Chapitre 21 - Arthur
Arthur.
Je n'ai pas le droit à l'erreur.
Dans une heure, je ferai face aux dirigeants de Sunset Éco pour leur soumettre mes plans. Xavier et mon père les ont validés au préalable, mais je stresse, c'est plus fort que moi. J'ai les mains moites et je me suis déjà essuyé sur mon nouveau pantalon chiné sombre au moins trois fois.
Je sais que j'ai fait de mon mieux, mais je ne peux pas m'empêcher de me demander si c'est suffisant. Je ne suis qu'un petit employé sans expérience, à peine sortie d'école et peut-être que c'était trop tôt pour me confier une si grande responsabilité ?
Depuis mon réveil, je me répète que si c'était mauvais, ils me l'auraient dit, pourtant, je ne suis pas rassuré. Assis sur l'une des quatre chaises de la cuisine, je regarde mon café refroidir dans une tasse Avengers que mon frère a oublié pendant son déménagement. Dans ce genre de moment, il est le seul à savoir comment me calmer, seulement, il était de garde à la caserne toute la nuit et vu l'heure, il doit être en train de dormir.
Quel chanceux.
Je souffle un grand coup en essayant de faire disparaître ce sentiment de malaise qui me tord le bide. Ma mère fait irruption dans la pièce en chantonnant du France Gall, son thé à la main. Elle me sourit et je m'efforce de lui rendre avec une moue convaincante.
— Tu es prêt ?
— Oui.
Je me contente de hausser les épaules en prenant une première gorgée de mon breuvage aux couleurs des super héros de l'univers Marvel. J'espère qu'ils me donneront toute la force dont j'ai besoin. Elle s'approche d'un pas et me caresse doucement la nuque, comme lorsque j'étais petit et que quelque chose me tracassait. Je grogne et m'écarte pour la forme alors qu'elle me fait un léger baiser sur le front.
Je crois qu'elle n'est pas dupe. Elle sait à quel point je me mets la pression pour réussir, depuis toujours, pour essayer d'être à la hauteur de ce que l'on attend de moi. Et cette semaine, en plus de devoir impressionner l'un des plus grands fabricants de crème solaire écologique, j'ai une compétition de natation alors, forcément, je suis un peu à cran. Et je n'arriverai à me détendre que lorsque tout ça sera derrière moi.
J'entends l'escalier grincer sous les pas de mon père, ce qui veut dire que l'heure fatidique approche. Il pénètre dans la cuisine en me lançant une petite tape dans le dos puis se dirige vers de ma mère qui lui noue délicatement la cravate.
Celui qui a inventé cet objet de malheur était vraiment un imbécile. J'essaie de m'y habituer depuis deux semaines et je ne vois toujours pas l'utilité de cette corde étouffante. Mehdi m'a assuré que les filles trouvent ça séduisant, mais je travaille entouré d'hommes, et mon père m'oblige à en porter, car « ça fait professionnel ».
Mais après tout, ce n'est que le revers de la médaille. J'aime mon boulot, je m'épanouis dans ce que je fais et je crois que ça serait seulement plus confortable si je pouvais mettre un simple tee shirt et non pas toute cette fantaisie soi-disant imposée par la société. Même les chaussures sont désagréables, le bout pointu et le faux cuir neuf et rigide m'écrabouillent les orteils.
Mon corps entier crie à l'asphyxie.
Je prends sur moi et pense à ce qui m'attend ce soir, après ma journée de travail. J'ai promis à Raphaël de l'aider à aller à la déchetterie à partir de seize heures. Ses parents ont vidé la totalité de leur grenier, ils se délestent de toutes les choses inutiles et ont besoin de bras supplémentaires.
Sans un mot, mon boss me montre l'heure sur sa montre et je bois la fin de mon café avant de me lever pour partir en direction de sa BMW noire.
Sur le trajet, après avoir récupéré Xavier devant chez lui, nous révisons une dernière fois le discours bien rodé de notre présentation et arrivons rapidement devant les bureaux de Sunset Éco. C'est un grand bâtiment, assez récent, toutes les parois semblent être en verre et reflètent le soleil, j'ai beau chercher, je ne vois aucun hangar, et je ne pense pas qu'ils aient placé les machines à l'intérieur de cette tour d'ivoire. Nous ne verrons aucun appareil aujourd'hui, et nous allons nous contenter d'expliquer aux bureaucrates les rouages d'un automate qu'ils n'ont peut-être jamais vu.
Une fois à l'intérieur, nous sommes accueillis par l'une des secrétaires du grand hall immaculé de blanc. Elle a de très jolis yeux bleus et son costume épouse parfaitement sa taille de guêpe. Elle représente l'entreprise et je ne semble apparemment pas être le seul à le penser vu tous les sourires que les clients et salariés lui renvoient.
— Bonjour, qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
Je la détaille un peu pendant que mon père nous annonce et je ne peux pas m'empêcher de penser que ses échasses doivent être aussi inconfortables que mes chaussures et ma foutue cravate, voire pire. Je la plains.
Pendant une demi-seconde, je repense à Mia, qui proclame toujours haut et fort que les talons hauts sont « un instrument de torture fait pour plaire aux hommes et empêcher les femmes de s'enfuir en courant », et ce souvenir me fait sourire. Elle a toujours le chic pour dire des bêtises.
La jeune femme nous indique l'étage et le numéro de la salle où nous attendent les hommes d'affaires et nous prenons l'ascenseur sur notre gauche après un dernier merci à son intention. Dans la pièce, une grande table ovale et une dizaine de sièges sont installés en direction d'un écran blanc alimenté par un rétroprojecteur suspendu. Devant chaque fauteuil, se trouve le dossier que j'ai écrit pour l'ensemble des invités, ce qui me met encore plus la pression. Je tente de rester focalisé sur mon ordinateur et le branchement que je dois faire pendant qu'une flopée de mecs en costard, téléphone portable greffé à la main, entre à l'intérieur.
Une fois les huit sièges du fond occupés, un homme d'une quarantaine d'années, à moitié englouti dans une chemise grise trop grande pour lui, vient se présenter.
— Monsieur Pietron, Monsieur Gomel. Je suis Franck Lepetit, le chef du service remplissage, se présente-t-il.
— Arthur, enchanté, sourié-je en lui serrant la main.
— Vous êtes prêts ? Nous pouvons commencer ? demande-t-il en s'adressant à mes deux patrons.
— Oui évidemment, le rassure Xavier.
Puis l'homme s'assoit tout près de moi et je lance un dernier regard vers mon père qui m'incite à commencer la présentation. Je prends une longue inspiration avant de me redresser pour faire face à tous.
Mon speech commence par une énonciation de mes axes de réflexions, suivie par une explication détaillée de mes plans. Plus la réunion avance, plus je me rends compte que je me suis complètement trompé sur l'assemblée qui me fait face. Ce Franck, ainsi que tous ses collègues, sont d'anciens mécaniciens, architectes et ingénieurs qui savent exactement de quoi ils parlent et nous débattons ensemble pendant près d'une heure sur les différents aspects possibles de la machine que nous proposons. Lorsque je termine d'expliquer toute la partie technique du projet, Xavier prend la suite pour tout ce qui est financier, ce qui a tendance à beaucoup moins m'intéresser.
Lorsque nous sortons, le contrat est signé. Ils ont été impressionnés par notre travail et ils nous parlent déjà de nouveaux plans à confectionner dans le futur.
Je crois que je ne réalise pas encore vraiment ce que cela signifie pour X.A.B. Un client régulier et une entrée d'argent conséquente. Xavier a dit que l'on fêtera ça dans la semaine, tous ensemble, autour d'un bon repas et il me tarde déjà d'y être.
Mais pour l'heure, je troque ma chemise et ma cravate contre un tee shirt bien plus confortable, un short large et des baskets usées jusqu'à la moelle pour je rejoins Raphaël chez lui.
Sa maison se trouve à la sortie du village, sur un magnifique domaine viticole dont sa famille est propriétaire. Du fait de leur métier, ses parents sont tout le temps en déplacement, et Raphaël se retrouve souvent seul, mais depuis l'adolescence, il profite de ce temps pour effectuer des travaux d'aménagement. Je ne sais pas s'il se voit y rester, mais c'est un passe-temps qu'il conserve années après années.
Lorsque j'arrive devant la façade de la grande maison à deux étages en pierre apparente, mon ami est déjà en train de remplir une grande carriole de merdes en tout genre, face à la grange au style extérieur similaire. Je me gare derrière le 4x4 ancien de son père, sors de ma voiture en claquant la portière et m'approche de lui alors qu'il se redresse, tout poussiéreux.
— C'est fou tous les trucs absurdes que l'on peut trouver dans un grenier, souffle-t-il en essuyant son front.
— Comme quoi ?
— Une malle pleine de vieux magazines de cuisine et un coffre avec tous les biberons en verre de quand j'étais petit.
— Peut-être que tes parents avaient prévu de te les léguer ? rigolé-je.
— Non merci. Ils sont très moches.
— Bon, allez ! m'exclamé-je en tapant des mains. Dis-moi ce que je dois faire.
Raph se retourne vers l'entrée de la grange où sont disposés plusieurs tas d'objets.
— Tu prends tout ce qui est en bois pour le mettre dans la carriole et toute la vieille vaisselle dans mon coffre pour qu'on fasse un premier aller-retour.
— C'est parti.
Je pose mes clés de voiture et m'approche du foutoir. Je soulève de vieilles étagères et des planches rongées par les mites et je confirme : on garde vraiment n'importe quoi... Même une vieille marionnette en pin, amputée d'un membre et de ses deux oreilles.
Effrayante.
En moins de trente minutes, la benne est pleine et nous nous dirigeons vers la déchetterie qui se trouve à une dizaine de kilomètres.
Sur le trajet, nous parlons un petit peu de tout et de rien. La dispersion post bac ne nous permet pas d'être aussi proches qu'avant, même si nous faisons de notre mieux pour garder le contact avec l'ensemble de notre groupe de potes.
— Alors, j'ai entendu dire que tu t'étais réconcilié avec Stella ? demandé-je alors que nous attendons à un feu rouge.
— Les nouvelles vont vite.
— Ici ? Toujours, ironisé-je.
— On s'est embrassés à la fête qu'elle avait organisée chez elle, m'explique-t-il. Et le lendemain, je lui ai plus ou moins dit que j'aimerais réessayer.
— C'est super, j'espère que ça va fonctionner.
— On a tous les deux évolué donc j'ai envie d'y croire, sourit-il en redémarrant.
Quand il dit ça, Raph a ce petit rictus au coin de la bouche, on dirait qu'il plane à dix-mille. Tout ça pour une fille. C'est assez mignon, ce dire que même après un échec, il est encore possible de se réconcilier tout en ayant appris de ses erreurs... Je lui souhaite beaucoup de bonheur !
Arrivé devant les grands bacs en acier, Raphaël se propose pour tous les vieux objets en bois alors que j'ouvre le coffre pour jeter la vaisselle. Par pile de dix, je jette les vieilles assiettes fissurées et inutilisables dans un grand fracas. Alors que je m'apprête à prendre un nouveau tas, je m'arrête et observe le dessin sur le dessus. On dirait un chat dans une forêt aux arbres bleu et jaune - ou peut-être que c'est un tigre ? Un ours ? Un singe ? - dessiné par un enfant.
— C'est toi qui as fait ça ? rigolé-je en lui montrant l'œuvre d'art.
— Oh waw ! Je ne sais pas, peut-être, dit-il en s'approchant.
Il prend délicatement le récipient dans ses mains à la recherche d'un indice prouvant son innocence alors que je fais un nouvel aller-retour avec un carton de verres cassés.
— Tu ne peux pas jeter ça, ta mère t'en voudrait à mort.
— Eh, regarde. Il y a écrit John dessus. Je savais que ce n'était pas moi, j'avais plus de talent que lui.
— Vantard.
— Cette chose est la preuve même de son non-talent. Heureusement qu'il est devenu militaire et pas peintre.
— Il va comment d'ailleurs ? Je ne l'ai pas vu depuis la soirée de ta copine.
— Il va bien. Il est parti voir nos grands-parents quelques jours et il rentre ce soir.
— On devrait faire un truc tous ensemble vendredi, avec ton cousin, Léo et Mehdi. On peut aller au bar, ça fait longtemps.
— Vendredi, John ne peut pas. Mais samedi soir, si tu veux.
— Ah bon ? Qu'est-ce qu'il a de prévu ? demandé-je surpris.
Habituellement, John s'ennuie un peu pendant ses perms. Comme il n'est pas souvent là, il n'a donc pas pu se faire beaucoup de connaissances à part son cousin, alors nous l'avons très vite pris avec nous. C'est dommage, car c'est un mec vraiment sympa.
— Il a un rendez-vous, se contente-t-il de dire.
— Pour le boulot ?
— Non. Avec Mia, dit-il en me tournant le dos pour jeter le morceau de bois qu'il a dans les mains.
Un trou se forme dans mon estomac. J'ai dû mal comprendre. Ce n'est pas possible.
— Tu te fous de moi ?!
— Il lui a demandé la semaine dernière et elle a dit oui, répond-t-il fermement.
Le trou s'agrandit pour devenir un énorme cratère profond et désagréable. Elle a un date avec un homme, et ce n'est pas n'importe qui. Putain de merde. Je n'arrive pas à y croire. Il n'y a pas une sorte de code entre mecs qui interdit de sortir avec les ex ? Je veux dire, il y a tellement d'autres filles, alors pourquoi il l'a choisi, elle ?
Je me pose un instant sur le bord du coffre en essayant de réfléchir à toute allure. Dans les faits, ça ne devrait pas me faire quoi que ce soit, je ne suis rien pour elle et elle ne m'a rien promis. On est seulement des ex qui essaient de rester amis. Pourtant, je suis à deux doigts de mettre un coup de poing dans un mur pour soulager la rage qui bouillonne en moi.
— Et personne ne me l'a dit ?
— Pour quelle raison j'aurais dû te le dire ? Ça ne nous regarde pas.
— C'est juste que... Tu ne trouves pas ça bizarre ?
— Ils sont majeurs, vaccinés et capables de savoir ce qu'ils font, alors non.
— Enfin quand même... grommelé-je.
— Je ne pensais pas que tu réagirais comme ça, soupire-t-il en s'asseyant près de moi. Je t'apprécie, vraiment, mais j'ai toujours fait en sorte de ne pas me mêler de la vie amoureuse de Mia. Aux dernières nouvelles, elle et toi c'est de l'histoire ancienne et si elle veut aller de l'avant alors je suis derrière elle à cent pour cent.
Ça a du mal à passer. Je sais qu'au fond, il dit vrai. Et puis, qu'est-ce que ça peut bien me foutre ? Moi aussi, j'ai déjà eu d'autres filles, et j'ai détesté quand elle a mis son grain de sel entre Tiffany et moi, l'an dernier, mais à ce moment précis une rage illégitime monte en moi et j'ai envie de tout casser.
— À moins que les choses aient changé ?
— Non, ce n'est rien. Oublie.
Je me lève, encore secoué par cette nouvelle en essayant de lui montrer le moins possible. C'est son meilleur ami et je ne sais pas vraiment ce qui me prend.
— Tu es sûr ?
— Oui. Elle fait ce qu'elle veut.
Je prends une nouvelle pile de vaisselle en vérifiant qu'il n'y a pas de souvenirs et lance de toutes mes forces les assiettes et les verres un par un en les regardant se briser en morceaux. Si quelque chose est en mesure de me calmer un petit peu après ce que je viens d'apprendre, c'est bien de détruire des objets.
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