Chapitre 1 - Des gènes parfaits [corrigé]

Nous entamons notre parcours habituel vers le Bâtiment d'Instruction dans le silence, tel des clones. Je me vois à travers elle. Nous avons les mêmes yeux bleus ciel, les mêmes cheveux, lisses et dorés, une peau nette et rose.

L'uniforme gris contraste fortement avec nos corps pleins de vie, tache informe qui colle à notre épiderme. Nous ne pouvons sortir sans la chemise grise, rentrée dans le pantalon, tout aussi gris. En été, le Règlement autorise les jupes et les shorts, à condition qu'ils soient gris. Gris, gris, gris et encore gris.

Nous arrivons finalement devant la grille du Bâtiment d'Instruction. Je dois lever la tête pour en voir le sommet. La Formule de l'Union est inscrite sur la façade principale, rappelant à tous la conduite à tenir.

L'atmosphère est moins tendue dans les couloirs qu'au-dehors. Les conversations se font plus enjouées, les rires résonnent de toutes parts. Je sens mon corps se détendre naturellement, tendis que la voix de Ruby me parvient.

_ On commence par Mathématiques, ce matin. La salle est au fond de ce couloir.

Ruby suivait la Formule comme une parfaite petite citoyenne de l'Union. Son cerveau était comme programmé pour obéir. Au début, la fréquenter était en quelques sortes une façon de ne pas s'attirer de problèmes. Avec le temps, j'avais vraiment fini par l'apprécier.

Je lui emboîte le pas, ne la quittant pas des yeux, de peur de la perdre. C'est ça le problème, dans l'Union. Nous sommes tous pareil, que nous ayons 25 ou bien 108 ans. Le seul moyen de nous différencier est ce badge.

Je passe la porte de la salle de Mathématiques. Une dizaine de petites tables sont alignées devant le bureau, en deux rangées parallèles. Je prends place au premier rang, à côté de Ruby. Le professeur nous intime d'ouvrir le manuel à la page 23.

Je saisis celui qui est posé entre ma table et celle de mon voisin de gauche, un garçon qui affiche une moue ennuyée. J'écoute distraitement le professeur parler d'inéquations et de produit nul.

Mes yeux sont attirés par les cheveux de mon camarade. Les mèches qui tombent dans son cou sont anormalement foncées. Il tourne la tête vers moi, imperceptiblement, et je me détourne, le rouge aux joues. Je feins de me concentrer sur les chiffres inscrits au tableau.

*

À la pause déjeuner, quelques heures plus tard, j'hésite à faire part de mes interrogations à Ruby, avant de me raviser. Je pouvais déjà imaginer sa réaction. Elle me regarderait avec son air sérieux, avant de me dire à quel point c'était grave, et de me pousser à aller le dénoncer aux Grands.

Je me contente donc de vider le contenu de mon assiette en silence, pendant qu'elle se récite les leçons vues le matin même. Le repas, équilibré, comporte juste ce dont le corps a besoin pour la journée. Ils sont minutieusement calculés selon notre âge et notre emploi du temps.

Nous nous séparons pour les cours de l'après-midi. Ruby se rend à ses leçons pour Surdoués, pendant que je me dirige en Histoire. Dans le Bâtiment d'Instruction, toutes les pièces sont identiques. S'il n'y avait pas eu de carte de Géographie agrafée au mur, je me serais probablement trompée de salle.

Je m'installe à une table contre la fenêtre. J'aime l'Histoire. J'ouvre le livre. À chaque page, diverses illustrations et photos représentent des individus. Certains ont les cheveux blonds, comme moi, alors que d'autres les ont bruns, roux, noirs, ou même bleus, rouges, verts. Les légendes indiquent 2032, soit il y plus de 600 ans.

Une image en particulier retient mon attention. La fille qui s'y tient est toute en courbes. Je caresse machinalement mon ventre, plat, parfait. Celui de l'inconnue ne l'est pas, mais il ressort quelque chose de son expression. Malgré son imperfection, elle est elle-même, heureuse.

Quand j'entends la cloche retentir, je me lève et me dirige vers le bureau, le manuel à la main. Je me racle la gorge et le professeur lève des yeux interrogateurs.

_ Tu as une question ...

Il survole rapidement mon badge.

_ ... Alya ?

Mon nom sonne différemment dans sa bouche, je ne sais comment l'expliquer. J'ai la gorge sèche, et je dois forcer pour que les mots sortent.

_ Oui. Est-ce que je peux vous emprunter ce livre ?

Je lui agite mon bouquin sous le nez, et je me sens ridicule.

Il me fixe de ses yeux, de la même couleur claire que les miens. Une mèche blonde tombe sur son front, et il lève le bras pour la remettre en place. Sa mâchoire est carrée, caractéristique des hommes de l'Union, et ses épaules sont larges, musclées.

Son étiquette est bleue, c'est un jeune professeur. Je déchiffre son nom. Mr. Miller. Un instant, j'ai peur qu'il trouve mon intérêt pour les Anciens déplacé, et qu'il me conduise chez les Grands. Mais il se contente de me sourire et de hocher la tête.

Je le remercie et sors à grands pas de la salle, avant de me mettre à courir pour ne pas rater mon prochain cours. Les couloirs sont déserts. Je slalome entre les bancs, posés çà et là, le manuel d'Histoire bien serré contre moi.

Je me repasse l'image du professeur en boucle dans la tête, confuse. Je sens que quelque chose ne va pas. Ses yeux brillaient d'un éclat qui m'était inconnu. Il m'avait presque parut amical, et intéressé. Je l'intéressais. Je ne sais pas encore trop bien pourquoi, mais il m'avait remarquée.

Je pousse timidement la porte du cours de Sciences, une petite boule au ventre. Le retard est sévèrement puni dans l'Union. Je sens le regard de la classe se poser sur moi, puis sur le manuel que je tiens encore étroitement. Je m'empresse de rejoindre la seule table libre, la tête baissée.

Le professeur, un Vert identique en tout points à celui que je viens de quitter, ne fait aucun commentaire. Ils sont décidément bien aimables aujourd'hui. Comme je considère avoir fait assez d'écarts de comportement pour la journée, je me concentre sur le cours.

_ Les gènes sont des unités composées d'ADN localisées sur un chromosome et constituant le vecteur de l'hérédité. Dans l'Union, ces gènes sont implantés dans votre corps sous forme de Pilule.

Je redouble d'attention au mot "implantés".

_ Il y a maintenant quelques centaines d'années, des spécialistes ont sélectionné les meilleurs gènes, les ont prélevés, et les ont concentrés dans une seule et même solution. Ce n'est que 23 ans plus tard que N. Likend crée la Pilule. Ainsi, quand les femmes atteignent leur quatrième mois de grossesse, on les leur administre.

Les mots du professeur coulent en moi comme un filet d'eau trop fraîche. J'assimile peu à peu ses paroles, les répète dans ma tête, pour en comprendre le sens. On m'avait déjà vaguement dit que tous mes gènes n'étaient pas de mes parents, qu'ils avaient été modifiés pour rendre mon système immunitaire plus fort et le risque de maladies nul. Mais de là à ce que tous viennent de plusieurs inconnus, non.

Ils avaient privilégié la santé et l'apparence aux caractères. Cela paraissait évident, maintenant. A l'image de tous les habitants de l'Union, on m'avait créée de toute pièce, à l'aide de gènes parfaits.

*

Après avoir raccompagné Ruby chez elle, je prends le chemin de ma propre habitation. Je sens la tension qui habite la rue, les pas pressés. D'habitude, je fais de même, mais ce soir, je n'en ai pas l'envie. Je veux sentir la brise caresser mon cou, laissant de petits frissons sur ma peau nue.

À quelques mètres devant moi, deux fillettes se tiennent par la main. D'après leur taille, elles ont entre 6 et 8 ans. Je les regarde disparaitre peu à peu, devenant deux petits points. Leur insouciance me donne une soudaine bouffée de jalousie. J'aimerais revenir à mon enfance, quand tout me paraissait facile et amusant. Poussée par une envie soudaine, je repère une ruelle et m'y enfonce, après avoir vérifié que personne ne m'avait vu.

Une curieuse sensation de bien-être se propage dans mon corps. L'idée de briser les règles est revigorante. J'avance sans but précis, tâtonnant de temps en temps le mur. Je suis plongée dans le noir quasi-complet, entre deux parois d'une hauteur surprenante.

Ma montre sonne les 19 heures. Le cœur battant à l'idée de me faire surprendre, je tourne les talons et me mets à courir. Mes parents vont bientôt rentrer, et si je ne suis pas à la maison, ils vont me poser des questions auxquelles je n'ai aucune réponse.

De plus, je dois préparer le repas, et faire en sorte que tout soit près quand ils passeront la porte. Quand la maison entre dans mon champ de vision, je suis en nage. Je peine à poser mon badge sur la serrure, qui émet un bruit d'engrenages. Je pousse la lourde porte colorée, et me rends dans ma chambre.

Je jette mon manuel sur mon lit deux places et me change. Je troque mes vêtements tristes contre une robe violette, qui épouse parfaitement mon corps. Elle fait ressortir mes yeux, et je me surprends à me contempler dans le miroir.

Le garçon à mèches foncées est présent dans mon esprit pendant toute la soirée. Je prépare des lasagnes, la tête ailleurs. Si j'avais eu assez de courage, je lui aurais demandé pourquoi ses cheveux étaient foncés par endroits. Si j'avais eu assez de courage, j'aurais soutenu son regard. Si j'avais eu assez de courage...

Mes réflexions sont interrompues par les voix familières de mes parents. Je pose les derniers couverts sur la table et m'assois sur le plan de travail.

_ Comment va ma petite fille préférée ? S'enquit mon père.

Je souris à ces mots, sachant pertinemment que je ne pouvais qu'être la préférée puisque je n'avais ni frère, ni sœur. J'étreins rapidement mes parents et nous nous mettons à table.

Avant qu'ils ne commencent à parler de leur travail, de leur journée, je me racle la gorge. Ma mère tourne la tête vers moi, étonnée. Je ne parle pas souvent, je ne sais pas par où commencer. Je décide tout de même de me lancer, la curiosité prenant le dessus.

_ Aujourd'hui, j'ai eu cours de Sciences.

Ils hochent la tête, et je poursuis.

_ Le professeur nous a expliqué d'où venaient les gènes.

Ma mère soupire, comme si elle s'y attendait. Je m'apprête à continuer quand elle me coupe.

_ Tu sais, nous aussi nous avons eu droit à ce cours, à ton âge. C'est normal que tu te poses des questions et que tu trouves ça gênant, mais tu finiras par t'y faire.

- Ça veut dire que je n'ai même pas été formée à partir de vous. Vous n'êtes pas vraiment mes parents.

Je crains un instant de les avoir blessés, mais mon père me regarde avec un petit sourire en coin.

_ Nous t'avons créée, tu as juste été modifiée. Ta mère t'a portée pendant 9 mois. Et puis dans un sens, tu as nos gènes, même si tu n'en as pas hérité directement.

Je penche la tête sur le côté, en signe d'interrogation.

_ Nos gènes sont les mêmes, Alya. Nous les avons reçus, comme toi.

_ Alors pourquoi m'en avoir implanté, si j'allais recevoir les vôtre?

_ Nous ne sommes pas à l'abri d'un gène défaillant. Les Grands les administrent par sécurité.

Ma mère se lève, considérant que le sujet est clos.

*

Je m'assois sur mon lit, et tends le bras pour attraper le manuel. Je l'ouvre au hasard, page 165.

"L'Union rend un grand service à ses habitants. La Pilule, administrée aux femmes enceintes, permet de créer un nouveau-né sur le modèle de ses futurs camarades. Ce système rend les Unionniens égaux, et efface leurs différences en les gardant en bonne santé. L'espérance de vie à augmenté de plus de 50 ans depuis que le système à été mis en place."

Ils ont oublié de mentionner que nous sommes élevés dans la peur constante, tout ça pour nous apprendre à nous taire et à nous soumettre aux lois. Les Grands ont peur que nous nous mettions à penser par nous-mêmes, c'est pour cela que tout est contrôlé pour nous. Les personnes comme ce garçon en maths sont menaçantes. Ils ne respectent pas les règles.


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