c'était un anéantissement total
Quelques mois plus tard, Gabrielle pousse la porte d'un immeuble. C'est un jour plus compliqué que les autres, aujourd'hui elle est certaine que son passé va resurgir. Après une dizaine de rendez-vous espacés sur six mois, elle va enfin parler de ce qu'il s'est passé. Pour la première fois. Camélia avait insisté pour ne pas l'accompagner, elle ne souhaitait pas s'introduire dans son traumatisme. L'adolescente lui parlera de cela quand elle en aura le courage. Son corps est imprégné d'un stress qui ne la quitte pas, elle tremble des mains, ses jambes peinent à monter les escaliers menant à la salle de la psychologue. Ses pensées fusent dans le chaos, elle réfléchit trop. Est-elle prête à cela ? De toute façon, la jeune fille n'est plus à ça près. Surtout suite aux quatre crises d'angoisse qu'elle a fait devant la psy lors de ses premiers rendez-vous. Sa mère a réussi à la raisonner afin que vienne une amélioration. Au final jamais elle ne pourrait avouer que les rendez-vous avec les professionnels l'ont énormément aidé. Son égo prendrait un grand coup.
L'adolescente est déjà arrivée chez la psychologue. Elle aurait aimé avancer lentement. En fait, ne jamais devoir s'y rendre. Elle ne donne aucune réponse et acquiesce tout ce qu'elle entend. Peut-être que si la jeune fille la laisse parler, la professionnelle parlera encore longtemps. Un espoir vain. Cette dernière lui tend une feuille blanche et un stylo noir. Gabrielle se noie dans l'ambiance angoissante de la pièce.
« Comme tu peux t'en douter, je souhaite aujourd'hui que tu dises cet accident que tu as vécu. Tu vas prendre le temps que tu voudras pour me conter ton passé sur ce papier, explique la psy. Je vais te laisser seule dans la pièce à côté afin que tu te sentes au maximum en confiance. A plus tard, courage ! »
La porte se ferme derrière elle. Toute seule dans la pièce, elle entend sa respiration qui essaie de se calmer. Son corps se pose sur le fauteuil confortable, ses coudes sur le bureau elle prend le stylo en main. Elle tremble. Cela fait maintenant dix mois qu'elle fuit le problème par tous les moyens. La voilà confronter face à cette énorme difficulté. Mais il serait bête de renoncer au changement après tant d'effort. Alors, saisie par une vague de courage, Gabrielle maintient son stylo et pose la mine sur le papier avant de commencer son récit.
Voilà ce qu'il s'est passé, le 19 Juin 2019.
Nous étions tous les trois à la maison : mon père, ma mère et moi. Mes parents préparaient le dîner, des galettes au jambon, c'étaient des soirées qu'on préparait souvent avant. C'était une sorte de rituel, mes parents me racontaient des anecdotes de mon enfance ou de leur rencontre, nous rigolions beaucoup.
Ce soir-là, ils étaient au rez-de-chaussée, dans notre ancienne maison à Brest. Moi j'étais en haut dans ma chambre, j'écoutais de la musique en attendant d'aller manger. Mon père était descendu après avoir fini de m'aider pour mes devoirs. Mais, en allumant du feu pour faire marcher la gazinière, ma mère a fait tomber l'allumette animée sur le tapis. Tout à commencer à s'enflammer, ma mère a paniqué et au lieu d'éteindre rapidement le feu, elle a reculé sans vraiment réagir. Mon père n'a pas pu étouffer le feu, une bonne partie du rez-de-chaussée était incendié alors ils sont tous les deux sortis.
Quand mes parents se sont rendu compte que je n'étais pas là, ils ont paniqué et moi aussi. Les flammes avaient atteint ma chambre, je voulais sortir mais je n'en avais pas le courage. La lueur éclairait mes iris qui ne faisait qu'accroître ma peur. Les larges flammes ardentes grandissaient pour m'accueillir à bras ouverts vers la mort. J'aurai pu ouvrir ma fenêtre pour sauter, mais c'était bien trop haut pour atterrir sereinement. Quelque part, c'est comme si j'acceptais mon sort.
Finalement, mon père a fini par entrer précipitamment dans ma chambre, il était dans un sale état. Ses vêtements étaient brûlés, de même pour une partie de son visage et de sa main. Il m'a ordonné de venir contre lui, j'y suis allée sans hésiter. Nous sommes descendus tous les deux, il me protégeait un peu des flammes puisqu'il m'entouré de ses bras. Je pense que c'est cela qui m'a sauvé. Etant donné que nous devions marcher et non ramper pour qu'il puisse me sécuriser du feu, nous avions du mal à respirer correctement. Les derniers mètres avant d'être en sûreté semblaient interminables.
Quand nous sommes arrivés vers ma mère, les pompiers étaient arrivés et allaient intervenir. Mon père et moi avons été transféré à l'hôpital, à peine arrivé que nous nous sommes effondrés tous les deux. Brûlé très gravement, mon père a été mis en bloc opératoire afin de pouvoir survivre. Par précaution, ils ont jugé bon de me mettre dans un coma artificiel afin de ne pas souffrir.
Je me suis réveillée une semaine après, je ne parlais plus. Mon traumatisme était bien trop fort pour être sans conséquences. Tout était silencieux, ma mère ne disait rien et elle n'osait pas même me regarder. Ses yeux sont gonflés et rouges, son teint est pâle et ses joues sont mouillées par des larmes. Malgré mes regards insistants, elle ne disait rien.
Finalement, après deux heures d'attente interminable, j'ai appris que mon père avait fait une crise cardiaque deux jours avant mon réveil. Les médecins se sont acharnés pour le sauver. Plusieurs minutes plus tard, il a succombé, son corps trop faible pour résister n'a pas pu battre la mort. Il a quitté la vie sans que je ne sois à ses côtés. C'était un anéantissement total. Mon père est mort.
J'en voulais à tout le monde. À ma mère pour ne pas avoir réagi, à mon père d'avoir bravé le danger. Et à moi, pour mon manque absurde de courage. J'avais pardonné à ma mère, la panique a pris le dessus, nous ne pouvons pas agir comme on le voudrait. Mais à lui aussi, il a agi non pas comme un homme, mais comme un père de famille. Je suppose que tout parent l'aurait fait.
En revanche, ce qui est compliqué, c'est de me le pardonner. Comment puis-je accepter ce que j'ai fait ? Risquer la vie de mon père parce que j'ai manqué de courage alors que lui n'a pas hésité une seule seconde pour me sauver. C'est une honte. Je n'ai pas été à la hauteur de mon père et j'en ai affreusement honte.
Encore aujourd'hui, je me demande comment je fais pour vivre comme cela. Avec cette conséquence de ce traumatisme, avec le murmure des autres parce que je suis la « fille sans voix », avec ce deuil qui parait impossible à faire, avec cette honte insoutenable. Je pourrais retrouver ma voix, parler presque parfaitement comme avant, mais non. Je ne le mérite pas. Un jour, peut-être.
Gabrielle
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