Chapitre 5
"Mademoiselle !"
Lochi ouvrit les yeux avec peine. Le Soleil perçant entre les branches lui obstruaient la vision. Deux hommes qu'elle jugerait d'une quarantaine d'années étaient penchés au dessus d'elle.
"Mademoiselle, reprit l'un d'eux, ne vous inquiétez pas, vous ne risquez plus rien.
-Comment ça ? demanda-t-elle.
-C'est bon, Mademoiselle, il ne vous fera plus de mal."
Lochi se redressa et observa les alentours. Les deux hommes penchés sur elle n'étaient pas seuls. Quatre autres hommes aux habits semblables - venant probablement du même village - s'attelaient à porter Aneo, inconscient.
"Lorsque nous avons vu cet affreux guerrier du diable, nous avons tout de suite accouru, vous avez de la chance que nous vous ayons trouvée avant qu'il ne vous dévore !" s'enquit le second homme.
La jeune femme réfléchit un instant. Ces villageois enlevaient Aneo, et croyaient qu'il allait la manger ? C'était absurde !
"Ce malfrat ne mérite que d'être puni ! reprit le premier.
-C'est pourquoi nous allons le condamner au bûcher, pour nettoyer nos belles terres de sa diabolique empreinte, continua le second.
-Ne vous en faites pas, Mademoiselle. Nous vous aiderons, vous accueillerons et soignerons vos blessures si vous en avez, annonça le premier.
-Merci beaucoup, feignit l'archère, mais je n'ai pas besoin d'aide. Et puis, je ne suis pas une fille sans défenses ! ne put-elle s'empêcher d'ajouter.
-Les belles jeunes demoiselles comme vous sont toujours sans défenses devant une créature comme celle-ci. Venez avec nous, vous ne craignez plus rien."
Sans attendre de réponse, il lui empoigna le bras et la tira derrière lui. Ne pouvant rien faire, Lochi se laissa alors entraîner vers leurs village, qui se trouvait dans une plaine verdoyante à l'orée de la forêt.
"Voici notre magnifique village, annonça l'un des deux hommes. Vous pouvez y aller et venir comme bon vous semble, Mademoiselle."
Lochi réfléchit un instant. Aneo allait être brûlé. Si elle leur disait qu'il s'agissait en réalité de son ami et non d'un potentiel ravisseur, qui sait ce qui lui arriverait... bûcher également ? Prison ? La meilleure stratégie était de jouer le jeu. Elle serait ainsi en liberté, et pourrait trouver un plan pour libérer le démon.
"Merci, répondit-elle après réflexion.
-Mais de rien, ma jolie, ça sera toujours un plaisir !"
Lochi commença donc à arpenter le village, localisant le bûcher où les villageois entassaient des bûches de bois, réfléchissant à un plan. Bon, mieux vaudrait ne pas attendre que le feu soit allumé, auquel cas elle serait très limitée en temps et ne pourrait pas monter sur le tas de bois. D'épaisses chaînes entouraient le poteau central du bûcher, déjà en place. Aneo serait enchaîné là, la jeune femme le voyait déjà, brûlant, attaché à ce poteau de bois.
Chassant cette image de sa tête, elle observa un instant les villageois déposer soigneusement les bûches dans un carré à priori parfait. Ils les ramenaient directement de la forêt, où un bûcheron décimait probablement des arbres.
Attendez, un bûcheron ?
Lochi se retint de courir et feignit déambuler sans but dans le village. Elle ne pourrait jamais couper les chaînes avec une épée, et encore moins avec une flèche, mais elle pourrait le faire avec une hache.
Elle trouva rapidement la maison du bûcheron, autour de laquelle reposaient des troncs d'arbres de plusieurs mètres de long. La jeune femme rentra par la lourde porte qui n'était heureusement pas fermée à clef.
Cette maison était plutôt jolie. Elle contenait tout ce que contient une maison normale, lit, table, chaises, salle d'eau, toilettes et cuisine. Une lignée de haches figurait sur un mur du salon. Lochi les observa un moment, réfléchissant à la hache la plus adéquate à briser les chaînes. Une hache assez solide pour briser les chaînes, mais assez légère pour que la frêle jeune fille qu'elle était puisse la prendre rapidement en main.
Elle en sortit une et la lança entre ses mains. Très légère. Elle pouvait en prendre une plus lourde. Elle prit celle qui dormait juste à côté et refit le même jonglage. Elle sentait plus le poids dans ses mains, mais elle était encore trop petite. Elle prit directement une hache trois crans au dessus. Plus lourde, mais aussi plus grande. Elle arrivait tout de même à jongler avec, elle arriverait probablement à la lancer.
Elle s'apprêtait à ressortir pour tester le lancement dans le bois quand un bruit se fit entendre.
-Je reviens tout de suite, je vais aiguiser ma hache, lança une voix masculine à travers l'épaisse porte en chêne.
Lochi replaça la hache en vitesse, puis se cacha dans une pièce voisine. Elle avait déjà fermé la porte quand le propriétaire entra. Sa démarche était lourde, ses pas résonnaient sur le plancher de bois. Il était probablement un peu gros, avec de grandes épaules et une masse musculaire assez importante. La démarche qu'inspirait le bruit de ses pas faisait penser à un ogre, et la jeune femme imaginait très bien sa réaction s'il la découvrait.
"Enfin, un démon vient de te prouver que l'habit ne fait pas le moine, pensa-t-elle en chassant cette idée d'ogre de sa tête. Peut-être ce bûcheron est-il très intelligent et très sensible. Mais bon, pour regarder un démon mourir brûler, il ne faut tout de même pas être très sensible."
Le propriétaire s'assit sur une chaise, selon l'ouïe de la jeune femme, puis commença l'affûtage de sa hache.
Espérant que ça ne prendrait pas trop longtemps, Lochi se rendit compte qu'elle était dans les toilettes, malgré la pénombre qui régnait, et espéra que le bûcheron ne voudrait pas aller aux toilettes avant de retourner travailler.
Elle poussa un soupir de soulagement lorsque celui-ci poussa la lourde porte en toussotant et la referma derrière lui, s'éloignant sans avoir remarqué la jeune femme.
Elle sortit alors timidement de sa cachette, il pourrait toujours être là, même si elle en doutait fort, puisque chacun de ses pas faisait autant de bruit qu'un troupeau d'éléphants, mais mieux vaut être prudent. Comme aucune trace de vie ne se montrait dans cette maison, elle s'avança rapidement à travers le salon, prit la hache qu'elle avait choisie, et la fixa dans son dos, dans la ceinture de son carquois qui lui traversait le dos. Ainsi, elle tiendrait, lui permettant de se mouvoir avec agilité, et ne se ferait pas trop remarquer des autres villageois, étant donné qu'ils avaient déjà vu ses épées et son arc.
Elle se dirigea ensuite vers la forêt, qui était plus lumineuse que celle où elle avait rencontré Aneo, quand elle y pensait. Quand elle se jugea assez éloignée du village, elle sortit la hache, et la tira sur un arbre à environ cinq mètres d'elle. Le projectile se planta bien dans l'arbre, mais pas exactement au milieu, l'endroit que visait la jeune femme. Elle se visualisa alors Aneo, enchaîné à cet arbre, et lança la hache. Eh mince, elle venait de couper la tête du Aneo virtuel. Elle reprit alors la hache, et recommença. Cette fois-ci c'était le bras. Elle recommença encore et encore, tailladant le Aneo virtuel, jusqu'à planter le projectile là où elle le voulait. Elle refit plusieurs fois la même manœuvre, s'éloignant de plus en plus, mais ne touchant pas, pour la plupart des fois, le Aneo virtuel qui posait devant l'arbre. Après avoir pris un peu plus d'assurance avec ce nouvel instrument, elle reprit la hache, la rangea dans la sangle de son carquois, comme lorsqu'elle l'avait prise, puis eut une pensée pour l'arbre qu'elle venait de défigurer.
Elle retourna donc dans le village où elle prit soin de s'insérer de façon naturelle, sans qu'on puisse lui demander d'où elle venait. Tous les habitants se dirigeaient vers la place du village, où le bûcher était désormais près. Aneo était enchaîné, encore inconscient au poteau central. Les villageois se placèrent devant l'immense scène de bois, comme attendant la venue d'un chanteur dans un festival.
-Bien, mes chers amis ! commença un homme qui devait avoir aux alentours de trente-cinq ans, dans un grand sourire. Nous sommes ici pour assister à l'exécution d'un démon !
Il insista tellement sur le dernier mot que la foule presque en délire applaudit. Il la calma d'un geste de main accompagné d'un "merci", puis reprit :
-Cet affreux guerrier du diable payera pour s'être aventuré sur nos terres, tout comme ses nombreux prédécesseurs !
Lochi eut un pincement au cœur. Combien de démons innocents étaient morts ici ?
-Il a en plus eu l'audace d'enlever une ravissante jeune fille innocente...
Le "présentateur" montra Lochi dans un sourire qui se voulait charmeur, que la jeune femme trouva bien ridicule. Tout le village se retourna pour la regarder, et l'expression qu'elle avait à ce moment-là seyait à merveille à son rôle de jeune fille innocente et naïve. Elle pensait au sort qui attendait son ami si elle ne réussissait pas son coup, et à la culpabilité qu'elle aurait de lui avoir tranché la tête. Elle avait l'air d'une jeune fille innocente et naïve qui repensait à tout ce que lui avait fait subir un ravisseur qui allait être exécuté. Ce qu'elle était aux yeux des villageois.
-Désormais, il va payer de sa mort ses actes diaboliques ! reprit le présentateur, sous le brouhaha de la foule se retournant, suivi d'un tonnerre d'applaudissements. Dès qu'il reviendra à lui, il sera brûlé ! Ainsi, son âme retournera... en enfer !!!
La foule semblait apprécier ce spectacle horrible, tandis que Lochi se voulait calme et souriante pour ne pas trahir son rôle. Quand Aneo se réveillerait, il ne lui resterait que peu de temps pour intervenir, avant que les villageois ne lancent les torches enflammées.
Aneo ouvrit un peu les yeux. Son corps lui faisait mal un peu partout. Il reprit un peu ses esprits avant de regarder autour de lui. Des chaînes, un poteau, une foule hurlante. Pas de Lochi en vue. Sûrement quelque part enfermée ou dans la foule. Ah, la voilà, au milieu de la foule, un large sourire au lèvres. Alors quoi ? Il lui avait sauvé la vie et elle le remerciait en l'abandonnant à un village de paranoïaques fous ? Dommage, il avait essayé de lui faire confiance...
Soudain, une hache vint se planter dans le bois du poteau, à moins de dix centimètres de sa tête. La foule se retourna, c'était Lochi qui venait de la lancer.
-Oh... Je suis vraiment désolée, expliqua-t-elle, je voulais moi-même tuer mon ravisseur, mais j'ai mal lancé...
Aneo fut alors convaincu de ses pensées, elle venait vraiment de le trahir. Mais non, quelque chose clochait... il ne connaissait pas beaucoup Lochi, mais elle aurait tiré à l'arc, pas lancé une hache si elle avait voulu le tuer et puis... il la connaissait plus guerrière que ça ! C'était une dangereuse furie sans pitié, pas une pauvre jeune fille naïve et chouineuse. Elle devait viser... il tourna la tête et remarqua une chaîne qui était largement endommagée.
Lochi continuait de parler de sa voix malheureuse et infantile tandis que toute la foule était tournée vers elle.
C'était un plan. Un bon plan, d'ailleurs.
Aneo donna un coup d'épaule et la chaîne se brisa comme si elle était faite de ficelle.
Un des villageois cria alors :
-Regardez ! Le démon s'est libéré !
La foule se retourna rapidement, oubliant Lochi, qui sauta par dessus ceux qui étaient devant elle, tandis que le démon se débarrassait de ses chaînes. La jeune femme eut tôt fait de le rejoindre sur la pseudo-scène de bois, après quelques saltos astucieux.
-Je vois... vous me voyez comme une créature du mal voulant la souffrance des humains et autres espèces... vous avez sûrement commis une erreur... ce sang sur mon visage, c'est le mien ! Vous savez nous les démons nous sommes comme les requins. Si on sent ou voit du sang... nos instincts de prédateurs ressurgissent ! J'ai juste une question... comment voulez-vous mourir ? Du sang... du sang... du sang... DU SA...
-Cours ! l'interrompit Lochi, lui saisissant le poignet.
Elle l'entraîna à sa suite dans une course effrénée. Les deux amis traversèrent la forêt au pas de course, espérant semer les villageois. Soudain, des bruits se firent entendre.
-Ils nous ont pris en chasse ! cria la jeune femme.
-Merci de m'avoir interrompu... et d'être venu me sauver..., remercia-t-il pendant qu'il courait.
Un petit éclat de terre et de poussière s'éleva juste à côté du pied d'Aneo. Un autre les manqua de peu derrière eux.
Lochi tourna la tête. Les villageois avaient sorti leurs armes à feu.
-Oh non... Ils nous tirent dessus, Aneo ! s'écria-t-elle. Il... Il faut qu'on se batte mais... mais si on se bat contre eux, on a aucune chance, ils sont trop nombreux ! Mais... Mais si on court, ils vont nous tirer dessus et... et nous blesser ! Il nous faudrait... Oh ! Aneo, surtout, continue de courir !
Sur ce, la jeune femme sauta et atterrit sur les épaules de son camarade. Elle se stabilisa un instant avant de se retourner habilement vers leurs assaillants et de sortir son arc.
-Ne les tue pas ! s'exclama le démon.
-D'accord, d'accord... Je vais juste les blesser alors ! Le bras, la jambe... Tu préfères quoi ?
-La jambe, ils ne pourront plus nous poursuivre comme ça !
-D'accord, à vos ordres, chef ! plaisanta l'archère.
Elle reprit rapidement son air sérieux et sortit une flèche de son carquois. Elle la plaça contre la corde et la tendit au maximum avant de décocher le projectile qui vint se planter dans la jambe du poursuivant le plus proche. Il s'écroula en hurlant de douleur et quelques villageois restèrent pour l'aider.
-Lochi ?
-Quoi ?
-J'espère vraiment que tu sais nager... Saute !
-Quoi ?!
Elle eut à peine le temps de se retourner que le démon avait sauté d'une immense falaise. Elle fut projetée dans le vide, et hurla avant de voir qu'en contrebas de la falaise se trouvait un lac. Un peu rassurée, elle s'efforça de prendre une position adéquate à la plongée, pour ne pas se faire fouetter par l'eau à l'arrivée.
Elle atteignit rapidement la surface plane de l'eau dormante et la perça avec une légère douleur due à la hauteur. Son corps, guidé par la gravité, s'enfonça dans l'eau. Absolument pas inquiète, elle commença quelques mouvements de brasse pour remonter prendre de l'air, mais commença à paniquer quand elle vit qu'elle continuait de sombrer au lieu de remonter vers cet air dont elle avait tant besoin.
Ses nombreuses armes étaient trop lourdes et la tiraient vers le fond, l'empêchant de nager assez efficacement pour remonter respirer. Prise de désespoir, elle tenta d'appeler son ami, ne laissant échapper que quelques bulles qui remontèrent rapidement, avant de sombrer dans l'inconscience.
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