La condamnation à mort de Baalberith fut une surprise pour Baal. Enfin, pas la condamnation à mort en elle-même : l'annonce de celle-ci. En effet, la Générale des Armées avait déconnecté durant presque la totalité du procès. Elle avait clairement des choses bien plus importantes en tête, comme revivre avec beaucoup de plaisir la sensation du sang du traître entre ses doigts.

Elle avait quand même eu de la chance qu'on ne lui demande pas d'apporter un témoignage parce qu'elle aurait été quelque peu mal préparée pour l'occasion. C'était peut-être pour ça que personne ne l'avait pas inclus dans le programme. D'ailleurs, ce fut Lucifer qui lui donna un discret coup de coude avant de murmurer à son oreille :

« Réveille-toi, ma vieille. On va bientôt bouger. »

C'est ce qui lui permit d'entendre avec délice Eurynome prononcer les mots suivants :

« Baalberith est condamné, pour haute trahison et tentative d'assassinat, à être exécuté par décapitation. La sentence sera exécutée par le Bourreau Impérial, le Seigneur Alastair, sur la place de la Damnation Eternelle. »

Baal eut un sourire satisfait mais elle ne put s'empêcher de tout de même se défendre auprès de l'Impératrice :

« Je ne dormais pas ! protesta-t-elle donc.

- Mais oui, mais oui... Je te crois. Enfin lève-toi maintenant. C'est l'heure de passer au plat de résistance. »

Ainsi, Eurynome venait d'annoncer que le clou du spectacle devait se dérouler dans trois heures, le temps que les dispositions adéquates soient prises. En réalité, tout était déjà prévu dans les moindres détails depuis longtemps, mais il s'agissait de faire au moins un peu illusion que les résultats d'un tel procès n'étaient pas écrits à l'avance. On aurait pu croire que les Démons des hautes sphères d'influence n'avaient que faire de tels artifices, mais ils avaient découvert qu'un semblant de justice rendait la populace plus docile.

Lucifer se leva dans un frou-frou de tissu, à la différence de Baal qui sauta sur ses jambes sans se soucier le moins du monde du décorum. De toute façon, la diffusion en direct s'était interrompue après la déclaration d'Eurynome. Pour une fois que celui-ci annonçait une bonne nouvelle, d'ailleurs... Les gardes faisaient évacuer le public lambda dans un calme martial. Ils avaient été briefés de manière exemplaire. Parfois, les gens faisaient bien leur travail, aussi étrange que cela puisse paraître à Baal.

Cette dernière secoua la tête et se concentra sur la sortie de Baalberith qui fut assez rapide. On l'avait rendu muet, alors forcément, cela aidait à ne pas avoir un scandale bien pénible. L'entendre gueuler comme un putois ne faisait pas partie des ambitions de la Générale des Armées pour passer une bonne journée. Elle ne se posa pas trop de questions et suivit Lucifer qui se dirigeait vers Eurynome. Celui-ci avait déjà rejoint son nouveau petit rat de compagnie. Il eut d'ailleurs un joli mouvement de recul en remarquant son arrivée imminente.

« Dame Baal, dit-il prudemment en s'inclinant. »

Il avait parlé en démonique mais Baal demanda tout de même à Eurynome :

« Il a déjà pris des cours de langue ?

- Non. Il sait juste les formules de politesse, donc n'essaye pas de lui parler, il ne te comprendra pas.

- Pourquoi je prendrais cette peine, au fait ? renifla-t-elle avec dédain. De la vermine pareille... »

Elle avait bien l'intention de continuer à l'ignorer comme elle venait déjà de le faire sans aucune gêne.

« Le pauvre n'a pas dû saisir grand-chose durant le procès alors, lança Lucifer en lui adressant un sourire faussement bienveillant. »

Le rat ne le lui rendit pas, bien trop terrifié. Bien, pensa Baal, au moins, il connait sa place. C'est déjà ça.

« Ne vous inquiétez pas pour ça, les rassura Eurynome comme si elles en avaient besoin. Jacob va bien se débrouiller. Il a déjà commencé à me donner des informations intéressantes. »

Il se tourna vers l'ancien Humain et posa une main sur son épaule, l'air de rien. Il passa alors à l'anglais pour lui dire :

« N'est-ce pas, Jacob ? Tu m'es très utile... »

Son sourire plein de dents pointues et ses yeux à la pupille dilatée voulaient tout dire...

∞

Baal avait l'habitude de rester toute la journée assise à son bureau – on ne s'attendait pas forcément à ça de la part d'une Démone si belliqueuse –, mais elle devait bien avouer que pour une fois, elle y prenait plaisir.

Elle avait quitté Lucifer pour un moment afin de faire un saut à son appartement. Là-bas, elle avait retourné ses tiroirs jusqu'à retrouver l'appareil photo que Leonard lui avait offert à Noël dernier. Il avait appelé ça un polaroïd. Baal pensait que ça avait disparu depuis un moment avec le numérique, mais visiblement, c'était de nouveau à la mode. Dans tous les cas, elle ne l'avait jamais utilisé. Mais maintenant, c'était l'occasion rêvée. Elle se félicitait de ne pas l'avoir jeté comme la plupart des babioles inutiles qu'on lui avait données. Bon, ça ne devait pas être compliqué à utiliser. En plus, elle avait même changé les piles, au cas où, et avait vérifié s'il y avait bien des recharges de pellicule. Elle ne devrait donc pas avoir de soucis dans sa quête d'immortaliser la tête décapitée et dégoulinante de fluides divers de Baalberith. Elle avait tort, évidemment.

La place de la Damnation Eternelle n'était ni la plus grande, ni la plus belle de Lux. Cet honneur revenait à celle de la Chute. Toutefois, elle n'était pas déplaisante non plus. Surtout avec le billot en son centre. Personne n'aurait été étonné d'apprendre que cet élément en faisait un des endroits préférés de la Générale des Armées. Ce n'était pas pour rien que son appartement donnait dessus. Elle eut donc juste à descendre une volée d'escaliers en marbre blanc du plus bel effet – même s'ils étaient glissants à tel point qu'il avait fallu ajouter un tapis lit de vin moelleux afin d'éviter les accidents.

Lorsqu'elle sortit du bâtiment, Baal fut accueillie par un fourmillement de Démons mineurs qui préparaient ce qui l'était déjà. Elle se fraya un chemin et n'hésita pas à en pousser quelques-uns, juste pour le plaisir de les voir tomber sans qu'ils ne puissent y faire quoi que ce soit.

Malheureusement, son amusement fut de courte durée puisqu'elle se fit alpaguer par une Démone qui avait au moins eu le mérite d'avoir Chuté mais dont Baal ne se souvenait pas du nom. Furfur peut-être ? Cela importait peu au final.

« Générale, veuillez me suivre, je vous prie. Je vais vous conduire à votre place attitrée. »

Pendant un instant, Baal eut envie de l'envoyer bouler juste pour la beauté du geste, mais considéra qu'au final, mieux valait se taire. Ne serait-ce que pour arriver plus rapidement au carré VIP qui était destiné aux membres du Grand Conseil en plus de l'Impératrice. Elle se contenta donc de lui adresser un regard noir, en réponse à son intolérable audace. L'autre Démons l'accepta avec une grâce habituée à subir ce genre de traitement et s'empressa de la guider à travers la foule qui se faisait d'ailleurs de moins en moins dense.

La Démone l'amena jusqu'à Hécate qui commandait de nouveau les opérations de diffusion. Elle n'avait pas l'air très contente de voir Baal. A moins que ce fut autre chose qui ait attiré son attention. Comme par exemple l'appareil photo qui pendait autour de son cou – le signe ultime de la touriste. Un rictus se peignit sur le visage de l'Archidiablesse qui paraissait déjà être excédée par la situation :

« Tu ne crois quand même pas que tu vas avoir l'autorisation d'utiliser ça ? Je vais déjà me donner un mal de chien à contrôler toutes les images qui sortiront de cette histoire, alors je n'ai pas besoin que tu me rajoutes du travail.

- Mais je demande pas ta permission. Et puis de toute façon, c'est pour usage personnel. Pas pour vendre à des journaux que tu contrôles de toute façon. »

Hécate plissa les yeux alors qu'elles se dirigeaient vers l'estrade qui avait été installée en face de la plateforme d'exécution. Il faisait très beau aujourd'hui. Baal se demandait si Leonard n'avait pas influencé les Sortilèges qui empêchaient l'Enfer d'être condamné à une nuit éternelle.

« Tu m'as l'air de bonne humeur, remarqua Hécate d'un ton suspicieux.

- Et toi, de très mauvaise.

- C'est simplement que ça m'agace d'avoir à tout mettre en place au dernier moment ! s'exclama l'Archidiablesse qui avait vraisemblablement besoin de se plaindre. Okay, on l'avait préparé, mais là, j'ai l'impression d'avoir encore une montagne de choses à faire...

- Et c'est Madame Propagande et Politiquement Correct qui dit ça ? ricana Baal.

- Je préconise ça pour la populace. Ça ne veut pas dire que je n'apprécierais pas d'avoir la possibilité de réaliser des manœuvres plus... directes.

- C'est ce que je me tue à dire à tout le monde, répliqua la Générale des Armées. Mais étrangement, personne ne m'écoute jamais, alors que regarde-toi... »

Hécate secoua la tête pour l'empêcher de partir sur sa lancée et lui faire profiter d'un fantastique monologue auto-congratulateur. Baal fut à ça de prendre la mouche, mais l'autre Démone lui coupa la parole avant qu'elle n'ait eu l'occasion de le faire :

« Bon, c'est pas grave. Je n'ai pas envie de discuter avec toi, de toute façon. Garde ton appareil photo. Mais je te promets que si ça me cause le moindre travail supplémentaire, tu entendras de mes nouvelles ! »

Baal n'en avait absolument rien à cirer.

∞

Alastair avait bien astiqué sa longue épée bâtarde qu'il avait fait forger des siècles plus tôt et qu'il entretenait avec un soin presque maniaque. Elle reluisait au soleil. Cela ne devait pas très bien donner à la caméra avec les reflets, d'ailleurs. Baal appréciait qu'il prenne son temps pour arriver jusqu'à la plateforme d'exécution. Il avait aussi sorti son costume trois pièces gris anthracite et son borsalino blanc, sans doute dans une tentative désespérée de passer pour quelqu'un de classe. Malheureusement pour lui, avec une telle arme blanche, il paraissait juste bizarre et à côté de la plaque.

C'était en tout cas l'avis de Baal qui prit tout de même une photo avec une Lucifer goguenarde juste à côté d'elle. L'Impératrice avait d'ailleurs beaucoup apprécié sa démarche artistique, proposant ainsi d'en faire un album souvenir après l'exécution, pour le vendre aux amateurs du genre. Les membres du Grand Conseil n'avaient pour la plupart pas été convaincus du bon goût de cette idée. Lucifer avait simplement haussé les épaules et laissé tomber. Non sans leur avoir déclaré qu'ils ne savaient vraiment pas s'amuser.

Alastair atteignit enfin l'endroit où Baalberith allait vivre ses derniers instants. Ce dernier était agenouillé, les mains attachées dans le dos et la joue posée sur la pierre blanche immaculée. Celle-ci tournerait bientôt au rouge écarlate. Le bourreau s'approcha de lui et Baal put voir la vilaine détermination dans ses yeux grâce à la retransmission sur écran géant. Comme la tradition l'exigeait, Alastair retira le Sort de silence qui le bâillonnait pour demander d'un ton grandiloquant :

« As-tu un dernier mot à prononcer, traître ? »

Baalberith eut un sourire mauvais (et édenté). Il prononça alors d'une voix moqueuse – un exploit vu son état et sa situation :

« Vous n'avez encore rien vu de ce que le Maître a préparé. Et quand ce sera le cas, il sera trop tard. »

Alastair fit une moue peu convaincue avant de soulever son épée pour décapiter l'ancien Grand Pontife d'un coup net et définitif. C'était minimaliste et sans chichi. Très efficace, Baal aurait même dit.

Lucifer se tourna vers sa Générale après avoir entendu le 'clic' signature du polaroïd. Baal était déjà en train de secouer avec une délicatesse toute personnelle la photographie afin de la faire sécher plus vite. Lorsqu'elle apparut enfin, Baal ne sembla pas satisfaite du tout et l'Impératrice lança :

« Pas terrible ? »

Baal lui tendit tout en répondant :

« Non... Je n'ai même pas réussi à prendre la tête en train de voler. Je vais au moins prendre le cadavre, mais bon... »

Effectivement, ce n'était ni net, ni bien cadré. Baal aurait dû s'entraîner avant de se lancer dans un tel projet. Dommage. Lucifer haussa les épaules :

« Un vrai gâchis. Et puis, c'est pas comme si on pouvait lui demander de recommencer pour faire une nouvelle prise, en plus... »

Publié le 10/11/2020.