Chapitre 15 : Problème Urgent de Cartouche - Lucifer
Lucifer avait beaucoup de travail à faire, notamment parce que préparer les contrats et autres détails administratifs pour faire passer un Humain au statut supérieur de Démon prenait malheureusement pas mal de son précieux temps.
Avant, la procédure était simple, mais avec les années, de nombreux formulaires s'étaient accumulés, notamment afin de cerner au mieux la personnalité des candidats. Ils passaient même devant un psychologue, c'était dire ! On ne lésinait pas sur les moyens en Enfer. Après tout, ils étaient censés accueillir la lie de l'Humanité et les candidats à la nature démoniaque étaient ceux qui avaient quand même vendu leur âme de leur vivant. Donc pas des gens très sympathiques. Alors forcément, il fallait être sûr de ne pas faire rentrer dans les rangs des personnes trop instables.
Contrairement à ce que les Humains auraient pu penser, les tueurs en série et autres joyeux lurons n'étaient acceptés que s'ils étaient capables de se tenir en société. C'était rarement le cas. Ils passaient donc souvent à la trappe face aux politiciens véreux par exemple. Ceux-là finissaient en général chez Astaroth. Etant obsessionnel sur l'exactitude des comptes, ils n'avaient que très peu de marge de manœuvre pour essayer de détourner des fonds.
Monsieur Moustache monta sur son bureau sans aucune gêne alors que Lucifer finissait de rédiger le contrat. En temps normal, ils étaient standards et il suffisait de les imprimer. Cependant, vu la nature de Jacob de Bergeret avec le petit détail que représentait son sang angélique, le Diable avait dû mélanger la procédure habituelle avec celle utilisée pour les Anges déchus qui avaient décidé de les rejoindre post-Chute, comme Alastair.
Lucifer souffla lorsqu'un message d'erreur apparut sur son ordinateur. Pas moyen d'imprimer.
« Où est le problème ? demanda Monsieur Moustache.
- Les cartouches de sang de poulet sont vides. Il va falloir que j'aille en chercher d'autres. Mais j'ai la flemme.
- Tu fais pas le contrat avec ton propre sang ?
- C'est un chasseur de Démon de la Xème génération. C'est pas un Ange. Il n'y a pas besoin d'aller jusque-là.
- Prends au moins du sang de Démon basique.
- Je suis pas sûre qu'on en ait encore en stock. Pareil pour le sang humain. Le poulet coûte moins cher.
- Vos réductions de budget vous tueront, tu le sais ça ? siffla Monsieur Moustache. Enfin, utilise ton sang. Mieux vaut ne prendre aucun risque.
- Tu crois ?
- Oui. Imagine si ça foire et qu'il se retrouve tué. Ou pire : s'il échappe à ton contrôle. »
Lucifer se leva alors d'un pas trainant pour aller fouiller dans les placards.
« Je ne sais même pas si j'ai encore ça ici, marmonna-t-elle. »
Elle finit par sortir d'un tiroir une boîte en bois laqué de belle facture. Des motifs fleuris avaient été gravés dessus, ce qui n'allait pas forcément avec le style général de la propriétaire. Elle ramena sa trouvaille à son bureau avant de pousser son ordinateur sur le côté. Lucifer ouvrit ensuite la boîte pour y trouver un flacon vide, un porte-plume et une seringue qui devait facilement dater de la fin du XIXème siècle. N'étant pas convaincue par l'état sanitaire de l'équipement, Lucifer partit chercher une bouteille de désinfectant :
« Pourquoi tu en prends pas une neuve ?
- Pour l'esthétique évidemment. Si je dois faire ça, autant aller jusqu'au bout.
- Si tu attrapes une saloperie, il faudra pas te plaindre.
- Je suis le Diable, si je pouvais mourir du tétanos, ça se saurait.
- Certes. »
Après s'être débattue pendant un petit moment avec ce matériel qui aurait mérité une bonne révision, le flacon fut rempli d'une quantité acceptable de sang. Lucifer put alors prendre en main son porte-plume afin de recopier avec une patience d'Ange le contrat qu'elle avait créé. Ils avaient l'habitude d'en fournir un en démonique – celui qui serait signé au final – et une copie dans la langue maternelle du candidat pour éviter tout confusion. Lucifer avait d'ailleurs envoyé cette version particulière au département traduction pour éviter toute faute d'orthographe et de syntaxe. Elle espérait l'avoir à temps.
« J'aime bien ta graphie, annonça Monsieur Moustache.
- T'es bien généreux. Ça fait longtemps que j'avais pas utilisé ça et s'il y a la moindre faute, la moindre tâche, je devrai tout recommencer.
- Tu vas aussi reproduire les armoiries et autres fioritures ?
- Merde. T'aurais dû me le dire plus tôt, j'aurais pris du papier à entête.
- Bah... Ça change pas grand-chose.
- Nan mais ça va encore faire du ramdam au Service Administratif d'Admission dans le Programme de Recrutement de Nouveaux Démons.
- C'est si long comme nom ! Qui a eu cette idée brillante ?
- Aucune idée. On l'abrège en SAAPRND.
- Je t'assure que cette information m'était cruciale. Mais l'abréviation est aussi chiante que son originale, c'est quand même fantastique. Je ne sais même pas comment ça se prononce, pour être honnête.
- Au fait, continua Lucifer en ne quittant pas des yeux son travail minutieux, tu serais gentil de ne pas me suivre quand je vais aller m'occuper du chasseur de Démons.
- Tu le confies à Eurynome ?
- Exact. Et j'aimerais qu'il évite de faire une réaction allergique en plein milieu du processus, t'imagines bien. Bonjour la crédibilité.
- Qu'est-ce qu'il est fragile celui-là, je te jure, se plaignit Monsieur Moustache en se léchant les babines.
- C'est pas gentil de critiquer les autres derrière leur dos.
- Dixit le Diable.
- Bah... il faut bien que je fasse ma B.A. de la journée, sinon, où irait le monde ? »
Une fois que Lucifer fut satisfaite de son œuvre, elle souffla doucement dessus avant d'éponger les excès d''encre' avec un buvard.
« Monsieur Moustache, tu peux regarder s'ils m'ont renvoyé la traduction ? Si elle est là, imprime-la. »
Monsieur Moustache s'attela donc à la tâche. Ce n'était pas le Chat de l'Impératrice de l'Enfer pour rien. Après quelques minutes de tentatives durant lesquelles Lucifer s'affairait à trouver une pochette à élastiques, le bruit de l'imprimante se fit entendre.
« Merci bien !
- Je mérite bien une petite récompense, non ?
- Pour avoir appuyé tes patounes sur trois touches ? »
Monsieur Moustache lui lança un regard impassible et qui pourtant montrait un mépris sous-jacent bien réel. Lucifer eut un petit rire avant de s'incliner de bonne grâce.
« Il me semble qu'un arrivage de homards bleus ne devrait pas tarder. Je t'en ferai réserver un.
- C'est la moindre des choses, s'indigna presque le chat alors que Lucifer quittait son bureau armée d'une chemise et d'un petit sac contenant tout un tas de bric-à-brac indispensable. »
A peine eut-elle passé le pas de sa porte qu'elle tomba sur Eurynome qui tapait du pied avec une agressivité sans doute disproportionnée par rapport à la situation qu'il devait gérer. Cela donnait à Lucifer l'envie de sourire : Eurynome avait beau être convaincu de l'aimer, elle savait très bien où se trouvait sa véritable dévotion.
« Un problème ? lança-t-elle alors qu'elle se dirigeait vers la pièce où ils avaient laissé Jacob pour la nuit dernière.
- Oui, répondit Eurynome en lui emboitant le pas. Puisque Pan a pas l'air motivé pour Satan, Nergal a de nouveau essayé de trouver s'il avait pu avoir des contacts avec l'extérieur pour commander à Baalberith la tentative d'assassinat mais rien du tout !
- Ça ne m'étonne pas vu le niveau de sécurité du Tartare. Mais en même temps, je ne vois pas d'autres possibilités que lui comme responsable. Donc convainc Pan et vite ou je me verrai dans l'obligation de lui ordonner.
- Je sais, mais je ne suis pas convaincu que si tu le forces, on ait des résultats probants.
- Je m'en doute mais je n'exclus pas la possibilité. Bon sinon, tu es prêt pour accueillir ton nouveau colocataire ? »
Lucifer savait qu'Eurynome n'était pas convaincu par son idée de faire de Jacob son compagnon de chambrée, au moins pour un temps. Il avait d'ailleurs protesté de nombreuses fois mais l'Impératrice n'avait pas bougé d'un millimètre sur sa décision. Donc, il avait fini par accepter, bon gré, mal gré.
« Avais-je le choix, de toute façon ?
- Non. Pas du tout.
- J'ai quand même dû sortir un lit de camp et le mettre dans le salon par ta faute. Ça fait tâche avec mes éléments de décoration.
- Tu aurais pu lui laisser le canapé.
- Même pas en rêve.
- Tu es si méchant, Eury...
- Heureusement que je suis un Démon et pas un Ange, alors. »
Ils avaient laissé le pauvre Jacob dans un endroit un peu plus sympathique que la cellule du département des services secrets. Il s'agissait d'une des zones d'attente pour les Démons en devenir. Spartiates, mais pas au point d'être cruelles, elles n'étaient pas situées dans le Palais Impérial mais près de l'Académie Léonard où chaque Démon auparavant Humain avait été formé. C'est là-bas que Jacob irait à temps partiel. Sachant que l'établissement avait été construit en dehors de l'île au centre de Lux où se trouvait la luxueuse demeure de Lucifer, ils auraient normalement été obligés de prendre le bateau pour s'y rendre. Mais vu leur statut, ils avaient emprunté un portail sans soucis pour gagner du temps et éviter la plèbe.
Lorsqu'ils trouvèrent Jacob, il avait déjà meilleure mine. Il était assis à un bureau et s'amusait à gribouiller de petits dessins dans la marge de ce qui semblait bien être le questionnaire d'orientation.
« Bonjour Jacob. Alors, le sommeil a été réparateur ? »
Même s'il les avait vus arriver, il ne put s'empêcher d'avoir un mouvement de recul. Pourtant, Lucifer ne paraissait pas plus menaçante que ça – enfin, elle essayait tout du moins de ne pas l'être. Ou alors, c'était le sourire statique d'Eurynome qui faisait cet effet. Pourtant, Jacob se reprit bien vite. S'adapter à la situation devait faire partie de sa médiocre formation de chasseur de Démons.
« Autant que possible. Merci de votre prévenance, Votre Majesté Impériale, répondit-il après s'être raclé la gorge pour se donner une contenance.
- Parfait, parce que je te préviens, ça va être une des pires journées de ta vie. Si tu as pris un petit dej', évite au moins de vomir sur le tapis ou les draps, tu seras bien urbain. »
Ça n'eut pas l'air de le rassurer le moins du monde, mais Lucifer n'en avait que faire. De son côté, Eurynome se rapprocha de lui avant de prendre le questionnaire afin de le feuilleter.
« J'ai une question Seigneur Eurynome...
- Eh bien pose-la.
- Pourquoi me faire remplir ce papier ? Il est... surprenamment détaillé.
- Normalement, on le donne bien avant la signature du contrat parce que c'est censé nous aider à déterminer lequel d'entre nous va prendre en charge le nouveau Démon. Mais vu qu'ici, Sa Majesté Impériale a décidé que ce serait moi, le timing n'a pas d'importance. Ce sera juste une manière pour moi de mieux te connaître.
- Mais pourquoi vous me demandez si j'apprécie le sexe ou même mon orientation ?
- Eh bien, c'est tout simplement pour savoir si tu pourrais être un Incube et avec quels Humains on t'enverrait faire ton travail, expliqua Eurynome en continuant son inspection.
- Vous ne forcez pas les gens ? Vous êtes des Démons pourtant !
- Tu m'expliques quel est l'intérêt de mettre des subordonnés dans une position qui leur serait inconfortable ? La cruauté gratuite n'aide pas à rendre les nouveaux venus productifs, remarqua Lucifer.
- Enfin, dans tous les cas, tu n'as pas à t'en faire vu que tu vas venir avec moi. Tu finiras peut-être avocat ou quelque chose de similaire, une fois que tu nous auras livré tous les secrets des chasseurs de Démons que tu as en ta possession.
- Je n'ai absolument aucune compétence dans ce domaine ! protesta Jacob.
- Je vois ça. Néanmoins, ce n'est pas un problème. On prend en charge ta formation. J'imagine que tu aurais préféré te trouver dans une unité de combat ?
- Oui, avoua l'ancien chasseur de Démon.
- Et si je te dis que tu serais allé avec Baal, tu préfères toujours ? »
Devant l'expression déconfite de Jacob, le sourire d'Eurynome se fit narquois :
« C'est bien ce que je pensais. »
Pendant ce temps-là, Lucifer sortait ses petites affaires de son sac en papier, c'est-à-dire le contrat, un porte-plume, un couteau et une fiole remplie d'un liquide noirâtre tout ce qu'il y avait de plus ragoûtant. Jacob le regarda du coin de l'œil d'un air suspicieux. Il avait raison de le faire.
Lucifer posa le contrat sur la table. Eurynome laissa de côté le questionnaire pour s'intéresser à ce qu'elle mettait en place. Jacob n'avait pas changé de position. L'Impératrice n'avait pas oublié qu'il ne lui avait pas fait de révérence, mais vu les circonstances, elle laisserait passer pour cette fois.
« Bien. Alors, tu vas devoir couper un peu ton doigt afin de faire couler une goutte de ton sang ici et l'utiliser pour signer avec ce porte-plume. Après ça, tu boiras le contenu de ce petit flacon. Le contrat sert à lier ton âme à l'Enfer et le liquide, qui est un mélange de mon sang et d'éléments que tu ne voudrais pas connaître, va corrompre ton être pour que la transformation induite par ta signature puisse se faire plus facilement. Vu qu'Il ne t'a pas renié spécifiquement comme nous par exemple, il faut bien qu'on affaiblisse ton côté angélique pour que ça fonctionne.
- D'accord... et si je ne peux pas lire le contrat ?
- Tiens, voici la version en français. Mais ne t'en fais pas : tu auras des cours intensifs de démonique à l'Académie puisque c'est la langue que tout le monde parle ici, peu importe l'origine. »
Jacob le survola pendant quelques secondes avant de soupirer : de toute façon, il était beaucoup trop tard pour faire marche arrière maintenant. Lucifer se doutait qu'il devait quand même se confronter à certains dilemmes moraux vu sa famille, mais ce n'était pas son problème. Les crises existentielles n'avaient jamais été son truc. C'était le terrain d'Eurynome ou de Pan, ça.
L'ancien chasseur de Démons tendit la main pour saisir le couteau. Il était en céramique – Lucifer l'avait pris dans sa cuisine –, et coupait très bien les tomates. Jacob serra les dents lorsque la lame entra en contact avec le bout de son doigt. Il en pressa la pulpe pour faire perler son sang et se dépêcha d'inscrire d'une écriture élégante : « Jacob de Bergeret ». Il respira profondément puis tendit l'instrument à Eurynome qui fit de même sans sourciller.
« Maintenant, va t'allonger sur le lit, ordonna Lucifer en prenant la fiole. Sinon, avec la douleur, tu vas t'écrouler de ta chaise. Il faut bien brûler le sang angélique de ton organisme, après tout. »
Jacob s'exécuta sans broncher et attendit que Lucifer s'approche de lui pour verser le liquide noir dans sa bouche. Il s'étouffa un peu par reflexe sur le moment à cause de sa position, mais Lucifer ne le laissa pas en gaspiller une goutte. Pendant quelques secondes, il ne ressentit rien, puis un hurlement déchira la gorge de l'Ancien chasseur de Démons.
Publié le 21/09/2020.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top