Chapitre 10 : Si le Mépris était un Art... - Baal
Objectivement, Jacob de Bergeret était loin d'être laid. Mais objective, ça, Baal ne l'était pas. Tout ce qu'elle voyait, c'était une larve misérable avec un nez en mauvais état, des cheveux marrons fillasses et des yeux creusés, enchaînée à la chaise placée au milieu de la pièce. Selon la Générale des Armées, le tuer aurait presque été clément. Mais Baal ne l'était pas non plus. Alors, elle se contenta de le fixer jusqu'à ce que sa terreur le fasse trembler. Il ne lui avait même pas répondu. C'était intolérable, toutefois, elle n'avait pas forcément envie de l'entendre parler, loin de là. Pas la peine de faire pire que mieux. Pour autant, elle l'interpela une nouvelle fois :
« Pas très bavard, c'est ça ? Pas grave. Tu le seras bien plus dans quelques instants. »
Il continua de la fixer. Il n'avait pas l'air de comprendre ce qu'elle disait. Et c'était sans doute le cas. Baal leva les yeux au ciel en s'apercevant du problème. Il ne parlait pas le démonique, évidemment. Et comme la Générale des Armées n'était pas non plus une connaisseuse du français, il allait lui falloir un petit coup de pouce.
« Attends-moi deux minutes... Quoique, c'est pas comme si tu pouvais aller loin, ricana Baal plus pour elle-même que pour Jacob. »
Elle sortit de la salle d'interrogatoire pour retrouver Eurynome et Nergal derrière le miroir sans tain. Elle lança sans attendre :
« Il ne parle pas le démonique. Et mon niveau de français est pas fou.
- Utilise l'anglais, répondit Eurynome comme s'il s'agissait là d'une évidence.
- Non.
- Tu parles pas non plus l'anglais ?
- Et pourquoi je le parlerais au juste ?
- Tu le comprends un peu au moins ?
- Mouais... »
Nergal leva les yeux et se dirigea vers un placard pour en sortir un petit boitier noir. Il s'agissait d'un des traducteurs portables de Léonard qu'il utilisait dans ses académies de formation pour Démons.
« Si tu arrives à rentrer dans sa tête, tu as intérêt à faire un effort pour au moins retenir ce qu'ils disent, même si ça t'est incompréhensible, exigea Eurynome d'un air ennuyé.
- Pour qui tu me prends ? grinça Baal sans se retourner. »
Elle retrouva bien vite Jacob et régla le traducteur avant de l'installer sur la table devant le chasseur de Démons. Enfin, elle s'assit sur l'autre chaise, celle qui était à sa disposition, juste en face de lui. Désormais, ils étaient uniquement séparés par une simple table. Mince protection pour lui, si cela en était même une. Le miroir sans tain derrière elle la perturbait légèrement : elle n'aimait pas l'idée que l'on puisse l'observer. Exactement la même chose que sur un champ de bataille : laisser exposer son dos était une mauvaise idée.
Jacob l'observa sous ses mèches de cheveux et sembla reprendre un peu de poil de la bête, pour une raison qui était inconnue à Baal. Enfin, c'était l'occasion de tester une autre tactique avant de mettre directement les pieds dans le plat. C'est pour ça qu'elle se força à paraître un petit peu plus aimable. Compliqué après l'avoir fusillé du regard de la sorte précédemment, mais, elle devrait faire avec.
« Jacob de Bergeret... Un invité de marque que je ne pensais pas voir ici. Tu es le premier de ta famille à atterrir chez nous après sa mort. Sois en fier. Mais maintenant, ce que j'aimerais savoir, c'est la raison pour laquelle tu trouves ici.
- Vous ne le savez pas ? demanda le brun.
- Je voudrais avoir ta version des faits. Après tout, tu pourrais ne pas être d'accord avec ce qui est inscrit dans ton dossier.
- Vous insinuez qu'Il se serait trompé en m'envoyant ici ?
- Je veux dire que le ressenti est toujours différent de ce qui a été couché sur le papier.
- Qui vous dit que je vais coopérer ? railla Jacob qui était beaucoup plus combatif que trois minutes avant.
- Ton instinct de survie, peut-être ? Je n'ai pas l'habitude de côtoyer votre espèce, comparé à d'autres, cependant, je sais qu'il n'est pas très développé chez vous. Mais, je pourrais avoir une bonne surprise et découvrir que ce n'est pas ton cas. »
Il fixa les yeux entièrement noirs de Baal qui ne sillaient que rarement, puis passa sur son corps détendu et sans défense (en apparence). Les chaînes du captif étaient assez longues. Pas besoin de le restreindre plus que ça. Quel intérêt ?
Il y en aurait visiblement eu un puisque l'instant suivant, il plongea par-dessus la table pour atterrir sur la Générale des Armées. Quelle était donc cette technique de combat ? Les chasseurs de Démons n'étaient-ils pas censés être de fiers guerriers sans peurs et sans reproches, entraînés depuis leur plus tendre enfance ? On pouvait légitimement se poser des questions parce que, ce qu'il faisait là était du travail bâclé. Savoir que certains Démons se faisaient avoir par de tels incompétents remplissait Baal d'irritation. Alors qu'elle s'en doutait déjà depuis longtemps.
Elle ne bougea pas et la gravité les entraîna vers le sol. Ni Eurynome ni Nergal ne se firent entendre : ils n'avaient pas l'intention d'intervenir, c'était certain. Baal était toujours assise sur sa chaise (tombée au sol) les bras croisés, tandis que l'imbécile, installé sur elle, se remettait du choc.
« Tu comptes vraiment t'en prendre à moi ? demanda-t-elle d'un ton ennuyé. »
Comme pour répondre à sa question, il tenta de l'étrangler. Effectivement, c'était un client compliqué. Elle se dégagea en trois secondes en lui assenant un coup de tête dans le visage. Il cria de douleur, se tenant le nez. Elle était peut-être allée un peu fort pour une simple âme. Toujours les bras croisés, Baal roula sur le côté et se leva. Il essaya d'en faire de même, du sang coulant de ses narines, mais elle ne lui en laissa pas le temps. Elle l'attrapa d'une main par le cou et plaqua contre le mur le plus proche. Le bruit qu'il émit fit comprendre à la Générale des Armées que son dos avait dû souffrir. Cela lui était bien égal. Elle leva doucement son bras alors qu'il se débattait : ses pieds ne touchèrent bientôt plus le sol. Jacob était vraiment léger comme une plume. Baal aurait presque pu le tuer en se limant les ongles.
« C'est bon ? Tu as fini ou tu veux continuer ce petit jeu ? »
Un sourire mauvais se dessina sur sa sale face de rat tandis qu'il s'agrippait à son poignet dans l'espoir de pouvoir continuer à respirer. Dans une excès d'adrénaline sans doute, il balança sa jambe, au-dessus de son bras pour tenter de frapper son visage. Toute pensée logique l'avait visiblement quitté. Pour le féliciter de sa tentative minable, elle l'envoya s'écraser contre la table. Encore une fois, elle dut y mettre un peu trop d'énergie puisque le métal se plia.
Elle allait finir par l'abîmer, si elle continuait ainsi. Jacob. Pas la table. Enfin, elle pouvait tout de même noter la qualité du magasin suédois qui leurs avait fournie. La table. Pas Jacob.
Et le pire dans cette affaire d'ameublement était sans doute qu'il ne faisait même pas la livraison en Enfer. Les Démons étaient obligés de faire appel à STYX, dont le patron était terrible en affaires, pour qu'on les leurs amène. Léonard ne pouvait être partout en même temps pour ouvrir des portails à chaque arrivée. Cependant, le pire dans cette histoire était sans doute qu'ils devaient les monter eux-mêmes. Bon, « eux-même » était peut-être un peu exagéré. C'était plutôt les larbins qui s'en occupaient : Baal n'avait pas que cela à faire de sortir la perceuse-visseuse pour la moindre étagère. Parce que oui, lorsque Chaamos, le grand chambellan, changeait la décoration, il ne la créait pas à partir de rien : il utilisait simplement les meubles qui étaient stockés dans un obscur sous-sol du palais.
« Misérable petit chasseur de Démons... Crois-tu pouvoir me tenir tête ? grinça-t-elle.
- Et pourquoi pas ? s'exclama-t-il dans une bravade futile, crachant maintenant du sang en plus d'en avoir au niveau du nez. Qui êtes-vous ? Après tout, vous savez qui je suis. Ce n'est pas juste. Dites-moi votre nom ! Et Nergal, un gros poisson celle-là, ne l'a même pas prononcé. Perséphone ? Hécate ? Ne parlons pas de Lilith. Aucune description ne vous convient. »
Il en tenait une couche, même s'il fallait bien avouer que Baal n'était pas suffisamment belle pour correspondre à ce qu'on disait des Démones typiques. Pour la peine, elle se plaçai près de lui, et écrasa avec une malice certaine sa main droite à l'aide de ses rangers. Elle s'accroupit tandis qu'il étouffait un cri d'indignation. Il commençait à être amoché, le pauvre petit.
« Bien, on reprend. Je suis Baal. Ça te dit quelque chose ?
- Baal ? Je ne vous crois pas, rétorqua-t-il.
- Pardon ? s'étonna-t-elle, pour le coup, franchement surprise. C'est une plaisanterie ?
- Baal est le général en chef des armées infernales ! Il a trois têtes : une de chat, une d'homme couronné et une de crapaud. Et ses jambes se terminent en pattes d'araignée. »
Baal eut un rictus mauvais. Elle aurait bien aimé pouvoir lui demander si des substances peu recommandées aux Démons circulaient dans la prison des services secrets, mais elle savait que ce n'était pas nécessaire. Il y croyait réellement.
La Générale des Armées ne comprenait pas pourquoi des centaines d'années après sa dernière apparition, cette apparence restait encore dans les esprits des initiés. Surtout qu'elle n'en était même pas à l'origine. En vérité, Eurynome et Pan l'avaient endossée pour faire une blague et terroriser les Croisés. Sauf que cette histoire avait pris de l'ampleur depuis cette époque et pour une raison qu'elle ignorait, on l'avait associée à cette figure. Bien sûr, cela avait accru la peur à l'entente de son nom, mais cela l'avait aussi fait devenir un général. C'est vrai, après tout, comment une Démone aurait pu commander des armées ? Les Humains...
Et comme elle ne montait chez les humains que tous les trois siècles environ et simplement pour faire une inspection (ou commander un petit massacre), elle n'avait pas besoin de montrer sa véritable forme. Ainsi, cette grotesque apparence demeurait. A son plus grand désarroi mais en même temps à son avantage : elle pouvait surprendre son adversaire ignorant.
« Il serait temps de vous mettre à jour, chez les chasseurs. Mais si tu ne me crois pas, je peux te le prouver. Par contre, je ne peux pas t'assurer que tu ne souffriras pas. Enfin, pas plus que maintenant. Ton nez ne te fait pas trop mal, j'espère ? Vous n'étiez pas très doués déjà, lorsque je vous chassais en personne... Et on peut dire que cela remonte. Cependant, aujourd'hui, la situation semble critique. Il va falloir penser à retourner faire un stage de mise à niveau chez les Anges. Ou alors, à écouter un peu mieux les conseils du Déchu à la tête de votre famille... Quoique, ce ne sont pas des lumières. Qui est celui des Bergeret, déjà ?
- Sariel, notre ancêtre, répondit-t-il par automatisme.
- Ah oui... Un Ange inférieur qui a été simplement déchu. J'ai dû le rencontrer, une ou deux fois. Je ne me rappelle même plus de ce qu'il a pu faire pour tomber... »
Il y avait trop de noms à retenir. Démons, Anges, Déchus... Tant de personnes qui étaient pour la plupart d'une inutilité crasse. On en demandait vraiment beaucoup à Baal.
« Il a enseigné le parcours de la lune aux Hommes.
- Vraiment ? J'avais oublié à quel point il Lui en fallait peu pour damner. Enfin, ça veut dire aussi qu'il a fricoté avec une Humaine. Et ça, j'avoue que j'ai du mal à comprendre. Surtout pour lui faire des marmots. Sans lui, tu ne serais pas là en fait... Heureusement que notre fertilité est bien, bien moindre que celle des Anges. Ton Sariel n'est pas glorieux. Il est même d'une banalité confondante parmi ceux de son espèce. Ce n'est pas étonnant que l'Impératrice n'ait même pas pris la peine de l'enrôler.
- Comment ça, « enrôler » ? »
Elle avait donc parlé à voix haute ? Elle avait tendance à oublier que même si les humains étaient des insectes, ils avaient quand même une ouïe correcte. Elle fit, pour une fois, un effort et lui expliqua ce qu'elle entendait par-là : son ignorance lui faisait vraiment trop pitié.
« Tu n'es donc pas au courant de cette pratique ? Lorsqu'un Ange est jugé coupable d'un acte impur, il tombe dans le monde des Humains. Nous, les premiers Démons, sommes les seuls à être arrivés directement en Enfer. Mais toujours est-il que quand un Déchu comme votre Sariel chute, il y a une chance pour que Lucifer l'accueille parmi nous. Cependant, ce n'est évidemment que lorsque le candidat potentiel est intéressant. On ne recueille pas toute la vermine angélique du coin. »
Ce n'était pas très étonnant de savoir que l'on enseignait pas cela aux petits chasseurs de Démons. Après tout, savoir que leurs ancêtres auraient pu faire partie des Démons s'ils avaient été plus doués n'avait rien de très glorieux. Pour tout dire, Alastor, l'exécuteur des Hautes Œuvres (une personne fort charmante), avait été un Déchu avant d'entrer dans les rangs de l'Enfer. Et on pouvait dire qu'il avait fait une très bonne carrière parmi eux. D'ailleurs, Baal n'avait jamais compris pourquoi il n'était pas parti du Paradis avec eux, de base, comme son frère Astaroth, enfin bon...
« Mais, tu te doutes bien que je ne suis pas là pour te faire un cours de rattrapage sur tout ce que tes professeurs n'ont pas été capables de t'apprendre. Ce que moi, Baal, voudrais savoir, c'est comment tu as pu tuer un Ange. Non, parce que tu m'as quand même bien l'air faible. Alors, je ne dis pas que ces imbéciles bien heureux sont fantastiques, mais là, ce serait atteindre de nouvelles hauteurs. Enfin, si j'en crois ce qui a été inscrit sur ton dossier, c'est plutôt impressionnant. Allez, je te donne une chance de déballer ton sac avant que je m'en charge. »
Jacob regarda Baal droit dans les yeux, sa face barbouillée de sang. Alors qu'il avait été bien obéissant ces dernières minutes, il choisit, sans doute pour préserver l'honneur bien maigre des chasseurs de Démons, une dernière bravade.
« Plutôt crever. »
Baal eut un sourire mauvais en entendant ça. Il n'était pas si mal, après tout, ce petit.
« Ça peut s'arranger. »
Publié le 29/07/2020.
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