Chapitre 30 - Mia
Mia.
Mon père et Bernard sont inséparables. Un peu comme Starsky et Hutch. Il leur est quasiment impossible de rester loin l'un de l'autre. Ils travaillent et mangent ensemble toute l'année, et comme si ce n'était pas suffisant, ils partagent un intérêt commun pour le camping et la pêche. Et cette passion les amène parfois à partir pour de folles aventures en duo.
Mais cette année, ils ont décidé d'en faire profiter nos deux familles. Et nous voilà donc, en plein milieu de la forêt pendant quarante-huit heures.
L'endroit qu'ils ont choisi pour ce petit séjour en forêt est idyllique. Sur un ancien chemin, près d'une rivière, notre spot de camping -presque sauvage- est un havre de paix. Quelques chênes bordent le cours d'eau et nous abritent du soleil éclatant de ce mois de juillet. Le léger bruit d'eau, couplé avec le chant des oiseaux et l'absence du ronflement désagréable des voitures, nous emporte dans une réalité parallèle, coupée du monde extérieur.
— Léna, pousse-toi ! Tu n'es pas toute seule à vouloir mettre tes pieds dans l'eau.
— Et tu n'es pas obligée de le faire au même endroit que moi !
Enfin... Si l'on fait abstraction des chamailleries habituelles de ma fratrie.
Comme à chaque fois que la famille Gomel se déplace au grand complet, nous sommes arrivés à bord de la Cacahouète mobile. Cette vieille voiture sept places, avec une tente de toit, est un membre à part entière de notre famille. Nos parents l'ont acheté à la naissance de Sophie, lorsque voyager dans le SUV de papa est devenu impossible.
La Cacahuète mobile à changer notre façon de partir en vacances. Mes sœurs et moi l'avons baptisé ainsi après avoir regardé un dessin animé où le héros se baladait dans une voiture en forme de cacahuète.
Le rêve.
— Les filles ! Vous jouerez dans l'eau une fois que tout sera en place. Vous n'avez qu'à chercher du bois pour le feu.
— Mais mamaaaan... ronchonne Claire en traînant des pieds.
— Il n'y pas de "mais". Regarde, tout le monde est en train d'installer le campement, et vous devriez en faire autant.
Claire et Léna sortent de l'eau en marmonnant et se dirigent vers la forêt tandis que je plante des sardines tout autour de la tente que je vais partager avec Daphné.
Sophie passera la nuit avec Marc, à côté de nous, et mes deux plus jeunes sœurs dormiront à l'étage de la Cacahouète mobile. Les parents ont installé leurs propres tentes dans la continuité de l'arc de cercle formé par les nôtres, tandis que les jumeaux ont mis la leur un peu plus loin, sur le chemin en terre.
Je me réjouis de ces deux jours de déconnexion totale et j'espère qu'ils m'aideront à trouver des réponses que je cherche désespérément à obtenir.
Dans ma tête, tout est de plus en plus complexe. Quand nous sommes rentrés du marché des producteurs, John a pris ma main sur le chemin du retour. Je l'ai laissé faire, car j'étais un poil tétanisée et que je ne savais pas comment le repousser gentiment. Pourtant, j'aurai dû. Ce geste presque anodin lui a donné l'espoir d'un baiser en fin de soirée. J'ai réussi à l'éviter en lui tendant ma joue, mais je dois me rendre à l'évidence, je ne veux rien d'autre que de l'amitié.
C'était un moment particulièrement gênant et il est parti en me disant qu'il me rappellerait à son retour de vacances. J'ai une semaine pour savoir exactement ce que je vais lui dire pour ne pas trop le blesser.
Et comme si ça n'était pas suffisant, le regard d'Arthur ce soir-là revient en boucle dans mon esprit. Ça m'a fait quelque chose de le voir, et je n'arrive pas à comprendre ce sentiment de culpabilité et de tristesse qui m'envahit.
— Passe-moi le marteau au lieu de rêvasser, soupire Daphné en tendant sa paume de main vers moi.
Je lui donne l'outil avant de me relever et de m'étirer de tout mon long en regardant encore une fois le paysage qui nous fait face.
Il est quasiment vingt heures lorsque nous terminons l'installation du campement. Bernard alimente le feu tandis que mon père prépare les grillades et que les jumeaux font le tour pour distribuer des bières.
— Tu m'en donnes une ? demande Claire.
— Bien tenté, rigole Léo, le pack de kronenbourg à la main. Y'a du jus de pomme pour toi.
Ma sœur hausse les épaules en se relevant pour attraper son berlingot de jus de fruits alors qu'il me propose une bouteille en verre que j'attrape en le remerciant.
Assise contre un tronc d'arbre couché au sol, près de la glacière, je coupe les tomates en observant mes co-aventuriers d'une nuit s'installer dans une harmonie sincère et spontanée.
C'est toujours assez perturbant de voir à quel point nos deux familles ont réussi à n'en former qu'une seule avec le temps. L'amitié entre Bernard et mon père en est à l'origine, et j'envie un peu cette complicité qui les lie. J'espère sincèrement que j'arriverai à garder la même connivence avec Raph.
Maintenant, il n'est plus seulement question d'amitié. Les Pietron font partie intégrante de notre vie et c'est en partie pour ça que ma rupture avec Arthur a fait tant d'étincelles. Tout le monde s'est mêlé de notre histoire, sans vraiment en avoir la légitimité, nous donnant une multitude de mauvais conseils, sous couvert de bienveillance.
J'ai eu beaucoup de mal à l'oublier et à passer à autre chose. Le revoir rouvrait automatiquement cette brèche dans mon cœur et je devais tout recommencer à zéro. Je n'ai jamais aimé personne aussi fort, et inconsciemment, je l'ai peut-être comparé à chacune de mes autres relations.
C'est, d'ailleurs, ce que j'ai fait avec John. Rien ne cloche avec lui. Daphné a raison, il est gentil, drôle, respectueux, et il ferait sûrement un petit-ami merveilleux, mais je n'ai pas la complicité que nous avions. Il faut que j'arrive à me défaire de cette emprise involontaire avant de me relancer sur la marché de l'amour.
Je sens une présence s'asseoir à côté de moi et je tourne la tête vers Arthur, souriant. Ses cheveux blonds sont tout ébouriffés et il a cette petite ridule au coin de l'œil qui le rend presque irrésistible.
Même pour moi.
Je ne vais pas feindre un dégoût total pour lui, alors que je sais parfaitement l'effet qu'il a sur la plupart des filles qu'il croise. Et il est aussi probable que je compare sa petite gueule d'ange avec les garçons que je rencontre.
— Je peux ?
— Bien sûr, dis-je en me raclant la gorge. Il y a de la place pour deux.
Il faut que j'arrête de penser à ça, tout de suite.
— C'est surtout une place stratégique, continue-t-il en tirant la glacière en plastique bleu vers lui.
Il l'ouvre et en sort un saucisson, une planche en bois et un couteau, puis il s'installe, pour commencer à le couper en rondelles fines. J'attrape un morceau et goûte la charcuterie alors que mon voisin grogne.
— Attends que j'aie fini.
— Je voulais juste savoir si c'était bon, me défends-je en lui lançant un regard amusé.
— Alors ?
— Le meilleur que je n'ai jamais mangé.
— C'est normal. C'est moi qui l'ai acheté, se vante-t-il avec un clin d'œil.
Je déraille complètement. Arthur et moi arrivons enfin à avoir une relation saine, nous avons mis les choses au point et nous communiquons comme nous le faisons rarement, alors je dois mettre de côté mes pensées absurdes pour ne pas le perdre à nouveau.
~ ~ ~
Toujours adossée contre mon tronc d'arbre, je fais chauffer distraitement un marshmallow en rêvassant. La nuit s'est installée et la lueur orangée du braséro éclaire partiellement nos visages fatigués pendant que nous sirotons une dernière bière. Le quart de lune se reflète en partie sur la rivière et les étoiles semblent briller encore plus que d'habitude.
Ici, il n'y a aucune pollution lumineuse, et même si je n'y connais rien en astronomie, je me perds dans la contemplation de ce ciel moucheté entourée de mes compères.
Les parents et mes jeunes sœurs se sont couchés il y a un peu plus d'une demi-heure. Léo a migré près de ma grande sœur qui ne s'est pas défaite de son sourire mielleux depuis plusieurs jours, Sophie s'est blottie dans les bras réconfortants de son Marc et Arthur n'a pas bougé, couché sur le sol à moins d'un mètre de moi.
Un silence agréable s'est installé entre nous, parfois interrompu par les rires de ma sœur et son nouveau petit-ami. Ils ressemblent à s'y méprendre à deux koalas pendant la saison des amours et c'est tellement mignon que c'en est presque écœurant.
— Dites, on est là, m'exclamé-je en me tournant vers eux. Vous pourriez éviter de vous grimper dessus ?
Sans se lâcher, Daphné et Léo m'adressent un regard narquois.
— Comme si tu étais choquée. Si tu ne tiens pas à nous voir, ferme les yeux.
— Allez ailleurs. Sérieusement, soupire Arthur.
— Désolé d'avoir enfin une vie amoureuse, s'amuse son frère.
— En parlant de ça... Ça vous dérangerait beaucoup de dormir sous la même tente ? demande Daphné. On voudrait passer la nuit ensemble.
Je me fige en les observant tous les deux. Ils ont l'air sérieux. Muette, les joues rougissantes, je me tourne vers Arthur qui s'étouffe avec un chamallow brûlant. Moi, dormir avec mon ex ? Il n'y a plus rien entre nous, mais... ça reste tout de même un peu gênant. Ils ne peuvent vraiment pas trouver une autre solution ?
— Oui, ce serait juste pour cette fois, on n'a encore rien dit aux parents, insiste Léo, nous voyant hésiter.
— Non, s'exclame Arthur avant que je n'aie le temps de répondre. Enfin, je veux dire que ce n'est pas que je ne veux pas dormir avec elle, c'est juste que...
— Moi, ça ne me dérange pas, le coupé-je, un peu froissée par sa réaction.
Étonné, il se retourne vers moi. Après tout, leur demande est légitime. Ils viennent de se retrouver et dormir ensemble en pleine nature à deux est quelque chose de magique. J'ai envie de leur faire plaisir même s'il semble que dormir avec moi soit plus douloureux pour la partie adverse.
— Quoi ? On peut bien faire ça pour eux, non ?
— En plus, ce n'est pas comme si c'était la première fois, renchérit son frère.
— Léo, grogne-t-il. N'en rajoute pas.
Je plante mon regard noisette dans le sien, en essayant d'y faire transparaître tout le courage que j'ai rassemblé pour accepter cette proposition incongrue alors qu'au fond de moi, le bateau de l'audace est en train de prendre le large.
— Ok, finit-il par soupirer.
— Merci mille fois ! On vous revaudra ça ! s'exclame Daphné en sautant au cou de son amoureux, qui ne tarde pas à reprendre ses baisers passionnés.
À côté, Arthur tire une tête d'enterrement, et je tente de ne pas m'attarder sur son comportement puéril. Sophie, qui a gardé le silence jusque-là, me lance un regard de compassion avant de souhaiter bonne nuit à tout le monde et de disparaître dans sa tente.
Aux alentours de vingt-trois heures, ma sœur a mis son plan à exécution et s'est rendue dans la tente des jumeaux, à l'écart, avec Léo.
Ils avaient tout prévu. Les traîtres.
Arthur et moi sommes restés quelques minutes de plus autour du feu, dans un silence de mort, avant de nous rendre dans le lit qui nous a été attribué.
Allongés l'un à côté de l'autre, le malaise est palpable. Mon cœur bat à un rythme anormalement rapide et il tambourine dans mes oreilles. À côté, mon ex est sur le dos, les mains le long du corps, immobile depuis trop longtemps, comme s'il craignait que je lui saute dessus pendant son sommeil. Au loin, on entend quelques rires étouffés de Daphné.
— C'est vraiment trop bizarre d'imaginer ma sœur avec ton frère, grimacé-je en fermant les yeux.
— Je sais, c'est horrible, s'esclaffe-t-il en tournant la tête vers moi.
Je profite de ce moment de relâchement pour m'installer sur mon bras et plonger mon regard dans ses iris océans.
— Ça ne te dérange plus qu'ils soient en couple ?
— Non, réponds-je en souriant. Toi et moi, c'est de l'histoire ancienne alors il n'y a aucune raison.
— Évidemment, dit-il, en se replaçant sur le dos.
Son visage s'est fermé en un quart de seconde, les muscles de sa mâchoire sont tendus.
— Est-ce que j'ai dit quelque chose de mal ? demandé-je, en fronçant les sourcils.
— Non, c'est rien, soupire-t-il.
Il est compliqué à suivre en ce moment. Il peut être joyeux et agréable, et tout l'inverse en un claquement de doigts. Il vient de se braquer lorsque j'ai évoqué notre histoire. Peut-être qu'il ne veut pas en parler ? Ou a-t-il cru que j'allais tenter quelque chose ?
Dormir, ici, tous les deux n'est pas anodin. On le sait. Mais il ne fait que rendre la chose plus bizarre en se comportant comme un abruti dégoûté de partager son lit avec son ex-petite-copine.
C'est même un peu vexant.
— Heureusement qu'on ne partage pas le même duvet, me charit-il, essayant de faire oublier son attitude maladroite.
— Et pourquoi ?
— Parce que dans mon souvenir tu prenais les trois-quarts de la couette et je finissais toujours par avoir froid.
— Je n'y crois pas ! Tu dis n'importe quoi ! crié-je, un peu trop fort.
— Chut, murmure-t-il en souriant. Tu n'assumes toujours pas...
— Aucun de mes copains ne m'a jamais dit ça à part toi, donc tu mens.
— Ils n'osent pas, car vous êtes en couple, mais moi, je n'ai plus rien à perdre.
Je le pousse de toutes mes forces alors qu'il rigole devant mon manque flagrant de muscle. Puis il se replace sur son flanc gauche en posant sa tête sur son poing. Il est vraiment craquant vu d'en bas, son éternelle lueur joueur dans ses pupilles.
Des images de nous enlacés et heureux me reviennent, me procurant une chaleur dans la poitrine. Ce sont ses moments de complicité qui me manquent le plus, quand il n'y avait que lui et moi et que l'on chahutait comme des enfants.
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