Chapitre 14 - Arthur


Arthur.

J'ai à peine le temps de profiter de la fraîcheur du bassin que le coach nous invite à l'écouter en sifflant un grand coup. J'attrape l'étrier du plot de départ numéro cinq et mon frère se place sur celui d'à côté.

— Un peu de silence ! crie notre entraîneur. J'espère que votre PPG[1] a été efficace cette semaine. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que dans huit jours nous avons une compétition. On va partir sur un entraînement pyramide. Un tour de chauffe de cinq-cents mètres nage libre. Ensuite, chacun sa spé. Je veux vous voir glisser sur l'eau, c'est clair ?

— Oui coach, lâchons-nous en cœur.

Vernon, notre entraîneur, est un homme au fort caractère. Il semble constamment en colère et ne s'embarrasse jamais de politesse. Son gabarit et sa grosse moustache grisonnante lui confèrent un physique d'ogre. Je sais qu'il peut paraître abrupt au premier abord, mais c'est le meilleur coach que j'ai jamais eu. Il croit en chacun d'entre nous et ne s'excusera jamais d'être sévère pour nous faire progresser.

Il nous répète sans cesse : "C'est en nageant que tu franchiras la ligne d'arrivée." / "Si tu sais où tu veux aller, il suffit de nager pour y arriver. Ce n'est pas moi qui vais t'y porter."

Sa carrière en tant que nageur professionnel l'a amené jusqu'aux J-O, en 1996, à Atlanta, et en 2000 à Sydney. Suite à une blessure à l'articulation de l'épaule, il n'a pas eu d'autre choix que de faire une croix sur tout ça. Même s'il ne reste plus que sa carrure pour refléter ce passé d'athlète, je l'estime beaucoup. Je n'aurai peut-être jamais le niveau d'aller aux Jeux Olympiques de 2024, mais c'est un honneur d'être entraîné par l'un des meilleurs nageurs de sa génération.

— Attention, ça part à la rouge à zéro[2] !

Lorsque l'aiguille des secondes finit son tour de cadran, il fait résonner son sifflet dans la salle et nous partons tous pour un tour de chauffe en nage libre.

— Vous êtes mous ! Je veux voir des requins, pas des mollusques !

L'entraînement d'aujourd'hui a été intense et nous nous sommes rendus dans les vestiaires dans un silence de plomb. Sonné et encore sous les effets de la sérotonine et des endorphines, je profite de la douche en fermant les yeux. L'eau chaude contraste avec la fraicheur de mon corps. Je frotte mon savon à la menthe sur mon torse et mes cheveux pour essayer de me défaire de l'odeur du chlore.

J'ai pris mon premier cours de natation à l'âge de quatre ans. Mon père pensait que c'était indispensable que nous apprenions à nager puis il s'est vite aperçu que nous étions doués. Mon frère et moi avons gravi les échelons jusqu'à commencer les championnats, et c'est rapidement devenu une passion familiale.

Quand je glisse dans l'eau, je suis dans ma bulle et j'oublie tout le reste. C'est mon élément. Je m'y sens mieux que sur la terre ferme et si je le pouvais je passerais le plus clair de mon temps ici, dans un lac, ou bien tout autre endroit à proximité de l'eau. En fait, il ne me manque plus que d'apprendre à respirer sous l'eau et je n'en sortirais plus jamais.

Je vais devenir un triton. Ça, c'est une idée de génie ! Je passerai ma vie dans les profondeurs et je vivrais une vie de roi. Je pourrais côtoyer des sirènes, et on ne va pas se mentir, elles sont hyper sexy. Ce n'est pas pour rien que les marins se jetaient par-dessus bord pour les rejoindre. Elles avaient un charme fou, une voix envoûtante et un corps de déesse. Et les hommes sont faibles devant les attributs féminins, alors forcément...

Moi le premier, j'aurai sauté.

Le seul problème que j'ai trouvé avec le temps, c'est mon anatomie. Un triton à un haut du corps d'homme et la partie inférieure est celui d'un poisson à longue queue. Mais dans les légendes, ils n'expliquent pas comment font ces créatures pour passer du bon temps, et l'on ne va pas se mentir, j'aurais du mal à m'en passer.

— Oh mec, tu comptes dormir ici ? s'agace Léo, me tirant de ma réflexion.

— Pardon, je suis un peu fatigué de ma semaine.

J'éteins l'eau de mon pommeau et attrape ma serviette. Alors que je la noue autour de ma taille, je remarque que je suis le dernier sous les douches. Je me dirige vers notre vestiaire commun tandis que mon frère me suit de près.

— Ça se passe bien à la caserne ?

— Tranquille. En ce moment y'a pas de grosses interventions alors on vérifie que le matériel fonctionne bien.

— Et c'est toujours aussi bien ?

— Toujours. Je pense que j'ai trouvé ma voie.

J'attrape mon sac et en sors mes vêtements en séchant mes cheveux avec ma seconde serviette.

— Vernon était en forme aujourd'hui. La séance était explosive !

— Tu n'es plus à la hauteur, Gab ? se moque Valentin.

— On verra ça jeudi prochain, rigole Gabriel, l'un de nos camarades.

— D'ailleurs, n'oubliez pas, ce vendredi je fais une fête chez mes parents. N'hésitez pas à ramener du monde.

Valentin me lance un regard interrogateur et j'acquiesce. Il est l'un des plus doués de notre équipe et ce n'est jamais le dernier pour faire la fête. Si l'on fait abstraction de certains de ses amis d'enfance peu recommandables, les soirées chez lui sont toujours une réussite. Mehdi, Léo et moi avons bien l'intention de nous y rendre, et profiter de pouvoir dormir sur place pour se créer de bons souvenirs.

— On passera, confirme Léo.

Une fois rhabillés, mon frère et moi nous dirigeons vers la sortie. Arrivés près de ma vieille voiture blanche, je l'ouvre en insérant la clé dans la porte conducteur et nous nous installons à l'intérieur. Je démarre pendant qu'il ouvre sa fenêtre pour allumer une cigarette.

— Tu fais quoi ce soir ? me demande-t-il.

— Pas grand-chose, j'ai une grosse réunion demain.

Mon frère se contente de hocher la tête en regardant les immeubles qui défilent. Je me concentre sur la route en pensant à notre entrevue avec de potentiels futurs clients. Je dois connaître le projet sur le bout des doigts et je vais sûrement passer la soirée à relire encore et encore le dossier.

— Travailler avec papa, ça c'est vraiment une idée de merde, dit-il en tournant la tête vers moi.

— Non, ça se passe bien, me contenté-je de répondre en haussant les épaules.

— Forcément. Avec toi, il n'a jamais rien à redire.

— T'abuses Léo, il n'est pas si désagréable, soupiré-je.

— Parce que tu coches tous ses critères. Moi, j'ai le droit à des réflexions sur mes choix de vie à chaque fois que je leur rends visite.

Je touche nerveusement un fil qui dépasse de la couture de mon volant en serrant ma mâchoire pour ne pas dire quelque chose que je regretterai. Il ne semble toujours pas comprendre pourquoi mes parents sont si possessifs en ce qui le concerne.

Plus jeunes, nous étions des cancres, jamais les derniers pour faire des conneries, nos parents ne savaient plus comment nous contenir. Les profs nous appelaient même la "tornade Pietron" -et ce n'était pas un compliment-. L'adrénaline était notre mode de vie. On tentait les choses les plus stupides et les plus dangereuses, juste pour s'amuser.

Mais la palme d'or de la connerie nous a été attribuée un soir, alors que nous faisions de l'urbex. Accompagné de deux connaissances qui voulaient nous prendre en photo, mon frère s'est cru capable de marcher en équilibre sur une poutre en béton au deuxième étage. Il voulait amuser la galerie et avoir des posts sensationnels pour ses réseaux sociaux. Mais après plusieurs pas, son pied a glissé et je l'ai vu tomber.

Je me souviendrais toute ma vie de cette vision. Léo, allongé sur le dos, inconscient, sur le sol de l'immeuble en ruine. J'ai cru qu'il était mort. Je me suis précipité vers lui, et j'ai vérifié sa respiration. Elle était très faible. Mon premier réflexe a été de vouloir le secouer pour le réveiller, mais je me suis souvenu d'un reportage sur les accidents du travail qui insistait sur le fait de ne pas toucher un homme après une chute violente.

J'ai immédiatement appelé les pompiers et ils ont mis une quinzaine de minutes pour arriver. C'est seulement au moment où il a rouvert les yeux et que je me suis rendu compte que j'étais resté en apnée tout le long.

Mon jumeau, ma moitié, mon alter ego depuis toujours était vivant. S'il ne s'était pas réveillé, je m'en serais voulu toute ma vie... J'aurais dû insister sur le fait que ce n'était pas une bonne idée. Je l'ai laissé faire alors que j'aurais dû le protéger.

Deux secouristes l'ont tout de suite pris en charge et le commandant est venu me poser des questions. Les deux lâches s'étaient enfuis, sûrement par peur des conséquences et l'homme en face de moi ne s'est pas gêné pour me faire la morale. Je n'étais pas en position de me défendre, nous avions fait une bêtise et Léo avait failli mourir.

Il s'en est sorti avec le coccyx cassé, deux gros hématomes sur le dos et une légère commotion cérébrale. Le médecin a bien insisté sur le fait qu'il avait eu énormément de chance. Il aurait pu avoir un traumatisme vertébral, cervical, ou pire encore.

— J'essaie juste de ne pas faire trop de vagues, tenté-je doucement en chassant ce souvenir douloureux.

— Apparemment, tu y arrives mieux que moi, rétorque-t-il, la voix pleine de reproches.

— Tu sais très bien que ce n'est pas contre toi...

Je soupire en regardant la route. Cet épisode m'a remis les idées en place. J'ai arrêté de me mettre en danger et j'ai pris la décision de faire attention à ma vie, qui ne tient finalement qu'à un fil. J'ai arrêté les activités stupides pour me concentrer sur les autres aspects de mon existence.

Mon frère n'a pas vécu ce drame de la même manière. Une fois à nouveau sur pied, il a insisté sur le fait que la vie était courte et qu'il ne fallait pas la gâcher en restant inactif et que si cela devait lui arriver à nouveau, il voudrait avoir fait tout ce dont il rêve.

Mes parents ont eu très peur pour lui, ils sont d'ailleurs devenus très protecteurs, et plus ils le couvent, plus il déconne. Il refuse catégoriquement de discuter de son accident et très peu de personnes connaissent cet évènement, puisque Léo a lui-même inventé un mensonge afin de ne pas l'ébruiter. Et c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles il est parti vivre à l'étranger pendant près de deux ans, afin d'assouvir son besoin de liberté.

Je me gare sur le bord de route, près de l'immeuble dans lequel vit mon frère. Je me retourne vers lui pendant qu'il attrape son sac sur la banquette arrière.

— On se tient au courant pour la soirée, se contente-t-il de dire.

— Bien sûr. Ça va être super.

— Je vois Mehdi ce soir. Si tu changes d'avis, on sera à l'appartement, soupire-t-il en me tapant dans la main.

— Une prochaine fois. Promis, souris-je.

— Bonne soirée, dit-il en sortant.

Lui et moi avons toujours eu une relation fusionnelle, mais nos différences ont fini par creuser un fossé entre nous. Lorsque j'essaie de lui expliquer la peur que j'ai ressentie ce jour-là et les raisons qui m'ont poussé à changer, il le prend comme une confrontation.

J'ai l'impression que le temps m'éloigne de lui, mais j'espère arranger les choses, maintenant que nous vivons dans la même ville. Nous sommes jumeaux, deux faces d'une seule et même pièce et je ne vois pas ma vie sans lui.

[1] PPG (Préparation Physique Générale) : Il s'agit du terme communément utilisé en natation pour parler d'échauffement hors de l'eau et de musculation.

[2] à la rouge à zéro : La rouge désigne l'aiguille rouge du compte les secondes. Partir à la "rouge à zéro" signifie donc que le départ sera donné lorsque l'aiguille rouge pointera le zéro du cadran.

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