Plongée
Nous étions fin décembre.
Un mardi si je me souviens bien.
Cette année l'hiver était arrivé très vite.
Tout comme les tourments dans ma vie.
D'abord il avait plu. Pas une grosse pluie qui vide les nuages pour que le soleil du lendemain soit encore plus beau.
Non.
Nous avions eu droit à une petite bruine agaçante, de celles qui semblent ne jamais finir.
Puis les températures avaient chuté. Très rapidement, nous étions redescendus à des températures saisonnières, passants en quelques jours d'un doux été indien à la réalité, qui s'annonçait plutôt... froide.
La bruine s'était changée en grêle, puis en neige.
Pour moi, tout avait dérapé à partir de septembre.
Ce soir-là j'avais besoin d'être seule.
Nous avions deux heures de temps libre avant le dîner. Je m'étais éclipsée de ma chambre pendant que Louna était partie se doucher. J'avais traversé le hall la peur au ventre, tout en préparant mentalement une excuse pour expliquer pourquoi je ne me trouvais pas dans le bâtiment principal, au cas où je me ferais repérer par un surveillant. Mais j'avais réussi à atteindre la grande porte en hêtre qui m'avait tant impressionné le premier jour, et j'étais parvenue, un exploit, à l'ouvrir sans la faire trop crisser. J'avais glissé mes pieds nus dans la neige. Le froid me picotait, mais c'était toujours mieux que de devoir expliquer pourquoi mes chaussures étaient mouillées alors que nous n'avions pas le droit de sortir en dehors des temps impartis. J'avais tout de même pris soin de mettre mon plus chaud manteau, et d'enrouler l'écharpe que ma mère m'avait offerte autour de mon cou. Je marchais plus vite, pour me réchauffer d'abord, puis par pur plaisir, et j'en viens vite à courir. Je serrais mes poings en sentant mes doigts s'engourdir, et courais de plus belle.
Soudain, je trébuchais, et je m'étendis de tout mon long dans la neige fraîche.
Je me relevais péniblement, le sourire aux lèvres. C'était drôle, la situation dans laquelle je me trouvais me rappelait une scène d'un film d'animation japonais que j'avais souvent regardé étant petite, où des enfants loups dévalaient une pente enneigée.
Je ne pris pas le temps d'épousseter la neige sur mon manteau, ça n'avait aucun sens de toute façon. J'essuyais juste d'un revers de manche l'eau qui commençait à perler sur mes joues rougies avant de reprendre ma course.
Je savais parfaitement où aller.
Mes pas me guidèrent vers la grande plaine, parsemée d'immenses arbres blancs. Quelques minutes plus tard, j'aperçus le lac. Il était en partie gelé, pas assez pour marcher dessus, encore moins pour patiner.
Je m'approchais doucement du bord, et aperçus un banc de petits poissons à travers la glace.
Je ressentis une envie étonnante. Celle d'être comme eux. Qu'est-ce que c'était bête au fond, ces compétitions ! Tout ce que je voulais moi au départ, c'était nager. Parce que je me sentais bien dans l'eau. Alors pourquoi être si pressé d'en sortir ? Suivre mon instinct. Nager. Non pas plus vite que les autres ou qu'un chronomètre. Nager par besoin. Comme pour respirer.
Je touchais du bout d'un pied la glace avant de le poser franchement dessus. Bien. Elle semblait tenir. Mon deuxième pied s'y aventura à son tour et ajouta le reste du poids de mon corps à la charge que devait supporter l'eau gelée. J'étais complètement inconsciente. La glace était bien trop jeune et fragile pour s'y risquer ainsi. Je pris tout de même la précaution inutile d'enlever mon manteau et mon écharpe, dans l'espoir vain que cette masse en moins réduirait les chances de briser ce qui me supportait.
Cela ne me ressemblait pas. Je n'avais jamais été casse-cou. On me qualifiait plutôt de réfléchie et même d'un peu trouillarde. Moi-même, je ne me reconnaissais plus. Mais j'étais comme dans un tourbillon fou, je suivais mon instinct. Je ne réfléchissais plus. Je devais le faire.
Mes pas furent d'abord hésitants, prenant garde de ne pas tomber. Petit à petit, je gagnais en assurance et finis par replonger dans l'état de transe que j'avais adopté en courant dans la neige, quelques minutes plus tôt. Je m'amusais à tourbillonner et à glisser comme si j'étais une grande patineuse artistique. Si quelqu'un m'avait aperçu à ce moment-là, il m'aurait sans aucun doute trouvé ridicule, ou même, à juger par mon âge et le peu de choses que je portais sur mon dos, complètement folle. Mais il n'y avait personne pour me regarder, et, toute seule, mes tours sur moi-même me semblaient être les figures les plus complexes de l'univers, que je réussissais parfaitement. Je ris en imaginant la foule en liesse qui m'acclamait, les juges applaudissant, et le beau jeune homme au sourire ravageur qui m'accompagnait. Je fis une petite courbette en guise de salut, et mis fin à mon délire, le sourire aux lèvres.
Un semblant de raison effleura alors mon esprit. OK. Je m'étais bien amusée, mais j'avais déjà enfreint un nombre de règles assez important pour être renvoyée du pensionnat, au moins pour une semaine. Maintenant j'allais tranquillement regagner la rive, et retourner dans le bâtiment. Avec un peu de chance, Louna ne serait même pas sortie de sa douche, et je pourrais faire sécher mes vêtements sans bénéficier de ses questions indiscrètes.
Je soupirais avant de me diriger vers la neige fraîche du bord du lac. Mais avant de mettre définitivement fin à mon aventure, je fis une dernière pirouette. Un magnifique saut en tournant.
Stupide.
Mon pied droit glissa à l'atterrissage, et entraînée par mon élan, je m'étalais de tout mon long sur la glace.
Trop fragile.
Deux petites fissures naissantes parcoururent l'étendue de verre sous mes yeux. Mon souffle coupé par le choc m'empêchait de crier.
Et la glace se brisa.
Je n'eus pas le temps de prendre ma respiration. Mon corps entier était déjà plongé dans l'eau. Froide. Trop froide. Un bourdonnement résonnait inlassablement dans ma tête. Bon sang ce que c'était froid. J'avais l'impression que chacune des cellules qui constituaient mon corps était gelées. D'ailleurs, comment ce faisait-il que mon cœur ne cessait pas de battre, comment ce faisait-il que je ressente encore le pincement de la vie dans mon organisme, et à ce moment en particulier, le pincement de l'eau frigorifique du lac ? Par quel miracle étais-je encore vivante, ou du moins consciente ? J'essayais de battre des jambes pour remonter à la surface, poussée par l'énergie de la fin, l'état presque sauvage, primitif, qui vous pousse à tout tenter pour survivre. Celui qui vous laisse croire, presque ironiquement, que vous allez vous en sortir, que ce n'est qu'un mauvais moment à passer, que dans quelques heures, vous serez au chaud, enveloppé d'une couverture douillette et buvant un réconfortant chocolat chaud, et relatant vos péripéties à une bande de journalistes en quête d'articles un peu plus intéressants que la dernière faute d'orthographe de la ministre de l'Education nationale. Mes jambes ne réagissaient pas et la surface s'éloignait petit à petit. Il ne me suffirait que de quatre ou cinq mouvements de crawle pour retrouver l'air libre. Seul problème, j'en étais incapable. Mon corps ne m'obéissait plus. Hors-Service. Et pourtant mon cerveau fulminait toujours autant. Ma matière grise s'agitait en vain, malgré l'impression qui me rongeait de plus en plus chaque minute. L'impression qu'on m'avait gardée consciente dans le seul but sadique que j'assiste à ma lente et silencieuse descente vers la mort, sans pouvoir intervenir. Un supplice digne des plus grandes punitions mythologique, qui n'aboutirait jamais ; ni à une fin heureuse, ni tragique ; rien qu'une douloureuse infinité. Alors que j'aurais dû m'affoler à cette pensée dramatique, mon esprit se relâcha brusquement ; si j'en avais pour l'éternité, autant ménager mes pensées, et les réorganiser vers l'essentiel.
Je ne sentais plus mon organisme de toute façon. La pression du manque d'oxygène ne m'oppressait plus la poitrine. Même le furieux bourdonnement avait cessé. J'étais peut-être déjà disparue ? Non, j'en étais certaine, j'étais bel et bien vivante. Consciente. Sûrement par la volonté d'une force mystérieuse, qui voulait me punir. De quoi ? Je ne saurais le dire. Que faire maintenant ? Attendre ? Si je m'imaginais partir comme ça ! Je décidais de prendre une décision. Peut-être bien la dernière. On dit qu'on voit sa vie défiler avant d'entrer dans l'autre monde. C'est un peu ce que je m'apprêtais à faire.
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