Chapitre 3 - Bien trop, malheureusement [corrigé]
Aujourd'hui, c'est le jour du Ravitaillement. Tous les mercredis, un employé de l'Union passe dans chaque maison, et distribue des vivres et des vêtements pour la semaine. Je rassemble les chemises, et le pantalon que j'ai portés ces derniers jours, et les jettes dans la panière. Je fais de même avec les affaires de mes parents, avant de me préparer un petit déjeuner.
À l'Union, il n'y a pas de cours le mercredi. Souvent, j'en profite pour dormir ou ranger ma chambre. Mais rien ne me fait envie. J'avale mollement mes céréales, et bois mon verre de jus d'orange.
Je fais les cent pas dans la maison, cherchant de quoi m'occuper. Je passe la porte du bureau de mon père, et m'assois sur la chaise roulante. Je la fais glisser devant les étalages de livres ressassant les règles de l'Union.
J'en repère un, dont la cote est rouge, et le tire. Je fais de même avec ses voisins de droite et de gauche, laissant peu à peu apparaitre les protégés de mon géniteur. Je caresse les titres de mes doigts, et regarde la poussière tomber.
Je ferme les yeux et arrête ma main au hasard. « STARTERS », Lissa Price. Je le retourne pour lire le résumé :
« Dans un futur proche : après les ravages d'un virus mortel, seules ont survécu les populations très jeunes ou très âgées : les Starters et les Enders. Réduite à la misère, la jeune Callie, du haut de ses seize ans, tente de survivre dans la rue avec son petit frère. Elle prend alors une décision inimaginable : louer son corps à un mystérieux institut scientifique, la Banque des Corps. L'esprit d'une vieille femme en prend possession pour retrouver sa jeunesse perdue. Malheureusement, rien ne se déroule comme prévu... Et Callie réalise bientôt que son corps n'a été loué que dans un seul but : exécuter un sinistre plan qu'elle devra contrecarrer à tout prix ! »
Assise sur mon lit, le dos contre le mur, je laisse les mots défiler sous mes yeux. Je m'imprègne de l'histoire, jusqu'à en oublier la réalité. Pour quelques heures, je suis une autre. Je me découvre des points communs avec Callie, l'héroïne de ce monde, qui n'est finalement pas si différent du mien. Tout deux cachés sous les apparences, renfermant une mocheté pourtant profonde.
*
On frappe trois coups à la porte et je sursaute. Je me traîne avec peine jusqu'à la porte, la panière de linge à la main, prête à la refourguer. J'ouvre la porte sur Ruby, et manque de lâcher mon linge.
C'est la première fois qu'elle me rend visite, la première fois qu'elle se tient devant ma porte d'entrée. Immobilisée par la surprise, je mets du temps à me reprendre. Chose faite, j'effectue un pas sur le côté, afin de lui permettre d'entrer.
Je la guide vers le salon et lui fais signe de s'installer dans un fauteuil. Elle se laisser tomber dedans et je lui demande si elle veut manger quelque chose. Elle répond par la négative. Je m'assois par terre, en tailleur, et me tourne vers elle.
_ Que me vaut l'honneur de ta visite ? Demandai-je.
_ Simple routine.
Elle éclate de rire face à ses propres propos et je me demande un instant si ma Ruby n'a pas été échangée contre une autre. Elle se reprend finalement et mes doutes s'effacent.
_ Non, plus sérieusement, je suis venue te mettre en garde.
Voilà qui était déjà plus censé.
_ Contre quoi ? M'enquis-je.
_ Contre toi, Alya.
Je lève les sourcils, prenant un air innocent.
_ Contre moi ? Répétai-je.
_ Tu as très bien compris. J'ai bien vu les regards en coin que tu jetais à ce garçon, en Maths ! Et crois moi, ce n'est pas un des plus fréquentables !
Je me demande ce qu'elle entend par « fréquentable ». En sait-elle plus que moi à son compte ? Elle n'est peut-être pas si innocente qu'elle le laisse croire.
_ Qu'est-ce que tu sais sur lui ?
Elle se lève brusquement et prend la direction de la sortie, tout à coup pressée. Je l'entends à peine répondre, tandis qu'elle passe la porte :
_ Bien trop, malheureusement.
Je reste assise là un instant, tandis que mes pensées se bousculent dans ma tête.
*
De nouveaux coups à la porte m'obligent à me mettre sur mes pieds. Décidemment, c'est une journée riche en visites. J'ouvre la porte sur un jeune employé visiblement peu sûr de lui.
Il me suit jusqu'à la cuisine, où je le débarrasse de son carton. Je le pose sur la table avant de l'ouvrir. Une multitude de boites de toutes les couleurs sont empilées proprement, par taille. Je les range dans les placards, en prenant soin de ne pas les mélanger. L'employé me regarde, ne sachant pas trop quoi faire de ses mains.
_ Ça fait longtemps que tu fais ce travail ? Je lui demande.
_ J'ai commencé hier. Ça se voit tant que ça ?
Il parait gêné, et lâche un rire nerveux. Il passe sa main dans ses cheveux blonds, qui semblent tellement doux que je me retiens de faire de même. Mes yeux glissent vers son badge, agrafé à son uniforme. Je pense à Joao et lui demande son nom, de vive voix.
_ Cassien. Je m'appelle Cassien.
Il n'a visiblement pas l'habitude de le prononcer à voix haute. Il le répète plusieurs fois, d'abord en chuchotant, puis plus fort.
_ Enchantée, moi c'est Alya.
Il me sourit et je le lui rends bien. Ce n'est pas habituel pour moi d'échanger des mots, ou même des regards avec d'autres individus que mes parents, mais ces nouvelles proximités sont loin de me déplaire.
Ses yeux sont un peu perdus quand je lui demande des vêtements propres.
_ Je les ai oubliés !
J'éclate de rire devant son air choqué, et lui affirme que ce n'est pas grave.
_ Je repasserais tout à l'heure !
Ses mains s'agitent, et il attrape ma panière de linge sale. Il sort à reculons, soudain pressé de partir. Il s'excuse une fois de plus, et referme la porte. Je continue de rigoler toute seule après son départ.
Une soudaine bonne humeur s'empare de moi, et c'est le sourire aux lèvres que je m'allonge sur mon lit. Je songe à tous les gens comme Cassien, qui donnent tout pour plaire, alors qu'ils sont tellement plus beaux au naturel. Je suis presque sûre que jamais personne ne lui avais demandé son nom, se contentant de regarder son badge.
Sur le coup, moi aussi ça m'avait paru inutile. Mais après la rencontre Joao, je comprends ce que c'est que d'exister. Ce n'est pas se contenter d'être là. C'est imposer sa présence. Certes, notre physique à tous est identique, mais ce n'est pas le cas de notre âme, de notre esprit. Chacun pense à sa manière, et l'exprime différemment. Joao a trouvé sa manière d'être différent. Par ses mèches, par sa voix, par ses questions. À moi de trouver la mienne.
*
D'un coup, la ruelle m'obsède. Elle cache quelque chose, je le sens, mais je ne saurais dire quoi. Il me reste quelques heures avant le retour de ma famille. J'enfile des chaussures, et après avoir jeté un coup d'œil par la fenêtre, prend une veste.
L'automne approche, et avec lui, le froid. J'aime le froid. J'aime sentir son picotement sur ma peau, et le vent dans mon cou. Je regarde mes mains, déjà bleuies, et souffle, formant un petit nuage. Je regarde autour de moi, les rues désertes, en marchant.
Je sais que ce n'est pas prudent de me promener seule, que je n'ai pas de bonnes raisons de le faire, et que si on me demandait de justifier ma sortie, je n'aurai rien de valable à répondre. Je n'avais même pas pris la peine d'enfiler une tenue réglementaire. De toute façon, je n'en avais plus.
Cette ruelle ne devrait même pas exister. À ma connaissance, c'était la seule partie inhabitée de l'Union. La seule partie qui n'était pas surveillée.
Je fais un tour sur moi-même pour être sûre que personne ne m'a vue, et je m'enfonce dans les ténèbres. Cette fois, je ne renoncerais pas. Je me répète la phrase plusieurs fois, comme une sorte de mantra. Je roule sur un caillou, ne voyant pas où je pose les pieds et me rattrape de justesse au mur, dans mon dos.
Je continue de longer le couloir, qui devient moins étroit à chaque pas. La lumière filtre légèrement et je distingue les contours de petits éboulements, çà et là. Un scintillement attire mon regard, non loin de ma position. Je plisse les yeux, mais je ne vois pas mieux. J'avance encore, et m'accroupis.
Je prends dans mes mains l'objet cylindrique, en le faisant rouler. Toutes sortes de questions me traversent l'esprit. D'abord, je me demande ce qu'un tel instrument fait ici. Puis ce qui est arrivé à son propriétaire. C'est à ce moment-là que je prends peur.
Je lâche la lampe torche et me redresse d'un bond, aux aguets. J'imagine la scène que je dois offrir et me trouve ridicule. Je ne suis cependant pas plus rassurée. Sur un coup de tête, je ramasse la lampe de poche et la glisse dans ma veste, avant de déguerpir, sans demander mon reste.
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