Chapitre 5


— Je voudrais que vous placiez mon fils.

Quoi ? J'ai dû mal entendre. C'est forcément ça.

— Pour quelle raison, madame ?

— Il a quatorze ans maintenant. Quatorze ans que je m'en occupe. Je pense que j'ai largement fait mon rôle. Il est temps que je pense un peu à moi, vous comprenez ? Je ne le veux plus chez moi.

Pétasse. Non, je ne comprends pas. Ne se rend-elle pas compte de la chance qu'elle a ? Voilà une journée de plus dans mon quotidien. Je regardais ma main droite, posée sur mon bureau à tenir un stylo, trembler. Je relâche l'objet et regarde mes doigts se resserrer en un poing compact. Un poing que je meurs d'envie de décocher dans la mâchoire de la femme qui me fait face. Peut-être que ça lui remettrait quelques neurones en place ? Malheureusement, je dois me contenir. Je cille et reste silencieuse quelques secondes, le temps de trouver quoi répondre à cela. Je suis quelqu'un de calme d'ordinaire, mais il y a quelques sujets sensibles qui ont tendance à me faire monter la pression sanguine.

— Madame, vous rendez-vous compte que ce que vous dites est insensé ? Déjà, en tout premier lieu, on ne place pas un enfant sur commande sans raison valable. Ensuite, chaque femme, lorsqu'elle découvre qu'elle est enceinte, a le choix de garder son enfant ou d'avorter. Cependant, quand on fait le choix de mettre au monde un bébé, c'est un engagement sur la durée. On ne peut s'en défaire simplement parce que cela ne vous amuse plus. C'est un contrat à vie qui, je le crains, vous allez devoir continuer d'assumer.

Je parle d'un ton qui fait montre d'un calme que je suis bien loin de ressentir. Je me force à sourire, lorsqu'elle se lève en fulminant rageusement.

— Mais à quoi vous servez-vous là ? Dire que ce sont nos impôts qui vous payent !

Mon sourire s'élargit. Je me lève et lui tend ma main droite.

— Au revoir, madame. Et au plaisir de ne plus vous revoir.

Elle se met à trembler tant elle est furieuse et part en claquant la porte. Je me rassois sur mon siège en poussant un soupir de soulagement, attrape ma bouteille d'eau et avale de longues gorgées. Regardant l'heure, je me retiens limite de pleurer de soulagement. Ma journée est enfin finie. Je m'empresse de rassembler mes affaires. Je suis enfin en weekend. Et quel weekend qui m'attend !

Une fois mes dossiers rangés, mon ordinateur éteint, ma veste enfilée et mon sac en mains, je m'empresse de sortir de ce maudit bureau. Et, alors que je suis en train de m'escrimer à en fermer la porte, un de mes collègues arrive dans ma direction.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? J'ai entendu crier...

— T'en fais pas, c'était trois fois rien. Juste une mère qui m'a un peu poussée à bout.

— ça va aller ?

— Oui, oui.

— Au fait, je voulais te parler de l'affaire Casey...

— Vans, ça va devoir attendre lundi. J'ai un rendez-vous important ce soir. Et j'ai furieusement besoin de mes jours de congé là tout de suite. Désolée.

— Ok... Mais tu sais que je suis là pour toi Ev...

Je vois sa main se rapprocher dangereusement de mon épaule. Rougissante, je recule d'un pas et range mon trousseau dans mon sac.

— Oui, oui, m'empressé-je de répondre. A plus, Vans.

— Ouais, à plus...

Je ne pouvais pas courir. Pas avec cette maudite béquille. Pourtant ce n'est clairement pas l'envie qui me manque. Eric n'habite pas la porte à côté. Et la pièce que je voulais serait loin d'être petite. Je vais y passer la nuit, c'est sûr.

Après plus d'une heure de métro, j'arrive enfin de l'autre côté de la métropole. Ce lieu est mal fréquenté, mais Eric économise pour aller s'installer sur une jolie petite île et y ouvrir un autre salon. Des fois j'aimerais tellement me glisser dans sa valise... Avec Megara évidemment. Malheureusement, Igor n'acceptera jamais que j'emmène sa fille loin de lui. J'ai mes défauts, mais je ne veux pas priver ma fille de son père, comme moi-même j'en ai été privée.

Il y a quelques années, j'ai eu une longue conversation avec mon père. Bien que je me sois rendue compte qu'il n'a rien du père idéal, il a tout de même tenté de se battre pour moi. Il a essayé de me voir pendant des années, mais ma mère l'en a empêché. Elle lui a volé énormément d'argent (ce que je veux bien croire), si bien qu'il s'est retrouvé sans domicile. Manger dans les poubelles, dormir dans la rue. C'était apparemment son quotidien, jusqu'à ce qu'il finisse injustement en prison. Cette histoire m'a secouée les tripes et depuis je tente quelques rapprochements père-fille. Cependant, cet homme a le jugement facile et je ne me sens souvent pas à ma place dans sa nouvelle vie.

— Evie ! Content de te voir ! m'accueille Eric.

— Moi aussi !

Je le serre dans mes bras et colle un baiser sur sa joue.

— Alors t'es prête à pleurer ?

— Vachement encourageant. Aller fais moi entrer et file moi à boire. J'en ai bien besoin.

— Bière ou liqueur ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Les deux !

Je lui raconte brièvement la scène qui s'est jouée au travail alors qu'il me sert ce que je lui ai demandé. J'avale une grande gorgée de liqueur et souffle comme un buffle.

— Ah ! ça fait du bien !

— Et avec ta mère, ça va ?

— Oh ! Me parle pas d'elle s'il-te-plaît !

Je termine le verre cul sec et le repose sur le comptoir de la kitchenette, avant de prendre la direction du grand canapé et de m'affaler dessus, la bière dans une main.

— Ok. Alors dis-moi plutôt ce que tu veux comme dessin, me demande Eric en s'ouvrant une bière avant de venir s'installer à côté de moi.

— Je veux un rosier. Pas une rose, un rosier qui commence au centre de ma poitrine, qui part sous mon sein et qui descend sur mes côtes. Je veux qu'il y ait deux bourgeons et une seule fleur. Et surtout, des épines. Beaucoup d'épines.

Eric me regarde de manière très intense, buvant quelques gorgées de sa bière, puis il attrape son carnet à dessin et se met à croquer à une vitesse vertigineuse.

— Et qu'est-ce que ce rosier signifie pour toi ?

Il ne me le demande pas avec une curiosité malsaine. Il me le demande car il sait que j'ai besoin de m'exprimer. De déverser la souffrance que je porte en moi tel un bouclier invisible que je positionne entre moi et la plupart des personnes que je suis amenée à côtoyer. Alors, je réponds avec sincérité.

— L'espoir. La rose représente l'espoir que je ne veux pas perdre de vue, les bourgeons sont les belles choses qui me sont arrivées : ma fille, mon travail. Et les épines représentent toutes les épreuves que j'ai dû affronter tout au long de ma vie.

Bien malgré moi, une larme s'échoue sur ma joue, que je m'empresse d'effacer avant de boire une nouvelle rasade de mon breuvage. Je ne dois pas m'effondrer. Pas maintenant.

BIPBIPBIP

Je sors mon téléphone en un tour de main et ouvre grand les yeux.

CoeurdeLion

"Je dois m'habiller comment pour demain ? Tu aimes quel style ? J'hésite entre deux chemises."

Je ne peux me retenir de pouffer de rire. Interpellé, Eric relève le nez de son travail et demande.

— Qu'est-ce que c'est ?

Je rougis et hausse une épaule. Mais, s'il y a bien une personne avec qui je peux être honnête, c'est lui.

— J'ai un rencard demain...

— D'où le nouveau tatouage urgent ? plaisante-t-il.

— Peut-être bien...

J'attrape un paquet de mouchoirs et lui lance à la tête en riant.

— Aller, travaille ! Tu dois mériter ton salaire !

— Vu ce que je te fais payer, je ne rembourse même pas toutes mes dépenses avec toi, alors tu vas te calmer tout de suite !

Il prend un air très sérieux. Mais je sais qu'il plaisante. Enfin non, il dit vrai, mais il le fait toujours pour le plaisir de voir mes beaux yeux, je le sais. Je lui tire donc la langue avant de me pencher sur mon téléphone pour répondre.

CrazyQueen

"Je craque pour un type avec des cheveux verts, des tatouages partout et des dents en or tu sais ? Alors franchement, te prends pas la tête. Le style décontracté me va très bien. Sois toi-même et tout ira très bien. En plus, tu découvriras bien vite qu'avec moi il n'y a pas de raison de stresser."

CoeurdeLion

"Il faut que je me déguise en Joker ? On risque de me regarder étrangement dans la rue."

Cette fois, je me retins de rire en avalant une nouvelle gorgée. Je m'apprêtais à répondre, mais Eric m'interrompit.

— Alors t'en penses quoi ?

— Oh... Woaw...

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