1 Apnésia
Une main de Ren se cramponne à la bullrope. S'ensuit une profonde inspiration et l'adrénaline inhibe son être. Il replace son chapeau, histoire de soigner sa sortie et souffle, joues gonflées. La foule est en délire, de même que le taureau d'une tonne. L'ouverture explose l'enchaînement de ruades et de changements de directions. Les huit secondes réglementaires s'égrènent au ralenti. Il est là, le moment tant attendu, à la fois tragique et merveilleux, où il fait corps avec l'animal. La sonnerie annonce le temps imparti et le cavalier se laisse rouler par terre, puis court hors du périmètre sécurisé.
— Whaou !
Elena l'embrasse, lui remet son couvre-chef et rajoute.
— Le vieux briscard a encore frappé !
Il rigole, pas peu fier de sa prestation, car à quarante ans, c'est bien l'expérience qui lui permet de sortir du lot.
— T'as, t'as vu ça ?
— Une bière ?
Il acquiesce et le jeune couple fait le tour des rambardes qui délimitent le rodéo. Des spectateurs le félicitent et il les remercie, tout en remisant ses habits. Le dernier concurrent s'élance dans l'arène. Jeune, fougueux et crépi de talent, son plus sérieux adversaire risque de faire des merveilles. Au tableau d'affichage, sa note est de quarante-huit sur cinquante. Les gens sifflent. Celle attribuée au taureau est identique. La sonnerie annonce que le rider a tenu sans problème, mais le style en plus.
— Ah, je t'aime, même second ou dernier.
Les amoureux s'embrassent devant le bar et commandent leur boisson. Veuf depuis des années, Elena est la meilleure chose qui lui soit arrivé. Avec elle, Ren se sent renaître, s'insuffler une nouvelle vie, et au diable les ragots des gens. Ces derniers prétendent que l'Amérindienne est avec lui, juste pour se sortir de la misère de la réserve. Pourtant, son travail de comptable lui confère un bien meilleur salaire que le sien, en tant que cow-boy dans un des gros ranchs du coin. Accoudés au comptoir sur des tabourets, le chiffre de quatre-vingts dix-huit sur cent tombe.
— Amen !
Sur cette conclusion fataliste, la canette de bière se vide d'une traite, puis il s'allume une cigarette. Le barman lui tapote l'épaule.
— Bordel, sacré prouesse pour un papy !
— Tu, tu m'étonnes, j'ai, j'ai plus l'assurance de la, la, jeunesse.
Ici, tout le monde se connait et sa condition bègue passe pour acquis. Elena fouille dans une poche de son jean et attrape les clés du pickup.
— C'est moi qui conduis, on va chez toi ?
De la même tranche d'âge que lui, son apparence, plus jeune, induit en erreur. Peut-être que ses longs cheveux noirs y sont pour quelque chose ? Ou bien l'absence de rides marqués ? Ou bien les deux à la fois ? Peu importe. Après avoir payé la note, les voilà en train de marcher vers la Ford. Un pack de bières dans une main, l'autre enlace celle de sa dulcinée. Au diable la remise de prix. L'instant d'après, le véhicule quitte les lieux et s'engage vers le nord, dans une ambiance de country music. Au loin, de gros nuages s'amoncellent et au bout de trente minutes, les premières grosses gouttes tombent sur le pare-brise. Bientôt, les essuie-glaces défilent en mode rapide, dans une ambiance de fin du monde. Cette après-midi d'été se transforme en une pénombre lugubre et morbide. D'ailleurs, les mélèzes qui bordent cette route montagneuse du Montana, exacerbent ce ressenti. Qu'à cela ne tienne, les tourtereaux continuent de chanter à tue-tête.
Un éclair illumine les alentours comme en plein jour. À moitié dans le cirage, après avoir bu le pack de bière, Ren inspire un grand coup à cette manifestation climatique et tout bascule. Les cheveux ébène de la conductrice virevoltent vers le haut, tout comme les branches des résineux. Le paquet de cigarettes et tout le léger attirail se plaquent au plafond. Elle suffoque. En face, le poids lourd dévisse de sa trajectoire et la collision frontale est la dernière chose dont le passager se rappelle, lorsqu'il se réveille sur son lit d'hôpital.
Un compliqué tour d'horizon montre des moniteurs qui clignotent. Dans son nez et sa bouche, tout un tas de tuyaux d'assistance respiratoire. La panique le foudroie d'un haut-le-cœur. Alertée, l'infirmière entre dans la chambre et plisse du front. Tout reste si confus dans sa tête et le médecin en charge déboule à son tour. Sous tension, le zig peine à dissimuler son inquiétude. Au-dessus des portes coulissantes qui se referment, l'écriteau « soins intensifs », lui met un coup de froid. Le quidam vérifie d'emblée ses réflexes moteurs et tout est en ordre. Pourtant, Ren peine à maîtriser sa respiration, toujours saccadée. Un sourire radieux, le médecin d'origine Asiatique lui parle et cette fois-ci il explose. Son poing frappe le cadre du lit et la douleur induit, par réflexe, un serrage de mâchoire. L'homme aux yeux noirs bridés comprend sa frustration et lui tend sa tablette tactile. Le patient note.
« J'entends rien ! »
Les soignants se regardent, abasourdis.
« Où est Elena ? »
L'index, tremblant, tape juste. Les mines triste n'annoncent rien de bon et le couperet tombe avec la phrase du médecin.
« Elle est décédée sur le coup, tout comme le chauffeur du camion. Vraiment désolé. »
Sa gorge se noue et ses mains s'agrippent au drap. La tête en arrière, plaquée dans l'oreiller, ses dents grincent à son paroxysme et des larmes dévalent le long de ses pommettes. Comment se faire à une telle situation ? Petit à petit, après l'assimilation de cette avalanche de mauvaises nouvelles, sa respiration reprend un rythme plus normal. Son regard vers la gauche constate qu'il fait nuit. Dans le même laps de temps, le médecin débranche un à un les appareils et autres objets indésirables. Dès lors, le voilà libre de ses mouvements. Les coudés franches, sa première tentative de redresser son buste s'apparente à soulever un mammouth et il retombe illico dans sa position initiale. L'infirmière, dotée d'un magnifique chignon qui laisse pourtant échapper quelques longues mèches blondes, lui tend un bras. Il l'agrippe bien volontiers et se retrouve assis. Elle le soutient car le retour à l'équilibre s'avère houleux. En effet, tout tangue autour de lui. Il déglutit. L'homme en blouse blanche lui fait signe d'y aller doucement. Ren essuie l'humidité sur son visage et soupire. Ses muscles le percent, par intermittence, de douleurs incisives, telle une lame de couteau qui lui coupe la chair.
S'ensuivent plusieurs tests pour s'assurer que le reste de ses sens ne soit pas affecté. Mis à part quelques minimes escarts et des grosses douleurs musculaires, son état général est correct. Dans un coup de sang et afin d'en avoir le cœur net, il sort du lit, se met debout grâce à la structure métallique et se dirige vers la fenêtre. L'infirmière, bien plus petite que lui, n'a aucun mal à se glisser sous son aisselle pour le soutenir. Déboussolé, il pose ses mains sur le radiateur chaud et, sourcils levés, constate d'abord son reflet dans la vitre. Au premier abord, ils se sont bien occupés de lui. En effet, ses cheveux blancs hirsutes, parsemés de plusieurs mèches grises, ont été lavés. Constat identique pour sa moustache, poivre et sel, en fer à cheval, et la peau bien rasée pour le reste. Puis ses yeux bleus se plissent et la neige sur le rebord lui occasionne une crispation musculaire. Le médecin a anticipé sa question et le papier sous son nez délivre la réponse.
« On est le quinze février 2030, vous êtes restés sept mois dans le coma, monsieur Prescott. »
Il secoue la tête. Le regard hagard, il essaie à nouveau d'assimiler cette information supplémentaire. Trop, c'est trop, des tremblements apparaissent et il titube. Avec l'aide de l'équipe soignante, le patient se retrouve allongé et en sécurité. Dans l'incapacité d'en ingurgiter davantage, il ferme ses paupières et se résigne à vivre avec ce silence éternel. Il a beau tenter, aucun souvenir ne lui revient sur l'accident. La faim, un peu avant midi, occasionne son réveil. Ni une, ni deux, on lui apporte un repas léger dans un premier temps, afin de ne pas surcharger le système digestif. Dans l'après-midi, c'est Rico, le frère ainé d'Elena, qui vient lui rendre visite. À sa demande, il l'enveloppe dans une grosse couverture et le pousse dans les couloirs sur un fauteuil roulant. En l'absence de flocons, le visiteur enfreint les directives de l'établissement et le duo sort sur un balcon. Ce grand bol d'air frais efface, comme par magie, son mal de tête. Grâce au portable de Rico, qui replace son chapeau sur ses cheveux ébène, ils se mettent à échanger.
« Elle était au volant. D'après les analyses sanguines, son taux d'alcoolémie était faible, à l'inverse du tien. Qu'est-ce qui s'est passé, Ren ? »
« Aucun souvenir. Ma dernière vision, c'est lorsqu'on a quitté le rodéo. On chantait et... et ensuite, c'était le réveil ici. »
Il lui passe une cigarette et présente la flammèche du briquet. Ren aspire et le remercie par un pouce levé. Le quidam à la peau mate ne manque pas de faire pareil et expire une longue colonne grise.
— Pfff...
« C'était où, le lieu de l'accident ? »
Il pianote avec difficulté, la technologie l'a toujours rebuté.
« J'y suis retourné une semaine après, y a rien à voir là-bas. Les keufs vont passer tout à l'heure, histoire d'avoir ta déposition, afin de classer le dossier. Juste un putain d'accident dû au mauvais temps. »
Ren ne répond pas, pour dire quoi d'ailleurs ? De toute manière, il doit se rendre sur place par lui-même, pour trouver d'éventuels indices, voire mieux, stimuler sa mémoire trop vaseuse. Les minutes s'allongent, lourdes, et pénibles. Bien sûr que la culpabilité l'accable, bien sûr qu'il y a des circonstances atténuantes, bien sûr que c'était Elena au volant, bien sûr que ceci, que cela, et puis merde à toutes ces suppositions.
« Le patron a payé tous les frais engagés. Il m'a dit qu'il le ferait jusqu'à ton réveil. »
« Et ? »
« Oublie ton job, tu t'en doutes. »
« Je comprends. Dis-lui que je passerai le voir dès que possible pour... »
Son collègue cow-boy lui retire le portable des mains, au grand dam de Ren.
« Ton solde est réglé depuis fort longtemps, mon pote. »
L'afflux sanguin monté en flèche, Ren balance son mégot, demi-tourne et repart dans le couloir, histoire d'abréger cette discussion stérile. Rico ne bronche pas et s'accoude à la rembarde, puis les larmes coulent jusqu'au menton. Trop de tristesse, de rage, envers ce monde injuste et cruel. Prostré devant le paysage depuis bien deux heures, les deux policiers tant attendus arrivent. Suite à de brèves présentations, ils prennent sa déposition en bonne et due forme, afin de fermer le dossier. En possession d'une tablette tactile, l'intéressé répond aux questions inscrites au préalable. Sa besogne terminée, il ne manque pas d'enregistrer le lieu du drame, indiqué sur une carte Google maps. De toute façon, il connaît l'endroit pour y passer souvent. C'est une route sinueuse et peu fréquentée. Et pour cause, y a pas âme qui vive dans ces contrées lointaines, juste des ranchs avec des chevaux et du bétail à l'infini.
La nuit retombe déjà lorsque le médecin revient le voir. Il prend une chaise et s'installe à côté de lui, puis lui tend un petit paquet en plastique rigide. Dessus, le logo Tesla. Sourcils levés, Ren l'ouvre et découvre un petit engin, d'une taille inférieure à une puce. Le patient se gratte la tête, hausse les épaules et les laisse retomber dans la foulée. Le chirurgien écrit sur la tablette.
« Une puce Tesla, elle pourrait vous faire recouvrir l'ouïe. »
Son cœur s'emballe.
« Pourrait ? »
L'homme en blouse blanche opine du chef plusieurs fois, remise sa coupe au carré et précise ses propos.
« Vous avez la primeur. Du coup, à titre expérimental, vous n'aurez aucun frais à engager. »
Ren soupire. Que faire face à une telle opportunité ?
« Même si ça marche ? »
« Exact, vous en dites quoi ? »
Il cligne des paupières, le temps d'assimiler ce qu'une opération de cette envergure implique comme conséquences. L'homme du soleil levant lui reprend l'appareil digital.
« Peu de risques, en fait. On est jamais à zéro, bien entendu, mais les chances de réussite sont grandes. La puce serait implantée dans votre cerveau, afin de faire le travail auditif. »
Une telle chance ne se représentera pas de sitôt.
« Est-ce que je serai toujours bègue après ? »
Le médecin éclate de rire, mais ne tarde pas à donner son avis.
« Probablement que non. Dois-je prendre cela pour un oui ? »
Ren acquiesce. Il a besoin d'aller de l'avant et de sortir de ce trou à rat, de cette prison, de cette promiscuité. Il étouffe ici, comme s'il était tout le temps en apnée. Un cow-boy, ça a besoin des grands espaces, de nature. Le médecin se lève et remonte ses lunettes rondes, pour conclure.
« Je vous prépare les formalités. »
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