait plaisir de sortir de chez lui et de se bouger un peu. J'ai fait ça en plus de mes heures de chantier normales, bien sûr. Je veux dire, tu n'as rien demandé alors je ne te le compterai pas sur la facture finale, ça n'a rien à voir.
Martin pivota, époustouflé.
- Quoi? Tu as fait ça gratuitement? Mais attends, c'est trop! Ça a dû te prendre des heures et des heures! Et je ne sais pas combien les matériaux ont coûté mais je veux te rembourser, c'est juste normal!
Johan secoua la tête avec vigueur.
- J'avais déjà le matos à la maison et mon temps, j'en fais ce que j'en veux. C'est un cadeau, répéta-t-il. Je voulais faire un geste pour les enfants, pour leur faire plaisir, et pour toi. On pourrait dire que c'est un présent de bienvenue dans ta nouvelle région?
Il tapota maladroitement la main de Martin, toujours agrippé à son biceps.
- Ça m'a vraiment fait plaisir. J'aime beaucoup ce genre de boulot et j'ai rarement l'occasion de m'y coller. Et il me reste encore du bois, au fait. Si Soan en a envie, je pourrais lui faire une belle mezzanine à lui aussi. Je suppose que la cabane perchée, il est un peu trop vieux pour apprécier.
Il grimaça et se gratta le nez.
- Je me suis dit qu'il valait mieux lui demander son avis d'abord, contrairement aux petits.
Plus ému qu'il ne voulait le laisser paraître, Martin étouffa un rire tremblant à l'évocation de son neveu grognon et rebelle.
- Ouais, il serait capable de nous le reprocher ensuite. Les ados, je te jure...
Il secoua la tête, encore sous le choc de l'initiative et des efforts de Johan.
- Juste... Putain, merci. C'est incroyable d'avoir fait ça pour nous. Je ne sais même pas comment te dire à quel point je trouve ça dingue, et génial, et juste... Whaou !
Martin sentit le bras de Johan se tendre sous ses doigts crispés d'émotion. Sa peau était douce sous la sienne, délicatement bronzée et humide du travail physique effectué. Pris dans un élan de tendresse et de reconnaissance irrépressible, momentanément indifférent à l'idée d'effrayer l'homme hétéro - et peut-être mal à l'aise - qu'il collait, Martin se tourna et maladroitement, il enlaça la silhouette large qui le surplombait. Le corps musclé se raidit sous son étreinte, sans doute malvenue, et il allait reculer lorsque les bras musclés bougèrent et se refermèrent dans son dos. Le grand menuisier lui entoura les épaules l'espace d'un instant et d'une voix rendue bourrue par la gêne, il marmonna au dessus de sa nuque :
- Ça m'a fait vraiment plaisir. J'ai hyper hâte de voir la tête de Leslie et Antonin, pour tout te dire.
Martin hocha la tête avec enthousiasme. Il pouvait déjà s'y voir, lui aussi. Soucieux de ne pas embarrasser son ami, Martin recula d'un pas, un peu à contrecœur, gardant dans ses narines la fragrance de bois juste coupé, de sueur propre et de lessive de son bienfaiteur et dans sa mémoire musculaire le regret d'un corps ferme et musclé. Un long frémissement parcourut son échine sous la perte de ce contact amical, mais peut-être un peu trop intime pour ses nerfs affutés, et il repoussa son trouble. Aucune ambiguïté n'existait ailleurs que dans sa tête, il ferait bien de s'en rappeler. Mais ce n'était pas grave et cela n'entamait en rien son allégresse. Il sourit de toutes ses dents, l'estomac bouillonnant d'une joie toute neuve et se retourna pour admirer une fois de plus la construction en cours.
- Ils vont être tellement contents. Ça va être la meilleure surprise du monde. Est-ce que je peux t'aider à terminer? J'ai dix jours devant moi pour participer aux travaux et franchement, j'ai hâte de m'y coller!
Johan rit et pencha la tête avec malice.
- Tu changeras sans doute d'avis dans quelques jours. D'après mon oncle, je suis un chef de chantier particulièrement pénible. D'un autre côté, c'est lui qui m'a tout appris alors il ne peut s'en prendre qu'à lui-même.
- Je suis certain que je vais survivre, rétorqua Martin, enjoué. Je ne sais pas si je suis très doué de mes mains, mais j'apprends vite, tout le monde me l'a toujours dit. Surtout quand je suis motivé!
Et motivé, Martin l'était carrément. Les jours suivants son retour à Forsallier, le jeune homme, provisoirement débarrassé de la logistique et la fatigue afférente à l'éducation de quatre enfants, s'investit à fond dans l'aménagement de sa nouvelle demeure. Après avoir admiré Johan terminer la fixation de la cabane et le montage du toboggan qui la desservait, il se chargea lui-même des finitions, ponçage soigneux et vernissage, pendant que l'entrepreneur terminait la peinture de la chambre dans les tons demandés par les deux bambins. Le rendu final était à couper le souffle et Martin était certain que ses neveux allaient l'adorer. Johan enchaîna ensuite avec les espaces d'Alice et de Soan et Martin, lui, s'attaqua au rez-de-chaussée. Il entreprit avec vigueur de nettoyer et aménager les pièces de séjour sur lesquelles l'entrepreneur avait avancé les semaines précédentes. Le rendu en était parfait, à son avis. La cloison tombée et les meubles encombrants retirés révélaient un espace spacieux et lumineux qu'une couche murale de blanc cassé venait encore éclairer. Johan avait unifié le sol entre les anciens espaces par quelques lattes de parquet ancien, seuls marqueurs tangibles de la démarcation précédente entre le bureau et le salon. Le résultat en était un équilibre parfait entre l'histoire de la maison, toujours visible dans le sol de tomettes rouge et les poutres apparentes repeintes, et la modernité des tons clairs employés. Il prit un grand plaisir à repositionner les meubles qu'il avait décidé de garder et ceux qu'il avait commandé à Ikéa. Le grand canapé gris foncé, en particulier, lui plaisait beaucoup et il s'imaginait sans difficulté y passer des soirées paisibles à lire ou papoter avec les enfants. Rempli d'énergie, Martin entreprit également de trier les livres de la petite bibliothèque, faisant de la place à grands renforts d'allers-retours au magasin Emmaüs le plus proche. Sous les conseils avisés de Johan, qui le supervisait depuis l'étage et l'abreuvait de conseils avisés, il ponça et lazura le chêne clair qu'il découvrit sous les couches de vernis passé. C'était la première fois que Martin était amené à travailler ainsi de ses mains et malgré une petite appréhension, et pas mal de courbatures, il appréciait carrément l'expérience. Voir peu à peu la maison se transformer était une source d'émerveillement sans cesse renouvelée.
De plus, le jeune homme admettait coupablement qu'une partie de son plaisir provenait aussi de la présence plus ou moins continuelle de Johan à ses cotés. S'ils n'étaient pas toujours dans la même pièce, ils se retrouvaient régulièrement pour débriefer leurs avancées respectives, s'accorder sur les méthodes de travail et le calendrier mais aussi, profiter de nombreuses pauses bien méritées. Au fur et à mesure de leurs échanges, le bas-alpin réservé révélait un humour mordant que Martin appréciait grandement, surtout associé à l'extrème gentillesse que l'entrepreneur était incapable de cacher. Johan était un homme en or et Martin ne pouvait s'empêcher de l'apprécier. Peut-être un peu trop, d'ailleurs, à en croire les pensées de plus en plus osées qui le tenaillaient le soir, au coucher. À sa décharge, il n'était pas encore mort. La vision affriolante de Johan en train de peindre, de décaper ou de détruire des murs à longueur de journées, tous ses muscles tendus sous des tee-shirt délavés qui ne dissimulaient pas grand chose de sa carrure, ses fesses fermes enserrées dans des jeans usés jusqu'à la trame que Martin rêvait de voir se déchirer, était un fantasme ambulant pour tout homme gay qui se respectait. Si Amédée le traitait de moine, Martin n'était pas un saint pour autant et il aurait fallu être aveugle pour ne pas apprécier le spectacle. Une fois ou deux, le jeune homme se demanda même si son entrepreneur ne le faisait pas exprès. Mais c'était là une idée stupide qu'il écarta d'emblée. Le seul trouble qui les accompagnait dans leurs interactions venait de lui seul, le pauvre homme totalement ignorant des pensées pas très catholiques qui le traversaient à intervalles réguliers. Et si Martin avait parfois l'impression de se noyer dans les phéromones lorsqu'il croisait Johan, la sueur au front et le sourire aux lèvres, et bien c'était là un problème hormonal et naturel qu'il devait juste régler.
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