Chapitre 1 : Toi, Moi, une Alliance Maléfique - Lucifer

Lucifer avait toujours voulu coucher avec un Ange. Aucun Démon n'y était jamais parvenu avant. En séduire un pour le voir déchoir et ensuite faire sa petite affaire était tout à fait possible, mais ce n'était pas pareil. Pour être honnête, Lucifer aurait donné beaucoup pour réussir cet exploit, pour toucher la pureté qui avait été une fois au bout de ses doigts. Mais alors se taper Raphaël ? Ça, jamais. Cela serait été aussi excitant que de lire la Bible. Lucifer n'avait jamais vu un Ange aussi ennuyeux – pourtant Dieu seul savait à quel point Il les avait créés barbants.

Et pourtant, il était là, de lui-même, face à l'Impératrice de l'Enfer en personne. Celle-ci ne faisait que boire un verre de vin et pourtant, Raphaël la fusillait du regard comme si elle venait de commettre les sept péchés capitaux sur l'instant. Elle était à ça de lui faire remarquer qu'elle ne voyait pas vraiment la différence entre ce qu'elle buvait et le vin de messe, mais elle n'avait pas envie de recevoir une leçon détaillée sur des pratiques dont elle se moquait éperdument. C'est pour ça qu'elle opta pour une approche plus banale :

« Raphaël... Quel plaisir de te voir ! Comme ça va ? Ça faisait un bail que je t'avais pas vu. T'as pris des vacances spécialement pour venir me voir ? Je suis flattée.

- Samaëlle...

- Ah je t'arrête tout de suite ! C'est « Lucifer ». « Lulu » pour mes proches. Ou ici « Lucy », pour mieux correspondre au paysage. Mais toujours est-il qu'il y a un « Lu » dans la choucroute. Et moi, j'en entends pas dans « Samaëlle ». Donc, mets-toi à la page. Tiens, si tu acceptes de m'appeler par le bon prénom, je te paye un verre. Je suis d'humeur généreuse, profite ! continua-t-elle de déblatérer.

- Qu'est-ce que tu fais ici ? demanda Raphaël en ignorant son aimable proposition. »

Il n'était pas difficile d'imaginer que l'Ange n'avait pas que ça à faire. Réaliser les miracles pathétiques de Monsieur et Madame Tout-le-monde n'était pas de tout repos. Même si Raphaël était avant tout un guerrier du Paradis, Lucifer savait très bien qu'il lui arrivait de faire des heures supplémentaires pour rendre service à ses camarades. Quelle gentillesse.

Et qu'il était énervant. Il secoua la tête d'ennui, faisant bouger avec délicatesse ses cheveux fins et soyeux qui lui descendaient jusqu'aux épaules. Ce n'était pas permis d'avoir une telle chevelure. Si Lucifer n'avait pas eu autant de fierté, elle lui aurait sans doute demandé la marque de son shampooing – même si elle se doutait qu'il ne leurs portait aucune réelle attention, la vanité ne faisant pas partie de son caractère. Toutefois, ses cheveux n'étaient rien à côté de ses yeux. Leurs iris possédaient au bas mot cinq nuances de vert, en partant du sapin pour aller jusqu'au prairie. Un véritable paysage à eux tout seuls. Même s'il était difficile de lui donner un âge précis, avec ses traits délicats et réguliers, sa musculature finement ciselée par sa chemise immaculée, il était digne d'une statue d'Apollon. Cependant, s'il avait su que certains le comparaient à un dieu, il les aurait sans doute condamnés pour blasphème. Il n'y avait après tout qu'un seul Dieu, aussi pénible soit-Il à suivre pour quiconque n'était pas un Ange.

La beauté des Anges était très certainement un atout pour se faire écouter des Humains, même s'ils ne l'auraient jamais avoué. C'était les Démons qui séduisaient par l'apparence, pas les Soldats de Dieu, ils ne se seraient pas abaissés à ça. Lucifer était d'ailleurs la première à les traiter régulièrement d'hypocrites. Malheureusement, les Humains ne pouvaient pas le deviner, embrigadés qu'ils étaient par des siècles de propagande. Toujours les dindons de la farce, vraiment. Il ne fallait pas s'étonner après cela que le Diable et ses pairs aient refusé de s'incliner face à eux.

Après avoir levé les yeux d'une manière beaucoup trop dramatique pour ne pas être calculée, et non sans avoir bu une gorgée de son verre, Lucifer répondit :

« Je suis en vacances, évidemment. Pour quelle autre raison je viendrais dans le monde des Humains ? Excepté pour le tourisme, j'y vois peu d'intérêt. Après tout, ça fait un bail que je n'ai plus besoin de m'occuper des tentations moi-même...

- Je ne te crois pas. Je sais que tu as une idée derrière la tête, répliqua-t-il d'un ton toujours aussi calme.

- Mais non, je t'assure. Septembre, c'est une excellente période pour partir en vacances : c'est la rentrée des classes, les gosses ne sont plus là, donc c'est moins cher et en plus, on n'a plus à les supporter. Et puis, Rouen, c'est pas si mal. Vu comment les Humains ont détraqué le climat, le temps est de plus en plus chaud ici, à la fin de l'été.

- Je ne te crois pas.

- Je sais : tu l'as déjà dit. Tu veux une autre raison ? Euh... y'a une Sainte qui a flambé sur la place, là, à deux rues. Si ça c'est pas un signe que c'est un bon lieu de villégiature démoniaque, je ne sais pas ce qu'il te faut. »

Lucifer ne pouvait s'empêcher de penser que c'était une très grande perte pour leur cause de ne pas avoir réussi à récupérer Raphaël. Avec une moue boudeuse pareille, même l'Impératrice de l'Enfer devait avouer qu'il faisait son petit effet. Mais ce n'était pas pour autant qu'elle allait s'y laisser prendre.

« Je rêve ou t'essayes de me faire avouer mes infâmes projets en me faisant des yeux de biche ? ricana-t-elle. Tu veux pas me faire une pose de beau-gosse en plus, que je puisse prendre une photo pour montrer ça aux autres ?

- Une pose de quoi ?

- Non mais sérieusement ? Tu m'as prise pour une de tes midinettes qui vont à la messe uniquement depuis que le nouveau prêtre trop canon fait les services ? C'est vrai qu'en parlant de ça, votre service de comm' devrait creuser cette piste, parce qu'aux dernières nouvelles, vous n'êtes pas au top de votre popularité.

- Pourrais-tu être sérieuse, s'il-te-plaît ? Tes tentatives de plaisanterie ne sont pas réussies.

- ça, c'est parce que tu es trop coincé. Tu veux un verre, peut-être ? Vas-y, c'est moi qui invite.

- Je ne bois pas.

- Même pas du jus de tomates ? »

Il la fixa pendant quelques secondes sans rien dire, avant de faire un mouvement imperceptible de la tête. Analyser tout par peur du pêché ne devait pas rendre la vie très facile. Heureusement que Raphaël ne devait pas se poser la question suivante tous les jours : est-ce qu'accepter un jus de tomates du Diable conduit à la damnation éternelle ? L'Ange avait dû juger que les risques étaient raisonnables. Lucifer eut un petit rire.

« Ah bah tu vois ! J'arriverai peut-être à faire quelque chose de toi, finalement. Monsieur, s'il-vous-plaît, lança-t-elle au serveur qui passait près de leur table. Est-ce que je peux vous commander un jus de tomates ?

- Désolé, mais nous n'avons pas de jus de tomates. Par contre, je peux vous proposer du jus de céleri. Ou de betterave. »

Lucifer se retourna vers Raphaël. Ce dernier avait l'air très mal à l'aise à l'idée de parler d'une chose aussi banale avec un Humain. En même temps, le seul contact qu'il avait c'était quand il venait transmettre la nébuleuse parole de Dieu à un quelconque imbécile – et encore, ce n'était pas souvent qu'il s'en chargeait. Toutefois, ça ne voulait pas dire que Lucifer allait l'aider. Elle n'avait jamais été d'une bienveillante générosité et ça n'allait certainement pas changer maintenant. Et surtout pas pour un Ange. Raphaël dut donc s'en occuper lui-même et bredouilla :

« Un... un jus de canneberge... Vous... vous auriez cela ?

- Je vous apporte ça tout de suite, assura le serveur alors que Lucifer adressait un sourire moqueur à Raphaël qui reprenait contenance.

- Mais c'est que tu es tout timide, Raph'. A ton âge quand même... C'est t'y pas mignon.

- N'essaye pas de changer de sujet. Je sais que tu manigances quelque chose et je compte bien découvrir quoi.

- Tu es paranoïaque. Je ne prévois aucun mauvais coup.

- Mensonges.

- Mon pauvre ami... Je suis peut-être la Mère du Mensonge selon vos livres, mais ça ne veut pas dire que je mens H24. Je ne suis pas mythomane, aux dernières nouvelles.

Le serveur arriva bientôt avec le jus de canneberge de Raphaël que Lucifer demanda à goutter sans aucune gène avant de faire une grimace.

« C'est pas bon.

- On dit « je n'aime pas ».

- Merci, papa, répondit du tac au tac l'Impératrice de l'Enfer. »

Le bar dans lequel ils étaient n'était pas bondé, loin de là. Les patrons feraient sans doute la tête ce soir en faisant les comptes... Les Humains et l'argent, c'était une grande histoire d'amour. Néanmoins, pour Lucifer qui côtoyait Astaroth le comptable infernal et ses équipes depuis des millénaires, les Humains étaient vraiment des petits joueurs. Mais cela ne voulait pas dire qu'ils ne prenaient pas des mesures pour attirer le poisson. L'endroit était charmant pour les touristes avec ses vieilles pierres et sa lumière jaune. Cependant, il n'était certainement pas un lieu à la mode pour les fêtards.

Raphaël, choisissant probablement une autre tactique dans sa quête de vérité, prit une petite gorgée timide avant de continuer :

« Je suis surpris que tu te comportes aussi bien avec les Humains. »

Cela lui valut un rire goguenard.

« Bah, si tu es poli, ils ont tendance à travailler plus vite, alors pourquoi se priver ? De toute façon, je te parie que je sais bien mieux me confondre dans cette masse grouillante que toi. Après tout, de nous deux, je suis celle qui les comprend le mieux.

- Je ne parie jamais.

- Bien sûr que non. Tu mens pas, tu bois pas, tu baises pas. Tu dois vraiment te faire chier dans la vie, mon pauvre. Quelle chance pour moi d'avoir échappé aux cantiques matin, midi et soir. J'aurais pas survécu. »

Elle se pencha un peu plus vers lui, comme pour lui faire une confidence. Elle remarqua que Raphaël dut faire un effort pour combattre son instinct de reculer le plus loin possible d'elle. Cette sorte de dégoût instinctif pour les Démons était sans aucun doute le moyen de défense des Anges le plus efficace pour ne pas suivre leur route.

« Franchement, c'est affolant à quel point tu as un balai dans le cul. Va donc demander à Michel s'il peut pas y faire quelque chose, je suis sûre qu'il en sera ravi... lança Lucifer avant de reprenant une autre gorgée de son verre. »

Raphaël la regarda pendant quelques secondes avec le même air pincé qu'il aurait pris pour signifier à sa désapprobation face à la bêtise de l'humanité toute entière, avant de souffler. Après tout, cela faisait bien longtemps qu'il avait compris que cela ne servait à rien d'essayer de corriger Lucifer. C'était la nature du Diable de dévier du droit chemin. Pour autant, il ne put s'empêcher de dire :

« Ta grossièreté et ton manque d'élégance ne sont pas acceptable. Ne pense pas pouvoir répandre le chaos ici, répondit-il en ignorant sa réflexion. Je vais te surveiller, sois en certaine.

- Mais je compte là-dessus, chéri. Je compte là-dessus. Parce que si tu es ici, ça veut bien dire ce que ça veut dire. Si tu n'as pas encore rameuté tous tes petits amis, c'est parce que tu penses la même chose que moi.

- Certainement pas ! s'étouffa Raphaël comme si la simple idée d'être d'accord avec le diable lui faisait horreur – ce qui était probablement le cas.

- C'est pas bien le mensonge, tu devrais le savoir... On sait tous les deux qu'il se trame quelque chose de louche. Aussi bien dans ton camp que dans le mien. Et ça sent pas bon du tout pour l'équilibre des mondes. Alors, dis-moi, tu ne crois pas qu'une petite alliance s'impose sur ce coup-là ? »


Publié le 14/06/2020.

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