#quatre

{Salle d'écriture}

Numéro 5 sentit sa respiration accélérer. Pas elle. Elle ne pouvait pas. C'était impossible. Elle se fit toute petite, et lâcha son stylo.

- Au secours...

Elle avait à peine murmuré. Personne ne l'entendit.

- Au secours...

Numéro 5 n'avait pas haussé la voix. Les autres écrivaient. La seule pensée de reprendre son stylo lui donnait la nausée.

- Au secours...

Ce filet de voix, ou une intuition fit lever la tête à Numéro 1. Numéro 5 l'inquiétait un peu, aussi regarda-t-il en sa direction. Ses cheveux touchaient la table et elle donnait l'impression de s'enfoncer dans sa chaise. Le jeune homme ne vit pas ses mains, et supposa qu'elle parlait en écrivant. Elle le faisait parfois. Il se reconcentra sur sa feuille à lui. Numéro 5, elle continuait de mordre son doigt. Une goutte rouge tomba sur sa feuille blanche, s'étendit petit à petit. Elle avait mordu trop fort. Mais toujours rien. Rien ne venait. Une larme transparente alla rejoindre la goutte écarlate.

- Je ne veux pas...

Cette fois, Numéro 1 l'entendit.

- Je ne veux pas...

Il se dressa lentement sur sa chaise, sans alerter les autres. Numéro 2 souriait, heureuse d'écrire. Numéro 4 effaçait une faute, Numéro 3 cherchait un mot, les yeux fermés.

- Au secours...

Numéro 1 posa son crayon. Il le regarda une dernière fois. Il n'avait pas fini d'écrire. Il oublierait encore quelque chose, cette fois ci. Mais Numéro 5 l'appelait.

- Au secours...

Il atteignit la chaise de Numéro 5. Elle tremblait un peu, et un bruit léger, un éternuement de Numéro 4 fit ouvrir les yeux à Numéro 3 qui s'agrandirent quand elle vit Numéro 1 debout. Elle allait parler quand le garçon secoua la tête. Il était inutile de déconcentrer tout le monde.

- Je ne veux pas disparaître...

Numéro 1 sursauta. Elle l'avait dit. Numéro 5 qui ne doutait jamais, qui rassurait tout le temps tout le monde. Numéro 5 qui la première avait donné un peu d'espoir.

- Au secours...Je ne veux pas disparaître...

Numéro 1 resta planté derrière elle. Il ne savait pas quoi faire. L'impulsion qui l'avait mené jusqu'à elle s'était évanouie. Numéro 5 était enfermée dans sa bulle, fixait avec un mélange d'aversion et de curiosité le papier absorbant la goutte unique de sang qui avait coulé de son pouce. Numéro 1 leva légèrement les bras, les arrêta à hauteur des épaules de Numéro 5. Numéro 3 articula quelque chose silencieusement. Numéro 1 ne comprit pas. Numéro 2 leva la tête, dans ses yeux verts luisait la peur. Numéro 4 fit grincer sa chaise et s'étira. Elle avait terminé, et pour se remettre de son effort elle secoua sa tignasse de feu. Numéro 5 ne les avait pas vus, concentré qu'il était sur Numéro 5, qui avait encore pâli.

- Je vais disparaître. Je vais...disparaître.

Numéro 2 avait les larmes aux yeux. Numéro 1 secoua la tête, posa ses mains sur les épaules de Numéro 5.

- Vous allez m'oublier.

Numéro 3 baissa la tête.

- Je vais disparaître. Et vous m'oublierez.

Numéro 1 ouvrit la bouche.

- Non tu ne vas pas disparaître.

- Je n'ai rien à écrire.

Numéro 1 comprit ce que Numéro 3 avait articulé. Il se rappela de quelque chose, mais cela lui échappa immédiatement. Il soupira en murmurant :

- Les grains...

Numéro 5 leva la tête, un peu. Numéro 1 continua.

- "Les grains s'ajoutent aux grains, un à un." Tu ne disparaîtra pas.

- Je ne peux plus écrire.

- Mais tu vis.

- Plus pour longtemps.

Numéro 2 essuya ses yeux, dit d'une voix douce :

- On a ajouté les grains, nos grains. Et c'est toi qui nous as appris à faire ça.

La jeune fille bronzée continua :

- On croyait qu'on allait disparaître, comme le reste. Mais tu nous as dit "Et si on écrivait sur nous ?" Nous ne t'avons pas crue tout de suite.

La rousse enchaîna :

- On pensait que nos vies étaient nulles. Qu'on n'avait rien à dire. Et tu nous as dit :"À partir de combien d'instants nuls on a une vie ?"

- On a ainsi formé, écrit notre "tas de grains". On a écrit ce qu'on pensait n'avoir aucun intérêt. On a ajouté des grains, des non-grains, pour former un non-tas, et d'autres ont lu nos non-vies. Et ont aimé. Aucune vie ne contient que des "non-grains". A-t'on vécu des non-vies, du coup ? Je ne pense pas.

Numéro 3 acheva sa tirade en rejoignant Numéro 1. Les autres se levèrent aussi. Numéro 5 ne les regardait pas, mais s'était un peu redressée. Sur sa feuille vierge, la tâche de sang avait pâli, presque disparue. Numéro 1 posa son menton sur le sommet du crâne de Numéro 5, doucement.

- On a voulu ensuite écrire à propos d'autre chose. On s'est désintéressés de nous. Nos vies, nos non-vies qui nous ont sauvés une fois, nous les avons remises au placard. C'est comme ça qu'elles ont commencé à nous échapper, c'est comme ça qu'on a commencé à les oublier.

Le silence, à nouveau, prit place. Mais chacun réfléchissait. C'était logique. Ils oubliaient qui ils étaient, écrivaient sur autre chose, ne pensant plus un seul instant qu'ils étaient les protagonistes de leur vie. Ils pensaient ne plus avoir de vie. La première fois, Numéro 5 l'avait rappelé aux autres. Ils vivaient et devaient fixer par écrit ce qu'ils avaient. Ils l'avaient revécu une deuxième fois, par l'écriture. C'était devenu leur credo. Puis, à nouveau, l'oubli. Le désintérêt. La jeune fille se dressa complètement, respira. Numéro 1 la lâcha et demanda :

- Tu veux écrire à nouveau sur nous ? Sur nos "Non-Vies" ? Pour qu'on ne les oublie pas encore une fois.

Numéro 5 sourit. C'était un petit sourire, mais un sourire quand même. Elle reprit son stylo.

{Fin de #quatre}

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