Chapitre 20 - Mia (p2)


Mia.

Il n'y a plus aucun mouvement dans tout le salon et le calme reprend ses droits alors que maman s'évertue à nous faire la morale. Même si elle est la femme la plus douce et la plus gentille que je connaisse c'est également le seul humain au monde qui me fasse peur. Je ne parle pas de la petite frousse de quelqu'un qui se planque derrière une porte pour vous faire crier, mais bien de la sensation qui vous glace le sang.

— Vous êtes insupportables ! Toutes ! Vous avez la chance de faire partie d'une grande famille et vous devriez vous aider et vous soutenir au lieu de vous battre constamment ! Je me demande bien qui a pu vous élever comme des animaux sauvages. Parce que oui, c'est à ça que vous ressemblez.

— Mais maman, elle... geint Sophie.

— Stop !

— C'est juste que... tente Léna à son tour.

— La prochaine qui ouvre la bouche aura affaire à moi, gronde-t-elle.

Nous ne faisons plus les malignes, toutes les cinq en rang d'oignons, nous contemplons harmonieusement nos pieds. L'expérience nous a appris que dans ce genre de situation, il est toujours plus judicieux de ne pas la ramener et d'acquiescer tout ce qu'elle va nous dire par la suite.

— J'en ai marre de vos chamailleries. Ce soir vous restez ici, et on va passer une soirée en famille. Est-ce que c'est clair pour tout le monde ?

Nous hochons la tête sans un mot, de peur de nous attirer à nouveau ses foudres. Pourtant du coin de l'œil, je vois que Daphné et Claire se tendent rien qu'à cette idée. Sûrement une escapade nocturne prévue avec leurs amies ou un garçon. Peut-être même avec Léo.

Notre matriarche frappe dans les mains et nous invite à la suivre jusqu'à la salle adjacente pour préparer le repas du soir. En tant que cheffe, elle pense que la cuisine est une vraie thérapie permettant de se recentrer sur soi, sur ses émotions. Du plus loin que je me souvienne, elle a toujours essayé de nous initier. Il faut bien avouer que ça a fait ses preuves plus d'une fois dans notre foyer, que ce soit mes parents entre eux ou avec nous, il en sort toujours du positif.

— Je vous laisse choisir ce qui vous fait plaisir, sourit notre mère en ayant repris son calme légendaire. Après, nous mangerons ensemble et on fera un jeu de société.

Je passe devant Daphné en m'approchant du frigo et ouvre la porte en l'ignorant. Je l'entends grogner derrière moi, mais je me concentre pour trouver mon aliment du jour : une barquette de morceaux de bœuf qui me fait de l'œil.

Alors que je m'apprête à le prendre, une main manucurée le récupère. Je me retourne vers ma grande sœur en tirant d'un coup sec sur le récipient en polystyrène. Elle fait la même chose et nous nous lançons dans une bagarre silencieuse - et très immature -.

— Mia, Daphné, le bœuf est une bonne idée, nous interrompt la chef de cuisine. Vous n'avez qu'à trouver la recette ensemble.

Je capitule et lâche la viande, alors que ma sœur a un mouvement de recul. Elle pose le plat sur le plan de travail en granit rose en me fixant.

Je sens qu'on va s'éclater...

— Bon, tu as une idée de plat ? demandé-je en croisant les bras.

— Du sucré-salé ? J'ai vu qu'il y avait des pruneaux.

— Tu veux faire une carbonade flamande* ?

— Super, faisons ça, dit-elle en se dirigeant vers le frigidaire. Je prends des carottes, ça rend aimable.

Je la fusille du regard pendant qu'elle ouvre la porte métallique et y prend les aliments dont nous aurons besoin. De mon côté, je suis à la recherche d'une poêle et d'une cocotte qui nous serviront lors de la réalisation de la recette.

Je me retourne vers l'îlot central en tenant notre grosse marmite bleue en fonte et observe maman déambuler dans la cuisine en regardant chacune de nos trouvailles sans pouvoir s'empêcher de nous donner quelques conseils. Elle est toujours très sérieuse quand il s'agit de confectionner un repas.

La plus jeune de la fratrie, Léna, est la plus douée d'entre nous dans le monde de la cuisine. Elle a hérité du don extraordinaire de notre génitrice. Donnez-lui trois ingrédients et elle vous fera le meilleur repas que vous n'ayez jamais mangé. Aujourd'hui, il semblerait qu'elle ait opté pour des courgettes jaunes ainsi qu'un poivron de la même couleur. Elle est accompagnée de Sophie qui la laisse prendre toutes les décisions et de Claire qui déteste ce genre d'activité et qui n'hésite pas à le montrer et le faire entendre en faisant des grimaces et des grognements intempestifs.

~ ~ ~

Notre recette avance bien. Daphné et moi sommes très efficaces et nous nous contentons de discuter de la cuisson des aliments pour ne pas risquer une engueulade supplémentaire. Nous avons déjà épluché et émincé les légumes, les morceaux de viande sont en train de revenir dans du beurre et je m'apprête à dénoyauter les pruneaux.

— Je vais déglacer les oignons, si tu veux, dit-elle en prenant trois bières dans le frigo.

— D'accord, acquiesce-je en séparant les noyaux des fruits séchés.

— Après, il ne restera plus qu'à mettre tout dans la cocotte et surveiller la cuisson pendant une heure.

Je hoche la tête en signe d'affirmation et ma sœur s'approche de moi en me tendant une des cervoises. Je l'attrape en la remerciant à demi-mot, alors qu'elle me regarde sans bouger.

Je cherche le tire-bouchon dans le tiroir du haut et décapsule les trois bouteilles. Nous buvons chacune une gorgée en nous souriant, un peu mal à l'aise, puis je continue à ouvrir méticuleusement les pruneaux sur la planche à découper.

— Mia ?

— Mmh.

— Écoute, j'aimerais bien qu'on parle de ce que tu as vu samedi.

— Je n'ai rien vu qui mérite une discussion, me contenté-je de répondre sans me retourner vers elle.

Pourtant, je sens ses pupilles peser sur ma nuque. Elle ne bouge pas et me fixe. Je m'apprête à lui balancer une blague sur son incapacité à réfléchir et cuisiner en même temps pour désamorcer la situation, quand elle me déstabilise en disant :

— Je sais qu'entre nous c'est conflictuel... mais depuis que tu nous as surpris, j'ai l'impression que c'est pire.

— C'est pas faux, soufflé-je.

Je m'arrête de cuisiner un instant. C'est énervant, mais je sais qu'elle est dans le vrai. Je me tourne à nouveau vers elle en disant :

— J'en ai marre qu'on se dispute sans cesse... Tu es ma sœur et c'est usant d'être toujours en guerre contre toi.

Quand nous étions petites, nous étions très complices. Maman raconte souvent que lorsque je suis née, Daphné restait penchée au-dessus de mon berceau pendant des heures en me regardant comme la septième merveille du monde. Puis, une fois que j'ai été en mesure de marcher à quatre pattes, nous sommes devenues inséparables. Elle était ma Dadou et j'étais sa Mimi. Notre jeu préféré était de faire croire à tout le monde que nous étions jumelles. Nos grands yeux verts, nos cheveux châtains, nos grosses joues parsemées de taches de rousseur et nos vingt-et-un mois de différence permettaient de berner certains adultes et nous finissions presque par y croire nous-mêmes. Nous passions nos journées entières ensemble et les parents nous retrouvaient régulièrement endormies dans le même lit. À tel point qu'ils ont fini par installer nos matelas dans la même pièce pour une question de confort - et de sécurité -.

C'est pour dire à quel point notre relation était forte.

Mais tout a changé quand nous sommes rentrées au collège. Nos caractères, déjà très différents, nous ont éloignées et c'est sans parler de nos fréquentations. Elle faisait partie de l'élite et, alors que je restais le vilain petit canard, elle s'est transformée en un grand et magnifique cygne. Et c'est à partir de là que les gens n'ont cessé de nous comparer, que ce soit au niveau physique, intellectuel, ou caractériel. Elle était mignonne, intelligente et calme, alors que j'étais bouboule, dissipée et ingérable. Le choix était vite fait.

Je me suis rapidement mis à la détester d'avoir tout ce que je n'avais pas et la crise d'adolescence n'a pas arrangé nos rapports... Il y a bien des moments où nous arrivons à discuter, mais une tension persiste entre nous, et tout ça commence à me lasser.

— Tu as raison, avoue-t-elle. On est des adultes maintenant, et tu me manques beaucoup.

— Tu fais ça pour que je ne raconte rien sur Léo et toi ? demandé-je méfiante.

— Non, ça n'a rien à voir avec lui. Je te le jure, continue-t-elle en levant la main gauche en l'air.

Son petit air innocent me fait sourire et je hoche la tête pour lui indiquer que je le veux aussi. Je baisse les armes, pour ma sœur, pour notre relation et parce que je veux croire que tout n'est pas perdu.

— Bon aller, on finit de déglacer les oignons et on ira boire la bière dehors, ordonne-t-elle, comme un vrai petit tyran.

— À vos ordres, annoncé-je en faisant un salut militaire, qui la fait rire.

Une fois tous les ingrédients placés dans la marmite à feu doux, Daphné et moi prenons notre bouteille en verre et nous glissons discrètement par la porte vitrée sur la terrasse alors que Léna, Claire et Sophie ont déjà déserté la cuisine.

En refermant la paroi coulissante, je croise le regard discret de ma mère dans notre direction. Elle a toujours fait semblant de ne rien connaître des conflits qu'il pouvait y avoir entre ses cinq filles, mais la vérité c'est qu'elle sait tout et qu'elle voit tout.

Peut-être même qu'elle a un pouvoir de mentaliste.

Nous nous asseyons sur deux chaises côte à côte en trinquant. J'allume la bougie qui se trouve au centre de la table alors qu'elle boit une gorgée au goulot en me demandant :

— Tu as mis le minuteur ?

— Oui, madame la-maniaque-du-contrôle, rigolé-je en faisant une voix de dessin-animé.

— Arrête de te moquer, grogne-t-elle en me frappant gentiment le bras.

Je ne peux pas m'empêcher d'arborer un sourire léger. Croyez-le ou non, mais je passe un bon moment en compagnie de ma sœur aînée et ce n'est pas arrivé depuis un moment.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? soupiré-je en plaçant ma tête sur son épaule.

— Tu veux dire pour qu'on finisse par se détester ?

— Oui.

— Je ne sais pas trop. Le temps, sûrement...

— Daph, je... C'est difficile à avouer, mais je crois qu'en fait j'étais jalouse.

De son aisance, sa façon de ne rien laisser au hasard et de maîtriser n'importe quelle situation alors que j'ai toujours eu l'impression de vivre à tâtons, les yeux bandés sans savoir où je vais.

— Jalouse de qui ?

— De toi.

— Mais enfin, tu n'as aucune raison, s'étonne-t-elle.

— Tu ne t'en rends peut-être pas compte, mais on n'a pas eu la même adolescence toutes les deux.

— Non, c'est sûr. Je me suis laissée dicter ma conduite par de jeunes ingrats pour rentrer dans le moule alors que tu n'as pas hésité une seconde à être toi-même.

— Quitte à être moquée et reléguée au second plan.

— J'ai toujours admiré ta force de caractère, dit-elle en prenant ma main dans la sienne. Et, j'aurais aimé avoir le courage de faire comme toi. Mon adolescence n'était pas mieux que les autres.

Je la regarde dans les yeux un instant, ne sachant pas quoi lui répondre. Comment peut-elle sérieusement envier mes années de lycée ? Grandir à côté de l'incarnation de la petite fille parfaite n'était vraiment pas une partie de plaisir. J'étais transparente et la plupart du temps paniquée à l'idée de devoir interagir avec les autres élèves alors que, de son côté, elle avait plein d'amis. J'ai cru naïvement qu'elle avait vécu une période bien plus facile que la mienne et qu'elle était une femme forte et sûre d'elle, mais je l'ai peut-être idéalisée finalement... Car tous les adolescents sont mal dans leur peau, n'est-ce pas ?

Nous restons plusieurs minutes, l'une contre l'autre en regardant l'obscurité de notre jardin. On distingue vaguement les branches feuillues du figuier au fond du terrain, éclairé par un lampadaire public de l'autre côté de la rue. J'entends le bruit caractéristique des petites grenouilles qui se trouvent dans le bassin du voisin et une musique latine lointaine qui nous berce doucement.

— Tu l'as dit à quelqu'un ? finit-elle par demander en se tournant légèrement vers moi.

— À Arthur... avoué-je.

— Je me doutais bien que c'était toi. Léo et lui ont eu une discussion hier à ce sujet.

— Je suis désolée d'avoir balancé ton secret. Je ne compte pas recommencer.

— Je te pardonne.

— D'ailleurs, c'est quoi comme relation ? Un couple ? Du sexe ? Autre chose ?

— Si ça ne te dérange pas, j'aimerais ne pas en parler, marmonne-t-elle en buvant une nouvelle gorgée.

— Oh... Euh oui, d'accord. En tout cas, tu sais que si tu en as envie je suis là. Vu que je suis la seule au courant.

— Merci, mais non. Pour le moment, je ne sais pas quoi dire.

— Prends ton temps alors. Et surtout s'il te fait du mal, je lui refais le portrait.

Mes répliques ont au moins eu l'avantage de la faire rire. Je la regarde un instant pendant qu'elle lisse méticuleusement la nappe en plastique transparente qui se trouve devant nous, signe qu'elle me cache quelque chose. Pourtant je n'insiste pas, la connaissant, je n'arriverai qu'à la braquer.

Ma sœur reste fidèle à elle-même et n'aime pas s'étaler sur sa vie privée. Si un jour elle se sent prête, elle m'en dira plus, même si, pour le moment, j'en doute.

~

La carbonade flamande est une recette de cuisine traditionnelle des cuisine belge et cuisine du Nord-Pas-de-Calais, variante de carbonade à base de morceaux de bœuf braisé à l'étouffée avec de la bière belge ou bière du Nord-Pas-de-Calais.

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