2 De noir et de blanc


Ren se racle la gorge. Le chirurgien a l'air si enthousiaste, qu'il décide de négocier.

« J'aurais besoin d'un petit service, avant de donner mon accord. »

Le chirurgien ne s'énerve pas. Le patient peut espérer un retour positif et il tapote à nouveau sur l'écran.

« J'aurais besoin de retourner sur les lieux de l'accident, vous comprenez ? »

L'instant de réflexion donne lieu à de l'espoir. Commence dès lors un échange par le biais de la tablette tactile.

« Votre état est stable, mais une surveillance médicale est incontournable. C'est loin de Billings ? »

« Deux bonnes heures de route. Je peux appeler mon beau-frère, Rico, pou... »

Lee l'interrompt et reprend l'appareil.

« Ça sera moi votre taxi, comme ça, s'il y a un souci, je pourrais intervenir. Votre demande reste de bonne guerre et en rien excessive. Je ne vous cache pas que cette opération me tient à cœur, pas pour redorer mon palmarès, mais bien pour vous sortir de ce pétrin. »

Aux anges et la mine satisfaite, Ren lui serre la main avec vigueur. Le docteur sort de la chambre et revient illico en tenue civile, en possession des autorisations à signer. Sans défaut, Ren valide l'opération à venir et leet lui tend les béquilles, puis pointe de l'index l'armoire high-tech et l'écran affiche la note suivante.

« Bien. À propos du dit Rico. Durant votre coma, le type a ramené de vos affaires et aidé à constituer le dossier médical. »

« C'est un chic type. Il sait où je planque la clé de ma maison. »

Avant de poursuivre, Lee remonte ses binocles.

« Il vous tient surtout pour responsable de la mort de sa sœur ! »

Ren soupire.

« C'est compréhensible. À sa place, je ferai probablement pareil. »

« Préparez-vous, on fait cette petite excursion maintenant. On sera de nuit, mais y a de sérieux phares de travail sur la voiture et j'ai également une grosse torche. »

Les yeux tout ronds, cette annonce si prématurée, le laisse pantois. Il cligne des paupières et s'emploie à la tâche. Sortir de cet hôpital de malheur va lui faire un bien fou, pour sûr. À peine le temps de dire ouf et voilà le duo en train de marcher dans des couloirs déserts. Vu l'affluence, ils ne portent pas peine à emprunter un ascenseur. Assis sur un des deux bancs et les béquilles calées entre ses genoux, Ren enfile son épais bonnet noir. L'instant d'après, les portes glissières s'ouvrent et donnent accès au parking souterrain. Les expirations affichent une grisaille de circonstance, dû au froid glacial.

Toutefois, cette subite baisse du thermomètre s'accompagne d'un air plus vif, plus pur, une véritable libération pour Ren, qui se sent revivre. Le gros pick-up rouge clignote trois fois et les béquilles finissent dans la partie arrière de l'habitacle, constituée d'un banc. Ni une, ni deux, il s'étonne de réussir à atteindre la place passager sans même s'appuyer sur le véhicule. Une fois en place, le conducteur lui demande l'adresse, afin de l'installer dans le routeur de recherche. Ren entre le nom du village où il habite, non loin de l'accident : Big Timber.

Dès sa sortie, l'engin prend vers l'ouest. De nuit comme de jour, Billings scintille de partout à l'effigie de Yellowstone et de cette culture cow-boy. Le froid sec donne lieu à des routes bien dégagées, de surcroît par l'interstate. Maintenant, ils franchissent la barre des mille deux cent mètres d'altitude dans un climat montagneux. De jour, le panorama est spectaculaire avec les Rocheuses en guise de maître suprême de la région. Lee s'allume une cigarette et, vu la mine déconfite de son patient, lui en propose une, qu'il ne peut refuser. Les colonnes grises s'échappent par les minuscules ouvertures allouées par les vitres.

Ren tente encore de se rappeler l'accident, mais rien à faire, ses neurones se bloquent jusqu'à ce fameux orage. Une idée saugrenue traverse son esprit troué comme une paillasse : un médium, il devrait consulter un médi... Le cow-boy secoue la tête, quelle absurdité, le voilà tombé bien bas ! Pour tuer le temps, le flyer sur le tableau de bord se déplie entre ses mains. La NASA ? Le conducteur jette un œil dans sa direction, sans le lui interdire, bien au contraire d'ailleurs, car s'ensuit l'allumage du plafonnier. Le dépliant sort du contexte commun et s'adresse à des professionnels. Ici, le sujet traité se rapporte à l'entraînement des astronautes. Le mégot passe au rouge vif et Ren expire la fumée en douceur. L'interface de la tablette embarquée est bidouillée en deux, trois clics. Ainsi, les propos de Lee sont retranscrits à l'écrit sur l'écran.

— Je travaille pour eux, lors des périodes de préparation avant les vols dans l'espace.

Les lèvres serrées, son interlocuteur opine du chef, impressionné par cette nouvelle facette du zig. D'une certaine manière, ce constat renforce les chances de réussites de sa future opération. Au verso, il est stipulé un stage d'un mois en Antarctique. Les regards se croisent et le cow-boy écrit sur l'écran central.

« J'avais lu que le traité de l'Antarctique prenait fin en 2024. »

Sourcils au zénith, l'intéressé tarde à répondre.

— Ben là, vous m'en bouchez un coin ! Peu de gens savent ça, mais oui, c'est exact.

« J'ai jamais compris pourquoi le pôle sud a été verrouillé et interdit de la sorte, alors que l'Arctique, pas de problème ? »

Lee sourit.

— Pour préserver ces terres australes de l'activité humaine. Et puis, les conditions y sont extrêmes.

Ren hausse brièvement ses épaules.

« Foutaises, pas pire, pas mieux qu'au pôle nord ! Enfin bref, bizarre, bizarre. »

Las de son retour à la réalité, il repose le bout de papier glacé, écrase son mégot dans le cendrier et décide de faire un petit somme. À l'approche de Big Timber, le médecin le réveille. L'intéressé cligne des paupières et baille, puis se redresse et fait craquer ses cervicales. La position, peu idyllique, a occasionné des tensions musculaires. Maintenant dans sa petite ville, son index montre le chemin à suivre.

À une intersection, le quatre quatre tourne à droite et quitte à nouveau la civilisation pour évoluer entre d'immenses résineux. Dix minutes s'écoulent et les Douglas laissent la part belle aux Mélèzes. Impossible de les louper. Devenus nus comme des vers, Ren sait qu'il se trouve au bon endroit. Après plusieurs virages, il déduit environ le lieu fatidique du drame. Le véhicule s'immobilise sur l'accotement, pleins phares. Lee laisse tourner le moteur et, muni de sa tablette, rejoint Ren, déjà en train de marcher avec la torche, à l'aide d'une seule béquille.

Sous les faisceaux lumineux, le décor devient encore plus lugubre. Emmitouflé comme un esquimau, l'Asiatique se demande comment son hôte arrive à fonctionner sans manteau et sans gants, dans ce froid glacial. Après une brève errance et sans réelle évolution significative, le cow-boy amnésique jette son dévolu dans la neige et la balaye d'un coup-de-pied circulaire. La torche noie la surface truffée d'aiguilles. Il s'accroupit et interpelle Lee d'un jet de torche en pleine tête.

— Eh, faites attention !

Sa curiosité attisée, le docteur le rejoint, bouche-bée devant le contenu dans la paume ouverte de son interlocuteur. Le binôme n'en revient pas, les aiguilles sont noires et blanches, à proportion à peu près égale. Lee va chercher deux petits sachets plastifiés et ils les remplissent. De retour dans le véhicule, chacun analyse son échantillon, sans pouvoir expliquer le phénomène. Grâce à son portable, le docteur essaie de trouver des informations relatives à cette bizarrerie sur internet, mais que nenni. Et toujours rien niveau souvenirs pour Ren.

Quelque part, cette réduction forcée au silence éternel est une bénédiction et lui permet d'échapper à sa condition bègue. Son entourage s'y est fait, mais lui, jamais. En tout cas, chose indéniable, et même si les hypothèses les plus débiles fusent dans sa tête lors du chemin retour, son insistance pour revenir sur place aura été fructueux. Dans cette semi-euphorie, le temps imparti pour rejoindre le parking de l'hôpital leur a semblé plus court. Une fois dans l'ascenseur, Ren contemple une énième fois l'échantillon. Lee précise.

« Je vais faire analyser tout ça, on verra bien si on dégote un truc particulier. »

Ren met un pouce en l'air et les portes glissières s'ouvrent. Devant sa chambre, il remercie le médecin pour cette petite escapade lucrative. L'instant d'après, le voilà de retour dans son lit médicalisé avec une tonne de questions. Nulle doute, il tient là une piste. Le lendemain matin, Lee le réveille en sursaut. Sur son écran tactile, il se justifie d'une urgence d'ordre privé. Étant le seul habilité à exécuter une telle opération, cette dernière se trouve précipitée avant midi, n'en déplaise le patient, pressé d'en découdre avec sa surdité.

La suite s'enchaîne très vite et au diable la supposée préparation psychologique. Suite à sa douche à la bêtadine, le voilà prêt comme un sou neuf. Le regard hagard, il compte les néons qui défilent au-dessus de lui, sur son trajet jusqu'au bloc opératoire. Même si durant sa carrière, il n'en est pas à son coup d'essai à l'hôpital, cette fois-ci, l'intervention chirurgicale ne va pas se porter sur une banale hernie inguino-scrotale ou bien un os cassé. À peine le temps de réaliser, que l'anesthésie générale fait son effet.

À son réveil, sa tête cogne. Enrubanné dans un bangage, il tente de refaire surface et une infirmière s'approche. Elle lui prend la température et l'appareil affiche un joli trente-huit degrés.

— Comment vous sentez-vous ?

— Je...

Il n'en croit pas ses oreilles, ça a fonctionné ! Son ouïe est de retour, pour le plus grand bonheur du chirurgien, qui vient d'arriver dans la pièce.

— Excellent, vos constantes sont bonnes. L'incision dans votre cerveau ne se remarque même pas. Vous savez, de nos jours, la médecine fait de sacrés bonds en avant.

Ren attrape les mains de Lee.

— Un grand merci, monsieur, vraiment. J'y crois toujours pas ! Et cerise sur le gâteau, je ne bégaie plus. Dingue !

— Tant mieux, ce paramètre restait une inconnue. Bref, je dois me sauver, exigences professionnelles obligent. Je vous souhaite un prompt rétablissement.

— Encore merci, docteur.

— J'ai laissé des ordres et si rien ne change, vous allez pouvoir rentrer chez vous dès ce soir. J'ai pris la liberté d'en informer votre beau-frère. Il m'a affirmé qu'il passera vous prendre.

Son visage s'illumine. L'ambiance respire le bonheur et le docteur s'en va. Dans cette semi-euphorie, Ren se prépare. Une fois son bandage retiré, l'infirmière le fait marcher avec les béquilles et lui pose des questions sur son passé, histoire de déceler d'éventuelles incohérences. Sans anomalies particulières, elle signe l'autorisation de sortie.

— Une question me taraude, m'dame. C'est pas un peu tôt pour me laisser sortir ? Parce que tout de...

— Bien sûr que si, mais l'assurance de votre ancien employeur n'a pas réglé le solde.

Il s'arrête net et un coup de froid l'accable.

— Combien ?

— Voyez pas vous-même !

Elle lui tend le reste à charge, en raison du dépassement d'un plafond forfaitaire. Bouche-bée, il se laisse choir sur le lit et cligne des yeux. Le montant dépasse les vingt mille dollars et c'est à cet instant là que Rico se pointe.

— Il paraît que l'opération a marché ?

— Ouais, mais après des dizaines d'années de bons et loyaux services, je pensais pourtant être couvert à cent pour cent !

Ren soupire et lui montre la facture. Il rehausse ses épaules et la lui rend dans la foulée. L'intéressé la range dans son sac.

— T'inquiète pas, va, j'ai réuni tous tes impayés sur la table du salon. Je...

— Allons-y alors !

Rouge cramoisi, Ren le fixe du regard et le percute plusieurs fois sur la poitrine d'un index tendu. Rico serre la mâchoire, histoire de ne pas lui voler dans les plumes.

— Tu sais très bien que c'est pas ma faute, bordel de merde !

Rico ne baisse pas ses yeux noirs, toujours dans la douleur de la perte de sa sœur. Pour lui, Ren est fautif.

— Allons-y, je te ramène chez toi.

Il fait mine de lui prendre son bagage, mais l'ancien refuse, d'un geste rageur. Les mains levées, l'Amérindien passe devant. Sans un mot, ils se suivent jusqu'à l'ascenseur. Une fois la descente de l'engin engagée, l'atmosphère reste glacial, tout comme le vent qui cingle leurs visages sur le parking extérieur. Le pick-up démarre et s'éloigne de l'hôpital. Sur le rétroviseur intérieur se balance la photo d'Elena, histoire de bien remuer le couteau dans la plaie. Le rythme cardiaque accéléré, Ren se concentre à regarder le paysage qui défile. L'humidité l'accapare, tout comme la culpabilité, et son menton tremble. Sans aucun échange verbal, le retour à Big Timber s'avère comme une libération. Garé devant son chalet, Ren pète un câble et crève l'abcès. D'un coup de sang, il arrache la photo de sa bien-aimée et sort avec ses béquilles. L'effet escompté marche à merveille et Rico laisse sa portière ouverte. Face-à-face, ce dernier lui met une droite qui l'étale sur le sol enneigé.

— Connard, ne t'avise plus jamais de me demander quoique ce soit !

Il reprend son dû et retourne dans son véhicule.

— Rêve pas, Rico. Toi et les autres, vous feriez bien de vous renseigner sur vos assurances !

La portière claque et le véhicule s'en va en trombes. Du sang à la commissure de ses lèvres, Ren se renfrogne et se remet debout. Sur le perron, il récupère sa clé, déverrouille la porte d'entrée et rentre chez lui. Il appuie sur l'interrupteur, rien. On lui a coupé l'électricité.

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