34. Snark

Je rouvre les yeux.

« On est... vivants ?

— J'ai mal partout, grogne Gorzül. »

Je me redresse, puis sautille. Si des décombres nous entourent, à commencer par les restes de notre vaillante fusée, nous sommes bel et bien arrivés à l'intérieur du vaisseau de Tartandelus. Un quelconque hangar, plus précisément, dont la structure intérieure semble être constituée d'un alliage de caramel et de nougat.

Si le temps ne pressait pas à ce point, sans doute songerais-je à manger le vaisseau ennemi.

Et si je n'étais pas une tarte à la crème, aussi ; il serait temps que je revienne à la normale.

Zakariiiiiii fait quelques pas mal assurés.

« On a réussi, murmure-t-il.

— Vous risquez de devoir continuer sans moi. » prévient Médusa.

La gorgone essaie de se relever, perd l'équilibre, avant d'être rattrapée par Gorzül.

« J'ai épuisé tous mes pouvoirs pour dévier la trajectoire in extremis et amortir le choc, continue-t-elle.

— Tiens, on est où, là ? se réveille ChristopheNolim.

— Hum, dans le repère de Tartandelus, réexplique Zakariiiiiii. Mais il nous reste encore à le trouver et...

— Ne vous donnez pas cette peine, je suis là. »

Le gâteau volant apparaît de l'autre côté de la pièce, auréolé d'éclairs.

« Tiens, tiens, tiens, ChristopheNolim, comme on se retrouve. Mais, cette fois-ci, tu ne peux plus rien contre moi, je porte des lunettes de soleil !

— Diantre, quel machiavélisme !

— Il faut réunir les fragments de la Clé, reprend Zakariiiiiii. Seul un Snark pourra vaincre une telle abomination. »


Le voyageur temporel assemble ses deux fragments avec les nôtres

« En tant qu'Illuminé, et même si ça ne sert à rien, prévient ChristopheNolim, je me dois de vous mettre en garde. Les Snarks restent des créatures redoutables, capables de dévaster des planètes entières. Mais, bon, de toute façon, on n'a pas le choix. »


Les quatre fragments ne font plus qu'un ; le triangle étincelle de mille feux. Tartandelus, recule, horrifié.

« Qu'est-ce que vous faites ? Non ! »

Dans un grondement sourd, la toile de la réalité se déchire. Une première patte griffue émerge du néant, puis une seconde.

« Mouhahaha, voici l'insatiable Snark ! s'enthousiasme ChristopheNolim. Le dévoreur de mondes !

— Aaahhh ! » panique Tartandelus.

Enfin, la bête toute entière émerge de la faille spatio-temporelle pour s'écraser sur le sol.

« Craignez son... heu... courroux ? »

Les six yeux rouges du Snark nous dévisagent l'un après l'autre. Sans doute eut-il paru plus impressionnant s'il avait mesuré plus de cinq centimètres.

« Heu... Snark, pousse son terrible rugissement de guerre ?

— Miiip.

— Heu. »

Je m'approche, circonspect.

« Peut-être qu'il faut chanter, pour l'énerver. La la la la la. »

Les yeux rouges du Snark me fixent avec étonnement. Je suppose que le spectacle d'une tarte à la crème chantante n'est pas des plus communs, mais il ne suscite pas plus de réaction.

« C'est avec cela que vous espériez me vaincre ? s'amuse Tartandelus.

— Ouais, euh, prends quand même garde, car les pouvoirs des Snarks sont incommensurables. Enfin, je crois.

— Miiip.

— Je suis terrorisé, bâille Tartandelus.

— Euh, ton rayon transmuteur ne peut rien contre moi ! Je suis déjà une tarte à la crème ! »

La foudre s'abat tout près de moi ; je recule d'un bond.

« Je lance des éclairs, aussi.

— Très juste, euh.

— Bon, bah, c'était bien essayé. » commente ChristopheNolim, philosophe.

L'instant d'après, un rayon le transforme en kouign-aman.

« Christophe ! Nooon !

— Il ne reste plus que toi, étrange tarte parlante. »

Venant d'un gâteau parlant, me qualifier d'étrange est la meilleure. Et puis, je rêve, ou il ne se rappelle pas même de moi ?

« Miiip.

— Ah, et le Snark, aussi. »

Un rapide coup d'œil m'informe que Gorzül profite de cette diversion pour mettre Médusa à l'abri, que Zakariiiiiii en a subrepticement profité pour disparaître, et que Gudule-bourré n'est visible nulle part, lui non plus.

Il serait peut-être temps de trouver une idée géniale, maintenant.

« Heu, et si on laissait le hasard décider ? Pile, je gagne et tu te rends ; face, euh, tu gagnes et transforme l'humanité en pâtisseries ? »

— Miip.

— Disparaissez ! »

Un rayon atteint le Snark, sans effet sur la créature.

« Grrrr... MIP !

— Tiens, c'est étrange, ça, s'étonne Tartandelus, tu aurais dû t'effondrer sur le coup ; meurs ! »

De nouveaux rayons atteignent le Snark. La créature grogne, révèle ses dents.

« MIP ! »

Prenant tout mon courage à deux mains, ainsi que ChristopheNolim, et ce, malgré mon absence momentanée de mains, j'en profite pour sautiller, en toute discrétion, le plus loin possible d'ici.

Derrière moi, le Snark se jette sur Tartandelus ; ses dents se referment sur la pâte onctueuse et crémeuse.

« Aaah ! Mais qu'est-ce que tu fais ? Au secours, il est en train de me dévorer ! »

Malgré sa petitesse, le Snark engloutit le gâteau, morceau après morceau. Je ne peux que supposer une distorsion temporelle pour expliquer pareil phénomène.

Je poursuis ma route sans me retourner, préférant ne pas jeter de nouveau regard sur cette vision d'horreur. Je me promets aussi de ne plus jamais manger de gâteau. Au moins jusqu'à demain.

J'arrive finalement dans une grande pièce pour retomber nez à nez avec Zakariiiiiii. Le voyageur temporel est occupé à démonter des panneaux de contrôle et extraire des marées de câbles.

« Euh, qu'est-ce que tu fais ?

— J'essaie de sauver cette planète. Tartandelus a utilisé un rayon transmutateur, mais il doit être possible d'inverser le flux et donc d'annuler ses effets. »

Il assemble des câbles, pianote sur un clavier.

« Je suis Gudule, le pendule ! »

Ah, revoici Gudule, déjà. Le blob s'occupe à rebondir du sol au plafond.

« Youhou !

— Je pense que ça devrait fonctionner, commente Zakariiiiiii. Ne reste plus qu'à tester.

— Euh, je propose Gudule.

— C'EST UN SCANDALE ! »

Zakariiiiiii oriente un canon dans la direction du blob, actionne plusieurs boutons. Un crépitement retentit, Gudule se suspend à mi-hauteur.

« Vouééé ? »

Avant de retomber au sol, sous sa forme originale.

« Ailleuh !

— Ça a marché ! s'enthousiasme Zakariiiiiii. Plus qu'à trouver le moyen d'amplifier tout ça, maintenant, et nous pourrons détransmuter la planète. D'ici quelques heures, jours, tout au plus, tout sera terminé !

— C'est génial ! Je vais pouvoir cesser d'être une tarte à la crème !

— Beuh, qu'est-ce qu'il se passe ? Je me sens tout patraque. » se plaint Gudule.

Un grondement sourd traverse tout le vaisseau. Des messages d'alerte s'affichent sur plusieurs écrans.

« Que ? Quoi ? s'étrangle Zakariiiiiii, nous perdons de la puissance ! Les moteurs sont hors service !

— Euh, je crois que j'ai mis le feu aux moteurs, un peu plus tôt, se rappelle Gudule, mais je serais incapable de dire pourquoi. »

Un grognement rauque remonte jusqu'à nous.

« Miiiiiiip. »

Zakariiiiiii m'interroge du regard.

« Vous avez vaincu Tartandelus, au moins ?

— Euh, oui, par contre, il reste le Snark, et il a l'air plutôt énervé, maintenant.

— Donc, je n'ai pas plusieurs heures, mais à peine une poignée de minutes, en somme, soupire le voyageur temporel.

— Je le crains, oui.

— Gné ? Qu'est-ce qui se passe ? s'étonne Gudule. Où est-ce qu'on est ? »

— Miiiiiip. »

Les yeux rouges du Snark étincellent dans l'embrasure d'une porte. Je tends le kouign-aman à l'assistant déboussolé.

« Tiens, avant tout, va mettre ChristopheNolim en sécurité. Il doit bien y avoir des navettes de secours, comme sur toute base ennemie sur le point d'exploser. On s'occupe du reste.

— Ouais, ne faites pas attention à moi, je maîtrise la situation, commente Zakariiiiiii, noyé dans des câbles de toutes sortes, plusieurs cristaux dans les mains.

— Miam.

— Euh, ne le mange sous aucun prétexte, hein ? C'est ChristopheNolim, je rappelle. »

Gudule me dévisage avec incrédulité.

« Heu, oui, madame la tarte à la crème.

Miiiip. »

Le Snark se jette dans la pièce ; Gudule disparaît sans demander son reste. Je me demande pourquoi je n'en ai pas fait autant, en fait. Après tout, il est encore temps. Même si la majorité de la planète est transformée en clafoutis géant, le Bhoutan est sauvé, lui, enfin, peut-être, et puis, Tartandelus est vaincu ; ce roman – si on peut l'appeler ainsi – se terminerait donc sur une note plutôt positive.

Bon, et puis, même si je reste une tarte à la crème, il y a certainement des choses plus graves dans la vie, telles que la dubstep ou le jus de carotte.

Le Snark s'approche de moi ; je décide de me transformer en chameau. À défaut de paraître appétissant, peut-être parviendrais-je à l'impressionner.

Je tente un rugissement de chameau. Loin de reculer, la créature se jette sur moi, ses dents minuscules, mais acérées, toutes sorties.

Alors que je me résous à l'affronter dans un intense, épique, duel de course à pied, une lame affûtée vient interrompre la trajectoire du Snark.

« Gorzül ?

— N'espère pas échapper à tes dettes, tempère le vampire-garou.

— Ouais, euh, on pourra en discuter plus tard ? »

La mâchoire du Snark se contracte. Sous la pression de ses dents, l'acier grince, se déforme, avant de se briser.

« Que ? » s'abasourdit Gorzül.

Avant que le Snark n'atteigne son visage, le vampire-garou dégaine une seconde lame, vite engloutie par la créature.

« Heu, je ne vais pas tarder à manquer d'armes ! » s'inquiète-t-il.

De nouvelles explosions parcourent le vaisseau. J'évite une gerbe d'étincelles, puis me rapproche de Zakariiiiiii.

« Hum, et ça se passe comment, par ici ?

— Mal ! J'essaie de bricoler un amplificateur de fortune, mais il faut encore dériver toute la puissance disponible pour espérer générer une onde d'amplitude suffisante.

— Attention. Désactivation des boucliers et champs de force protecteurs. Les frictions avec l'atmosphère désintègreront le vaisseau d'ici trente secondes, prévient une voix synthétique.

— Trente secondes ? J'espérais au moins deux minutes, grogne Zakariiiiiii. »

Le Snark bondit sur Gorzül. Le vampire-garou lui jette ses derniers objets sous la main, à savoir une statuette à l'effigie du monstre spaghetti volant, un trognon de pomme, ainsi qu'une grenade dégoupillée. Tous disparaissent dans la gueule du monstre.

« Désolé, je ne peux rien faire de plus, prévient mon assistant. J'ai à peine le temps de rejoindre les navettes de secours. »

Il se métamorphose en chauve-souris et disparaît à tire-d'aile. N'écoutant que mon courage, je m'apprête à le suivre, mais me retransforme en tarte à la crème.

C'est vraiment le moment.

L'explosion sourde de la grenade interrompt le Snark une poignée de secondes.

« Vingt-cinq secondes avant désintégration totale du vaisseau. »

Les rares écrans toujours fonctionnels décomptent les avaries, voire les morceaux entiers occupés à se détacher de la coque en fusion.

« Grrrrr... »

Les yeux du Snark balaient la pièce, puis la créature s'approche, de son pas presque inaudible.

Pic, pic, pic.

« Vous allez tous mourir dans vingt secondes.

— Ça ne marchera pas, avoue Zakariiiiiii. »

Le vaisseau tremble de toutes parts. Une fissure traverse le plancher et un mur de vapeur nous sépare du Snark. Plusieurs décombres tombent du plafond ; au moins, c'est clair, je ne sortirai pas d'ici.

« Vous allez rire, reprend la voix synthétique, mais, en fait, j'étais optimiste : les gâteaux sont cuits dans quatorze secondes.

— Il ne reste pas assez d'énergie, se désole Zakariiiiiii, l'amplitude ne sera jamais suffisante. À moins... »

Il s'arrête.

« Nous sommes ravis que vous ayez choisis les hauts parleurs Zorlax & co pour le décompte final de votre mort : dix...

— Il me reste mon générateur personnel, capable de plier l'espace-temps à la volonté... mais je ne pourrais plus partir d'ici...

— Neuf, huit, sept... »

Il soupire.

« Oh, et puis zut. »

Il attrape son générateur, le branche aux câbles, dispose plusieurs cristaux, pianote une dernière fois sur des panneaux de contrôle.

Le vaisseau continue de trembler, de plus en plus fort, à tel point qu'il devient impossible de rester debout. Enfin, au moins, ma nature de tarte à la crème m'épargne un tel désagrément.

Par contre, on va quand même mourir, et ça, c'est plutôt fâcheux.

« Six, cinq, quatre...

— C'est l'instant de vérité. » commente le voyageur temporel.

Je ferme les yeux, étrangement calme et serein. Les enseignements des moines bhoutanais me reviennent à l'esprit.

« Ne laisse jamais la colère envahir ton cœur. »

« Pour faire un gâteau, il faut de la farine, des œufs, ... »

« La tarte à la crème est l'expression même de l'essence du clown. Pour devenir clown, il faut savoir faire des tartes à la crème, penser tarte à la crème, devenir tarte à la crème... »

Zakariiiiiii appuie sur un épais bouton rouge ; au même instant, le Snark surgit hors de la fumée pour se jeter sur nous.

« Trois... »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top