Le philosophe déguisé en âne
Il est parfois bon de remonter aux sources, aux fondations, surtout en matière de littérature où l'humilité commande, à mon sens en tout cas, de ne jamais perdre complètement de vue ce qu'ont écrit ceux qui sont passés à la postérité.
C'est ainsi qu'aimant à me rappeler des souvenirs d'enfance, je ne dédaigne pas me replonger quelquefois dans l'oeuvre de Jean de La Fontaine, bien au contraire.
« Une ample comédie à cent actes divers
Et dont la scène est l'univers »
C'est ainsi qu'il définissait son œuvre, précisant encore « Je me sers d'animaux pour instruire les hommes ».
Cet auteur ô combien satirique et critique pour son époque aura laissé en tout 243 fables qui, mettant en scène le genre humain et ses innombrables travers en s'inspirant parfois de sources antiques comme Esope qu'il n'a jamais renié, sont véritablement magnifiques pour l'amoureux de la belle lettre en ce qu'elles ont recours à toutes les ressources de la poésie, de la langue française et du style.
Notre langage quotidien est émaillé de quantité d'expressions qui lui sont dues : ainsi par exemple « avoir la gueule enfarinée » provient de « Le chat et un vieux rat », tandis que « montrer patte blanche » émane de « Le loup, la chèvre et le chevreau », et que « aide toi, le ciel t'aidera » provient de « Le chartier -ancienne orthographe- embourbé ».
Sans compter les adages, passés dans la langue commune et tirés tout droit de ses morales : « La raison du plus fort est toujours la meilleure » sortie de « Le loup et l'agneau ».
J'en passe et des meilleures...
Véritable référence littéraire, La Fontaine fait ainsi partie intégrante de notre patrimoine culturel.
Maître de l'oxymore (« elle se hâte avec lenteur », tiré de « Le lièvre et la tortue ») , de la métaphore, de l'énumération, de l'anaphore et de presque toutes les autres figures de style parmi lesquelles certaines dont il fut le quasi-inventeur ou le ré-inventeur, portraitiste sans pareil (« un second Rodilard, l'Alexandre des Chats, l'Attila, le fléau des rats », tiré de « Le chat et un vieux rat »), il n'a pas hésité à utiliser une versification faisant fi des standards de l'époque, usant dans la même fable d'alexandrins et d'octosyllabes, voire de vers beaucoup plus courts (jusqu'à parfois trois syllabes seulement !).
Il en résulte, par une combinaison des assonances et des allitérations, une fluidité incomparable à l'écrit mais aussi à l'oral où certains passages sonnent comme une véritable musique.
D'aucuns, élitistes sans doute, ont pu lui reprocher de prôner une morale simpliste mise à la portée de l'homme moyen et même de l'enfant.
Il est certes exact que n'importe lequel d'entre nous est capable de citer quelques vers des fables les plus connues enseignées à l'école primaire : même le pire des cancres en garde quelques bribes cachées dans les plis de son bonnet d'âne.
« Le corbeau et le renard », « Le loup et l'agneau », « La cigale et la fourmi », autant d'oeuvres tellement connues qu'enfouies pendant des années au fond de notre mémoire, nous pouvons les réciter presque par cœur.
Mais, en creusant plus avant, dans celles moins connues, on déniche d'autres pépites peut-être moins moralisatrices mais dont l'acidité dépasse sans nul doute, et de très loin, le « politiquement correct » cher à l'enseignement primaire dispensé à nos têtes blondes.
Ainsi, La Fontaine n'hésite pas, chose fort hasardeuse pour l'époque (rappelons qu'il était contemporain de Louis XIV dont la tolérance ne semblait pas être le point fort, en plus d'avoir été l'un des meilleurs amis du surintendant Fouquet dont je vous épargnerai l'injure de vous narrer ici la disgrâce), à s'en prendre, au-delà de l'homme sur un plan général, directement aux sujets de sa majesté le Roi Soleil, j'ai nommé les « françois ».
Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer, afin d'étayer mes dires et de vous en laisser juges, le texte de « Le rat et l'éléphant » :
Se croire un personnage est fort commun en France.
On y fait l'homme d'importance,
Et l'on n'est souvent qu'un bourgeois :
C'est proprement le mal François.
La sotte vanité nous est particulière.
Les Espagnols sont vains, mais d'une autre manière.
Leur orgueil me semble en un mot
Beaucoup plus fou, mais pas si sot.
Donnons quelque image du nôtre
Qui sans doute en vaut bien un autre.
Un Rat des plus petits voyait un Eléphant
Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent
De la bête de haut parage,
Qui marchait à gros équipage.
Sur l'animal à triple étage
Une Sultane de renom,
Son Chien, son Chat et sa Guenon,
Son Perroquet, sa vieille, et toute sa maison,
S'en allait en pèlerinage.
Le Rat s'étonnait que les gens
Fussent touchés de voir cette pesante masse :
Comme si d'occuper ou plus ou moins de place
Nous rendait, disait-il, plus ou moins importants.
Mais qu'admirez-vous tant en lui vous autres hommes ?
Serait-ce ce grand corps qui fait peur aux enfants ?
Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,
D'un grain moins que les Eléphants.
Il en aurait dit davantage ;
Mais le Chat sortant de sa cage,
Lui fit voir en moins d'un instant
Qu'un Rat n'est pas un Eléphant.
Vous concéderez avec moi que pour publier ces dix premiers vers, il fallait à cette époque avoir un certain culot (je dirais même, comme l'aurait fait Michel Audiard, être sévèrement burné).
Petite parenthèse : je ne puis m'empêcher de penser in petto mais hors sujet que si le « mal François » que décrit La Fontaine (et qui ressemble étrangement à celui qui paraît nous affecter aujourd'hui) date de 350 ans et qu'il n'a pas encore été trouvé de solution en autant de temps, nous ne sommes, à mon avis, pas sortis de l'auberge pour en trouver une qui vaille ! Fin de la parenthèse.
Jean de La Fontaine avait choisi de laisser la comédie à Molière et l'art poétique, au sens noble du terme, ainsi que la satire « directe », à Boileau, se ravalant volontairement au rang de fabuliste, genre en apparence inférieur.
Avec le recul, dû sans doute à mon âge avancé (hélas, trois fois hélas!) il m'apparaît aujourd'hui comme une évidence qu'au-delà du fabuliste faisant l'âne pour avoir du son, il y avait surtout en La Fontaine un immense connaisseur de l'âme humaine capable d'en sonder jusqu'au tréfonds, un penseur, un philosophe d'avant-garde.
Un auteur indispensable en somme.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top