Chapitre 1 - Mia
Mia.
Je marche dans les rues de la ville de mon enfance et j'ai l'impression qu'elle a une odeur particulière, celle de la nostalgie. Adolescentes, mes sœurs et moi détestions vivre ici. Plus petite qu'une grande ville et plus grande qu'un petit village, c'était une commune sans aucun attrait pour nous. La plupart de ses habitants sont nés ici et comptent y demeurer jusqu'à la fin de leur vie. Mais contrairement à eux, j'ai longtemps eu comme objectif de partir.
C'est d'ailleurs ce que j'ai fait en quittant mon entourage pour faire mes études, loin d'ici. Peut-être que dans un premier temps, j'ai cherché à fuir. Mais ces années m'ont finalement permis d'apprendre qui j'étais, hors du cocon familial et de ce monde que j'avais toujours connu.
Ma licence m'a emmené si loin que je ne rentre que pour les fêtes de fin d'année et à peine une semaine ou deux l'été. Mais maintenant, cette commune a une tout autre saveur. Celle de la réminiscence. Celui du retour à la maison après plusieurs mois sans voir mes proches.
Alors que je marche dans les rues qui mènent au seul bar du minuscule centre-ville, je pense à mon meilleur ami, que je m'apprête à retrouver. Je ne l'ai pas vu depuis les dernières vacances de printemps, il y a huit semaines, lorsqu'il est venu me rendre visite dans mon petit appartement d'étudiante. Je suis impatiente de le serrer à nouveau dans mes bras.
Quand j'arrive enfin devant le café, je remarque que Raph est déjà là, sa veste de motard sur le dos, son portable à la main. Le sourire aux lèvres, je presse le pas lorsqu'il lève ses yeux verts sur moi.
— Je suis contente de te voir, m'écrié-je en lui sautant dans les bras. Tu m'as manqué.
— Toi aussi, répond-il en me serrant fort contre lui.
Entre nous, ça a été le coup de foudre amical. Nous nous connaissons depuis la petite section de maternelle et ce petit garçon drôle et bienveillant de la cour de récré est devenu l'une des personnes les plus importantes de ma vie. Aujourd'hui, sa gentillesse et sa patience font de lui un homme loyal sur qui on peut toujours compter. A tel point qu'il oublie parfois de penser à lui... Et, évidemment, son sourire charmeur et son humour lamentable ne sont qu'un bonus qui semble plaire aux femmes. Pourtant, entre nous, il n'y a jamais eu la moindre ambiguïté. Je sais qu'il est bourré de qualités, c'est pour ça qu'il est le meilleur ami que l'on puisse rêver.
— Écoute, Mia... hésite-t-il. Les jumeaux m'ont appelé, ils veulent boire un verre avec nous.
— Oh, je vois...
— Aucun problème avec Arthur ?
Mon petit cœur se met à palpiter. Je n'aime pas entendre ce prénom. Arthur, c'est de l'histoire ancienne. C'est aussi un sujet épineux que je ne veux pas aborder.
Il a emménagé ici il y a sept ans, avec son frère, Léo, et ses parents. Sa belle gueule d'ange m'a tout de suite séduite et nous avons vécu une histoire d'amour fusionnelle, compliquée, et pleine de désillusions pendant presque un an. Je n'avais que quinze ans, et nous avons tous les deux fini brisés. Depuis, nous nous évitons. Seulement, ce n'est pas si simple quand tous les aspects de nos vies sont imbriqués les uns aux autres.
Nos parents sont amis, et ils font régulièrement des repas ensemble. Nous faisions également partie de la même bande de potes, avec Raph, son frère, ma sœur et quelques autres. Notre groupe était soudé, et même s'il l'est toujours, notre rupture a provoqué un malaise encore palpable. Et, comme si ce n'était pas suffisant, sa maison est à seulement sept petites minutes à pied de celle de mon enfance.
Heureusement, maintenant, je vis depuis deux ans à cinq-cent-quatre-vingt-un kilomètres de chez lui et je ne le croise donc que très peu.
J'offre mon sourire le plus convaincant à Raphaël et me décide à répondre :
— Non, aucun.
— Ça fait longtemps que tu ne l'as pas vu ? demande-t-il, craintif.
— Je n'ai aucune nouvelle de lui depuis plus d'un an, et c'est du passé.
— J'espérais que tu répondes ça.
Tout ce que je lui dis est vrai. Depuis notre dernière rencontre, quelque peu agitée, de l'eau a coulé sous les ponts. J'ai pris en maturité et je ne le laisserai plus exercer une quelconque influence sur moi.
Après un dernier regard dans ma direction, Raph s'avance vers la porte du bar et m'invite à entrer. Plus jeunes, ce bistro était notre QG. Nous nous y rejoignons souvent pour parler et boire un verre. Ses tables en bois brut et ses chaises en fer industriel noir où nous passions des heures à discuter sont toujours là et l'atmosphère conviviale que dégage ce lieu est intacte. C'est un peu comme se retrouver plusieurs années en arrière, avant que tout ne devienne si difficile.
Je fais encore quelques pas à l'intérieur du bar et je n'ai qu'à glisser un rapide coup d'œil pour apercevoir Arthur et Léo assis au fond de la salle. Le voir me provoque un petit pincement incontrôlable dans ma poitrine. Je sens tout un tas d'émotions contradictoires se battre et me tordre le ventre. Raphaël n'est pas dupe, il me regarde du coin de l'œil et place sa main dans mon dos pour me donner du courage. Je prends une grande respiration et m'approche d'un pas assuré.
Et alors que je ne suis plus qu'à quelques pas des jumeaux, je ne peux m'empêcher de l'observer. Il a rasé sa barbe de près depuis la dernière photo que j'ai vue de lui sur les réseaux sociaux, mais son sourire est toujours aussi renversant. Ses cheveux blonds aussi semblent avoir eu le droit à une coupe d'été, ce qui permet de mettre en valeur les traits fins de son visage.
Léo, quant à lui, est fidèle à lui-même, les cheveux un peu plus longs, en bataille et la dégaine d'un gars décontracté et flegmatique, dont les soucis glissent sur lui sans jamais l'atteindre. Bien plus détendu que son frère, qui aime avoir le contrôle sur tout, Léo est un grand rêveur qui préfère dire qu'il vit sans se préoccuper du futur.
Lorsque nous arrivons devant leur table, ils se lèvent pour nous accueillir, puis s'avancent vers Raphaël pour l'enlacer et je reste un peu en retrait. Léo se tourne alors vers moi et se penche pour une brève accolade.
Il se rassoit et c'est au tour d'Arthur de me faire face, en souriant. Un agréable frisson me traverse la colonne vertébrale quand ses beaux yeux bleu azur me détaillent des pieds à la tête.
Je remercie mes sœurs de m'avoir incité à mettre une tenue élégante qui met en valeur mes larges hanches que j'ai appris à aimer. Je ne suis pas ce qu'on qualifierait d'un modèle de beauté. Considérée en surpoids depuis mes douze ans, mon reflet dans le miroir n'a pas toujours été simple à accepter. Entre les enfants qui nous nomment "boulette" ou "gros lard" et les adultes qui nous font penser que les régimes sont les seuls moyens de s'en sortir, il a fallu du temps et un travail sur moi pour me défaire de cette idée que mon corps était un problème. Il ne l'est pas, et moi non plus.
Arthur me tend la joue, je lui fais la bise avant de m'éloigner rapidement pour trouver ma place autour de la table, en essayant d'ignorer les battements frénétiques de mon cœur.
Je suis de moins en moins sûre de vouloir passer la soirée avec lui.
Le serveur vient rapidement prendre notre commande. Je prends un mojito et Raphaël une bière blonde. Je ne pensais pas boire d'alcool ce soir, mais si je dois rester en sa présence, autant me donner du courage.
— Alors, qu'est-ce que vous racontez ? s'enthousiasme Raphaël.
— J'ai à nouveau déserté les bancs de la fac, commence Léo. Je crois que tout ça, ce n'est pas fait pour moi. Du coup, je viens d'obtenir mon concours de sapeur-pompier. J'ai pris un appartement en centre-ville et ce n'est pas trop mal.
Il faut dire que Léo a un parcours assez atypique. Quand lui et son frère sont partis faire leurs études, il n'a pas tenu six mois et il a décidé de se lancer dans un grand tour du monde. Sans un sou en poche, il s'est rapidement retrouvé à devoir faire du Wwoofing au Brésil. Ses parents étaient fous d'inquiétude, et il est resté absent pendant presque deux ans. À son retour, il a tenté de s'intéresser de nouveau à l'université, mais j'imagine que certaines personnes ne sont simplement pas faites pour ça.
— Ça te correspond bien, lui répond mon meilleur ami.
— Oui, enfin son côté tête brûlée risque de lui attirer des ennuis, intervient Arthur en regardant durement son frère, qui se contente de hausser les épaules en ricanant.
La discussion reste en suspens quelques secondes, le temps au serveur de déposer nos boissons. Je le remercie d'un signe de la tête et porte le verre à ma bouche pour goûter mon cocktail.
— Et toi, ton master ? le questionne Raphaël.
— Je viens de passer mes dernières épreuves pour mon diplôme de génie-mécanique et je suis de retour dans la région, répond Arthur en haussant les épaules.
— J'ai postulé au même master que toi, pour l'an prochain. Qu'est-ce que tu en as pensé ?
— J'ai vraiment aimé. Il est très axé sur l'étude de bureau. Peut-être pas assez sur tous les autres aspects du métier, mais j'imagine qu'on les acquiert avec l'expérience.
Je ne prends pas vraiment part au dialogue, et me contente de les écouter, même si mon père m'a déjà rapporté quelques petits détails sur la vie des frères Pietron. Raphaël et Arthur se sont orientés dans des études similaires et se mettent à parler boulons et vis en acier. Je n'y comprends absolument rien.
— Et toi, tu en es où ? me demande Léo en se penchant vers moi.
— Je viens de valider ma deuxième année de licence en Science de l'Éducation.
— Et ça te plait toujours ?
— Toujours. Plus qu'une année, ensuite je devrais continuer avec un master.
J'apprécie le fait que Léo s'intéresse à mon parcours. Lui et moi n'avons jamais été très proches, à cause de ma relation conflictuelle avec Arthur, et de son caractère particulier avec la gent féminine. Grand dragueur dans l'âme et quelque peu obsédé par le sexe, en général les discussions tournent rapidement au vinaigre.
— Waw. Quel courage. Je n'ai pas survécu si longtemps.
— Ça, c'est parce que tu faisais trop la fête et que tu n'allais pas souvent dans les amphis.
— J'avoue, j'ai connu plus de filles que de professeurs, ironise-t-il.
Je souris à sa mauvaise blague et les deux férus de mécanique se raccrochent à notre discussion. Je fais mine de ne pas les avoir remarqués.
— Et toi, Mia, tu es en couple ? me demande Léo.
— Plus maintenant.
— Comment ça ?
Je soupire, un peu agacée de devoir raconter mes déboires amoureux devant mon ex-petit copain. D'autant plus que c'était une histoire sans aucun intérêt. Je n'étais pas amoureuse de Mathis et je l'ai quitté parce que notre relation était une grosse mascarade. Seulement si j'avoue ceci, c'est moi qui vais perdre.
Perdre quoi ? La compétition de la meilleure vie. On peut comparer notre jeu malsain à un concours de celui qui a la plus grosse, seulement comme je n'en ai pas, je lui étale mon incroyable destinée à chacune de nos rencontres. Bien sûr, j'extrapole toujours un max pour lui montrer à quel point son absence ne me fait rien.
Dans la vie de tous les jours, je n'aime pas la compétition, mais Arthur fait ressortir en moi les parts les plus sombres de ma personnalité. Je me souviens, un jour, lui avoir fait croire que je m'étais fiancée avec un bel Italien du nom de Pietro. Il était vert de jalousie et il y a cru jusqu'à ce que mon père, ce traître, rétablisse la vérité. Aujourd'hui, je vais éviter les mensonges démesurés et me contenter d'enjoliver la vérité.
— Elle l'a quitté il y a une semaine. C'était un gars... Particulier.
Mais c'était sans compter sur l'intervention de Raphaël.
— Voilà... Merci, pour ta délicatesse, grogné-je en lui donnant un coup dans les côtes.
— Intéressant, sourit Arthur en me regardant.
Il a son petit rictus arrogant, de celui qui pense détenir une information capitale, et ça me donne envie de l'étrangler. Il ne m'a fallu que cinquante-quatre minutes avant d'avoir l'irrésistible envie de lui coller une gifle monumentale. Pourtant, je me retiens, et ne le quitte pas des yeux.
Oh non, je ne vais pas te faire le plaisir de les baisser.
— Pas forcément, finis-je par dire.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demande Léo.
— On était ensemble depuis six mois, mais ça n'allait plus.
— Il était Italien lui aussi ? me provoque Arthur.
J'entends Raphaël glousser à mes côtés. Ce fourbe ne perd rien pour attendre.
— Non. Il était en STAPS, dis-je sèchement.
— Donc rien dans la cervelle.
— Et tout dans le pantalon.
Je vise là où ça fait mal. Arthur n'a aucune raison de rougir de cette partie de son anatomie, bien au contraire, mais je m'attaque directement à sa virilité et je sais qu'il ne laissera jamais passer ça.
— Donc c'était simplement un plan cul ?
— Non, une relation sérieuse. Je ne suis pas comme toi.
— Tu devrais, ça te débriderait un peu, rigole-t-il.
Je ronchonne dans ma barbe et fronce les sourcils. Notre joute verbale est puérile, mais je suis incapable de rendre les armes. Je ne veux pas qu'il croit un seul instant que j'ai encore le moindre soupçon d'attirance pour lui. Il me dégoûte et rien que d'être dans la même pièce que lui est une torture.
Une douce torture qui me tord à la fois l'estomac et le cœur.
Le revoir n'est jamais très agréable, et même si je me cache derrière une haine sans limite pour lui, la douleur n'est jamais loin. Notre histoire m'a fait beaucoup de mal et je n'en suis pas sortie indemne.
Raphaël tente alors de changer de conversation pour calmer les choses. Léo rebondit dans son sens et je me plonge dans le silence les vingt minutes suivantes.
Aux alentours de minuit, je décide de prendre congé pour rentrer chez mes parents. Habituellement, je serais peut-être restée plus longtemps pour profiter de mon meilleur ami, mais la présence d'Arthur me laisse un goût amer. Je ne suis pas totalement moi-même quand il est là, et être en colère m'épuise.
— Je vais rentrer, annoncé-je en rassemblant mes affaires.
— Déjà ? s'exclame mon meilleur ami.
— Oui. Demain, j'ai des choses à faire.
Raphaël se penche vers moi et me demande discrètement si tout va bien. Je me contente de lui sourire et de hocher la tête pour essayer de le rassurer, puis je me lève.
— Merci pour cette soirée.
— À très vite, sourit Arthur, un peu trop satisfait.
Je n'aime pas le ton qu'il emploie. J'ai l'impression qu'il se moque de moi. Pourquoi semble-t-il si ravi à l'idée de me revoir ? D'ordinaire, je le révulse autant qu'il m'écoeure. Je décide de ne pas faire attention à sa remarque et de quitter la table avec un dernier signe de la main pour Raphaël.
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