Chapitre 3 - Mia


Mia.

Crispée, au volant de ma petite voiture rouge, je roule en silence. Je ne suis rentrée que depuis trois jours, mais les vacances d'été s'annoncent déjà épouvantables. Arthur est le nouvel employé de mon père et il va passer toutes ses journées chez moi.

Je n'arrive pas à y croire. C'est forcément une erreur !

Et comme si ce n'était pas suffisant, ce matin il m'a vue en petite tenue. Ce n'était même pas un joli tanga en dentelle, mais bien la vieille culotte en coton délavé que je garde pour dormir ! Ma colère monte d'un cran à chaque fois que je revois Arthur dans la cuisine avec son sourire triomphant scotché au visage. Je suis sûre que ce fourbe a préparé son coup à l'avance.

— Ralentis ! m'ordonne Sophie, cramponnée au siège passager.

Je l'ignore. Je ne compte pas rester derrière cette cacahuète qui roule à quarante-cinq kilomètres heure sur une nationale. J'appuie encore sur l'accélérateur pour dépasser la voiture. Son conducteur a le nez collé au volant et semble paniqué à l'idée que je le double.

La prochaine fois reste chez toi, papi.

— Calme-toi. Oui, Arthur va travailler avec papa. Mais ce n'est pas la fin du monde. Il serait peut-être temps de faire la paix, tu ne crois pas ?

— J'ai tourné la page. Mais je le déteste !

Et encore, le mot est faible. Je l'ai en horreur. Notre rupture a eu lieu il y a sept ans, mais personne ne sait à quel point il est compliqué pour nous de rester en contact après tout le mal que l'on s'est fait. Je veux juste ne plus le revoir de ma vie. Tout serait beaucoup plus simple.

Peut-être que j'en fais trop, et peut-être aussi que je devrais essayer de ne plus lui en vouloir autant, mais je n'y arrive pas. C'est plus fort que moi.

— Vous allez devoir trouver un terrain d'entente. Sinon, ça va être invivable pour tout le monde.

— Je sais que tu as raison, soupiré-je en me garant. Seulement, c'est plus facile à dire qu'à faire.

Nous sortons toutes les deux de la voiture et ma sœur vient aussitôt s'accrocher à mon bras, dans un geste empli de compassion. Elle sait à quel point Arthur me fait perdre la raison. Sophie et moi avons deux ans d'écart, et nous avons toujours eu un lien plutôt fort. Contrairement à ma relation conflictuelle avec Daphné, l'ainée de la famille, je sais que je peux me confier à elle quand j'ai un souci. Et la présence de mon ex à mon domicile en est un gros, même si elle trouve que j'exagère.

— Respire un grand coup. J'ai besoin que tu m'aides à faire les courses.

Dans le supermarché, nous arpentons les rayons un par un pour trouver les ingrédients écrits sur la liste de course de notre mère. En l'analysant, j'ai l'impression qu'il y a le nécessaire pour une tarte à la poire, un énorme poulet rôti parfumé au citron et au thym accompagné de pommes de terre au four, et des apéritifs. À défaut d'avoir hérité du don de ma mère, cuisinière étoilée qui tente désespérément de nous faire partager sa passion, j'ai appris à reconnaître un plat à partir d'une simple liste d'ingrédients.

— Attend une seconde, ça ressemble beaucoup à un repas avec des invités ça, non ?

— Je n'y ai pas réfléchi.

— Maman a invité les Pietron ?

Sophie hausse les épaules en fuyant mon regard et glisse sa main le long des étalages en répétant sans cesse "Haricots verts, où sont les haricots verts ?". Je sais qu'elle me ment, je le lis sur son visage.

— Vous m'avez tous caché la vérité !

— Bon ok, couine-t-elle en se tournant vers moi. Mais comprends-moi, tu t'énerves à chaque fois qu'on en parle. Alors je ne savais pas comment te le dire...

— C'est peut-être vrai. Mais j'aurais voulu être au courant. Est-ce qu'il y a autre chose que je dois savoir ?

— Non. Juste que les Pietron mangent encore plus souvent à la maison depuis que papa et Bernard travaillent ensemble.

— Génial... Tu m'en vois ravie, soufflé-je en continuant ma progression dans le rayon légumes.

J'ai été trahie par toute ma famille. Ce sont tous des lâches. Et non, je ne surréagis pas ! Je viens à peine de rentrer chez mes parents et j'ai l'impression de ne plus reconnaître ma vie. Beaucoup de choses ont changé en mon absence et même si je ne peux pas leur en vouloir de continuer à mener leur existence, je me sens perdue.

De retour à la maison, je gare ma voiture devant la porte et nous débutons un ballet d'allées et venues, les bras chargés de courses. Lorsque je retourne dans l'allée, je découvre Arthur, les manches de sa chemise relevées, en train de prendre à son tour des sacs dans mon coffre. Cette proximité soudaine m'oblige à m'arrêter, et je réalise alors que je ne l'avais jamais vu habillé comme ça.

Pourquoi fallait-il qu'il soit aussi canon ? C'est vrai quoi ! Ce serait plus facile de l'insulter s'il n'avait pas une carrure d'armoire à glace et des petites fossettes à croquer sur les coins de la bouche. Je pourrais me moquer de lui et le traiter de petit con, de grande brindille ou encore de gros nul. Je sais qu'il ne faut pas attaquer sur le physique, et je ne le fais jamais, mais avec Arthur, je n'ai plus aucune éthique.

Je prends une grande inspiration et m'approche en essayant de l'ignorer. Plutôt mourir que de lui avouer que je le regardais.

— C'est pour le repas de ce soir ?

— Oui.

J'attrape le sac le moins lourd et entre dans la maison rapidement. J'ai promis de rester calme, mais pas avenante. Je pose le cabas devant le frigo et commence à déposer les aliments à l'intérieur. Arthur entre dans la cuisine et pose son sac près du mien.

— Tu étais au courant ?

— Absolument pas. Ma famille craignait ma réaction.

— Tous des peureux, ironise-t-il.

Sa remarque me fait sourire, mais je le ravale immédiatement. Tout le monde sait que j'ai un caractère de cochon, et Arthur adore en abuser. Il est le plus performant pour me faire sortir de mes gonds. Je ferme le réfrigérateur et me tourne vers lui, le visage impassible. Il se tient sagement face à moi et semble plus naturel que ce matin.

— Ne t'arrête pas en si bon chemin. Il reste encore des packs de lait dans mon coffre.

Il me gratifie d'une révérence surfaite et sort de la cuisine sans un mot. Je m'en veux un peu de réagir au quart de tour à chaque fois qu'il est dans les parages, mais ce qu'il me provoque dans la poitrine est trop dur à contrôler. Je ne l'ai pas toujours détesté, et nous avons eu de bons moments, mais si je suis sur la défensive c'est justement pour me protéger et ne pas retomber une nouvelle fois dans le cercle vicieux qu'a été notre histoire.

Après m'avoir aidée pour les courses, Arthur est rentré chez lui, toujours aussi étonnamment silencieux. Sophie et moi avons été réquisitionnées par notre impitoyable mère/chef de brigade. C'est une femme incroyable qui gère notre famille ainsi que son restaurant d'une main de maitre. Je ne l'ai jamais entendue se plaindre une seule fois d'être fatiguée ou exprimer un ras-le-bol d'avoir cinq filles en pleine crise d'adolescence et un mari tête en l'air, qui a tendance à se comporter comme un sixième gosse. Elle est mon héroïne du quotidien, sans cape ni pouvoir, juste avec un sourire d'enfer et un caractère de battante.

— Mia, j'ai besoin de la râpe, dit-elle en sortant les citrons du réfrigérateur.

— Tu veux que je m'en occupe ? demandé-je en récupérant l'ustensile.

— Oui. Tu extrais le zeste et ensuite tu les presses tous dans un bol.

— Bien, Maman.

Je m'installe sur une chaise de bar, autour de l'îlot central et commence à m'atteler à ma tâche. Sophie est en face de moi, elle épluche les poires en chantonnant et ma mère attache le poulet. Cette dernière n'a toujours donné aucun indice sur la venue de la famille Pietron. Elle ne semble même pas savoir que j'ai croisé Arthur ce matin dans la cuisine et se comporte comme si de rien n'était. Pourtant, j'ai besoin de la mettre devant le fait accompli.

— Maman, pourquoi personne ne m'a dit pour le repas de ce soir ? dis-je innocemment.

Son dos se contracte et elle arrête ce qu'elle est en train de faire. J'ai touché la corde sensible et je compte bien avoir une explication.

— Je sais qu'Arthur travaille pour XAB et qu'ils viennent manger ce soir.

— Ton père avait peur que tu t'énerves, dit-elle en se retournant pour me regarder.

— Et vous pensez que c'est mieux de me mettre devant le fait accompli ? Ce matin, je suis tombé nez à nez avec Arthur au réveil. Et crois-moi quand je te dis qu'il s'est fait un malin plaisir de me l'annoncer !

— Nous avons manqué de tact, c'est vrai... On pensait avoir le temps de te le dire ce soir avant qu'ils arrivent.

— Je suis une adulte. Je ne veux pas qu'on me cache ce genre d'informations, et je préfère être prête à affronter mon ennemi, plutôt que de le découvrir dans ma cuisine.

— Il faut que tu nous comprennes. Tu as toujours été la plus émotive et on essaie de te protéger...

— Ce n'est pas une raison, articulé-je.

Mes parents ont toujours pensé que je n'étais pas capable de faire face à mes émotions. Petite, j'étais la plus sensible de la fratrie, et c'est peut-être vrai que je me suis bâti un caractère grognon pour cacher que je suis une vraie éponge à émotions, trop souvent submergée par mes sentiments. J'ai bien été obligée. Mon poids a toujours été vu comme un problème pour les autres et j'avais le choix entre les ignorer ou les affronter. J'ai décidé de ne pas me laisser emmerder par une bande de gosses qui ne se rendait même pas compte de l'impact de leurs mots sur ma vie future. Si maintenant, ce genre de réflexions grossophobes ne m'atteint plus, c'est justement parce que je me suis construit cette carapace solide.

— Ne te fâche pas mon poussin, chuchote ma mère en me regardant tendrement.

— Je veux juste que vous compreniez que ne pas dire les choses n'est pas une solution.

— Tu as raison. À partir de maintenant nous n'hésiterons pas à te parler.

Elle me sourit tendrement, puis nous reprenons la préparation de ce repas qui s'annonce délicat. Je vais devoir prendre sur moi pour ne pas exploser.

Une fois le repas mis au four, je me suis dépêchée de monter à l'étage pour me doucher et quand j'entends sonner, je suis encore en peignoir, pas encore maquillée. Je me presse dans le couloir pour rejoindre ma chambre et j'ouvre mon armoire. J'opte pour une robe jaune fluide à manches longues que j'apprécie beaucoup. Elle me fait une jolie poitrine.

Je complète ma tenue avec des petites sandales en cuir marron, puis je fonce devant mon miroir pour habiller mes yeux. Je ne dois rien laisser au hasard. Je veux qu'Arthur remarque tout ce qu'il a perdu, et à quel point je rayonne sans lui. J'ai besoin de le voir défaillir, jalouser et envier le prochain homme qui arrivera à me séduire. Car, ce qui est sûr, c'est qu'il a raté sa chance.

À jamais.

Un dernier regard dans le miroir, après avoir appliqué mon rouge à lèvres favori et je descends l'escalier. Tout le monde est déjà dans la salle à manger en train de discuter du nouvel employé de XAB.

— Ah, Mia te voilà ! s'exclame Bernard en me voyant.

L'ensemble des convives se retourne vers moi et seul mon ex-petit ami ne prend pas la peine de lever les yeux, trop absorbé par l'écran de son téléphone.

— Bonjour tout le monde.

— Je suis tellement contente de te revoir, me dit Margot en m'enlaçant chaleureusement.

Margot Pietron est une femme d'une gentillesse sans borne que je considère comme une tante. Elle est la meilleure amie de ma mère, et mes sœurs et moi avons toujours pu compter sur elle. Je finis par dire bonjour à Léo et la cuisinière en chef nous invite tous à s'installer autour de la jolie table qu'elle a préparée.

Pendant le repas, les jumeaux s'installent de part et d'autre de Daphné. Ils lui sourient et rigolent à toutes ses blagues. Et alors que je suis en face d'eux, ils ne m'adressent pas la parole et ne me regardent même pas.

Les voir si proches m'agace. Je sais que je n'ai rien à dire sur leur amitié et que ma colère est surtout liée au retour inattendu d'Arthur, mais je n'aime pas les voir ainsi.

L'inconvénient d'être cinq sœurs c'est qu'il y a toujours eu des rivalités entre nous. Claire et Léna, les plus jeunes de la tribu, se battent tout le temps. Elles sont des copies conformes et ne supportent pas d'avoir les mêmes hobbies. Sophie cherche encore sa place dans la famille. Une fois trop grande, une fois trop petite, elle a du mal à savoir qui elle est. Quant à moi, je suis continuellement comparée à Daphné, notre ainée, alors que nous ne jouons clairement pas dans la même catégorie.

Elle est la petite fille parfaite qui a fait médecine et qui réussit tout ce qu'elle entreprend. Elle est belle comme un cœur et rentre dans un pantalon taille 36. Elle est populaire sur les réseaux sociaux et tout le monde la trouve géniale.

Ça a toujours été très difficile de passer derrière elle. Je fais un bon 44, si ce n'est pas 46 dans certaines boutiques et pendant longtemps la société m'a fait penser que j'étais loin des normes de beauté. Alors, la plupart du temps, je suis transparente à côté d'elle. J'ai moins de charme donc -évidemment- je ne brille pas autant.

Je n'ai jamais été douée à l'école, j'ai foiré ma première année d'étude et j'ai même foiré mon premier amour alors que madame est restée quatre ans avec Samuel, avant qu'ils se quittent d'un commun accord à cause de leurs choix de vie.

On est loin de la rupture nucléaire que nous avons eue avec Arthur...

Sans m'en rendre compte, je suis en train de la fusiller du regard depuis un petit moment. C'est Sophie qui me sort de mes pensées en donnant un petit coup de pied sous la table. Mon regard meurtrier se dirige alors vers elle, qui se moque en silence. Elle me prend la main pour me promettre que tout va bien se passer. Et je sais qu'elle a raison. Je dois juste arrêter de me concentrer sur les choses négatives et penser à toutes les belles choses qui m'attendent ces prochains jours.

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