3- Texte : La petite fille et l'amour
Avant de prendre place face à ses camarades, elle se racle la gorge et grimace en entendant le bruit rauque de sa voix lorsqu'elle place vivement sa main devant ses lèvres. Son cœur bat à une vitesse ahurissante. Elle a la sensation qu'il va s'enfuir de son corps et la laisser raide morte devant ces vingt-cinq élèves qui l'observent d'un regard curieux.
Allez, ce n'est pas le moment de se dégonfler. C'est le moment où jamais. Je vais leur dire tout ce que j'ai sur le cœur, et ce sera terminé.
Sans même jeter un regard sur ses notes, elle commence son exposé sur le thème de l'amour. L'amour, quel thème étrange dans un cours de Français. Mais elle n'y pense pas et fait son discours.
" L'amour. L'amour. Un mot si joli à prononcer qu'il me fait sourire de satisfaction. Une épreuve si difficile à vivre que j'en perds la raison. Ne me regardez pas ainsi; vous; "couples" qui pensez que j'ai un cœur aussi dur que la roche. Un cœur qui ne peut pas aimer. Un cœur qui est immunisé contre cette terrible chose. Croyez le ou non, contre mon gré, j'ai été concernée. Je suis concernée. Et je serai concernée. Vous voulez savoir pourquoi je déteste autant l'amour ? Parce que, dès l'âge de quatre ans, il s'est déjà emparé de moi. Comme si le simple fait de connaître ce mot m'a fait victime des flèches de Cupidon. L'amour, lorsque vous le rencontrez, vous le pensez innocent. Sympathique. Charmant. Tel un homme au regard hostile vous tendant des bonbons colorés dans un coin de la rue. Sauf que, lorsque vous êtes au bout du trottoir, vous êtes piégés. Vous découvrez que vos sentiments ne sont pas réciproques. Vous êtes jaloux. Vous devenez fou."
Elle marque une pause afin que ses paroles planent dans l'étrange silence qui s'est créé dans la salle. Son professeur la dévisage en fronçant les sourcils.
" Oh, ne me lancez pas ce regard empli de pitié. Sachez que je ne suis pas aussi en colère contre l'amour que vous l'imaginez. Je suis surtout remplie d'une immense et intense jalousie. La jalousie... Pire que l'amour ! Elle m'habite lorsque je croise des "couples" qui s'enlacent. Elle me fait rougir d'agacement quand je vous vois, tous, en train d'organiser des soirées "couples". Des soirées couples ? Oui, c'est bien le terme. Comme vous vous sentez supérieurs aux autres, les "célibataires", vous osez organiser ces soirées où vous retrouvez vos petits copains ou vos petites copines. Moi, je me sens mise de côté, rejetée. Je dois porter la poisse, d'être une "célibataire". "
Tous dévisagent la petite fille -ou devrait-on dire grande fille, car elle est bel et bien grande lorsqu'elle est ainsi, montée sur l'estrade. Elle paraît sûre d'elle. Déchaînée contre eux tous, qui, pourtant, semble-t-il, ne lui ont absolument rien fait, si ce n'est que de créer de la jalousie en elle sans qu'ils ne s'en aperçoivent.
"Mais... Finalement, je suis comme vous."
Sa voix se brise à cette révélation.
"J'ai, autant que vous, besoin d'être aimée. Je lis énormément de livres romantiques. Je rêve souvent d'être à la place des héroïnes, de vivre des histoires parfaites, avec un garçon parfait. Je voudrais être admirée, je souhaiterais entendre des compliments à mon égard, voir des sourires valser sur les lèvres des garçons quand je les croise dans les couloirs. J'aimerais que l'on s'intéresse à ce que je fais, qu'on se questionne sur comment je me sens, qu'on s'interroge sur ma façon de penser et d'observer le monde. Je rêve qu'une personne se couche en pensant à moi, en gardant en tête mon visage. Je ne veux plus aimer. Cela me désespère. Je tombe toujours amoureuse du mauvais garçon. Je rêve toujours d'idylles impossibles. Moi, ce que je veux, c'est seulement être aimée. Ce que j'aimerais, c'est rencontrer quelqu'un qui me comprenne, me rassure, m'encourage... Vous ne vous rendez pas compte, vous, qui avez parfaitement confiance en vous."
Ses épaules se baissent lentement. Elle se fait toute petite.
"Mais je n'ai pas envie d'une histoire d'amour comme la vôtre. J'ai envie d'être aimée par quelqu'un avec qui j'aurais de vrais sujets de conversations. On parlerait de politique. De théâtre. De cinéma. Il écouterait ma musique, et je lui ferais aimer la littérature. Il m'apprendrait à apprécier de nouvelles choses et m'ouvrirait un peu plus au monde de jour en jour. Et on se disputerait, aussi. Nous ne serions pas comme vous, nous ne ferions pas que nous tenir la main, nous embrasser lorsque l'on nous le demanderait et nous serrer l'un contre l'autre à chaque pause. Vous comprenez ?"
Les élèves hochent silencieusement la tête.
"Alors j'attends. J'attends plus longtemps que vous. J'en rêve encore chaque nuit. Je pleure encore à chaudes larmes dans mon lit."
"Je ne sais pas quoi vous dire d'autre. Juste de vous aimer, à l'infini."
***
Dans l'assemblée des élèves qui étaient présents dans cette classe, un garçon, timide et discret, avait lui aussi le cœur qui battait à cent à l'heure. Il se sentait prêt. Il souhaitait que ce moment arrive. Il allait redonner le sourire à cette petite fille. Il tripotait le petit morceau de papier qui était soigneusement plié dans la poche de sa veste. Oui, c'était ce jour-là qu'il devait le lui donner.
J'aurais aimé vous dire que le jeune garçon l'a fait,
Mais la timidité l'a rattrapé.
A ceux qui, comme le garçon, repensent à cet instant,
Je vous en supplie, gardez en tête cette petite phrase,
Car elle aurait permis à la petite fille d'être heureuse,
Il vaut mieux avoir des remords que des regrets.
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