12. Pour une statue de plâtre véritable
« Vous êtes donc tagué.
— Quoi ?
— On est obligé de répéter la fin du dernier segment ? se plaint Gorzül. Les lecteurs ne sont quand même pas idiots.
— Heu... ça fait plus dramatique. »
Roman-e saisit une feuille. La sentence est irrévocable, apparemment.
« Je savais que nous n'aurions jamais dû venir ici, bougonne Gorzül.
— Vous allez donc devoir répondre à mes questions, reprend Roman-e. Elles me permettront d'ailleurs de compléter votre dossier, donc commençons : "Si tu pouvais manger une seule chose pour le reste de ta vie, ce serait quoi ?"
— Hein ? Qu'est-ce que c'est que cette question ?
— Bah, il passe déjà son temps à manger des pâtes, fait remarquer Gorzül.
— Et des gâteaux, aussi. Il faudrait faire un choix.
— Peut-être faudrait-il choisir quelque chose d'un peu plus nutritionnellement équilibré, aussi, reprend Gorzül.
— Euh... des carottes ? D'ailleurs, pourquoi ces questions sont à la deuxième personne du singulier alors que l'on se vouvoie pour des raisons scénaristiques ?
— Euh, elles sont écrites comme ça, reprend Roman-e. Arrêtez de vous dissiper et répondez.
— Bon... quelque chose de rapide et simple à préparer, en tout cas.
— Bref, des conserves, me coupe Gorzül.
— Bon, euh, reprend Roman-e, vous disiez revendre des tapis d'occasion et chercher un... euh... Snark, mais sinon, quel métier n'auriez-vous pas pu faire ?
— Quelque chose d'administratif, je pense.
— Hum, on ne s'en serait pas douté, fait remarquer Gorzül.
— Sinon, vous n'entendez pas cet espèce de tic-tac mécanique ? C'est assez désagréable. Ah tiens, non, ça vient de s'arrêter, on dirait.
— Je note, donc, reprend Roman-e. "Est énervé par le bruit des tic-tac mécaniques". Mis à part ça, "Qu'y a-t-il sur ta table de nuit ?"
— Hein, j'ai une table de nuit, moi ?
— Non, répond Gorzül, c'est probablement une question piège.
— Très bien, je note. Alors, ensuite : "Peux-tu dormir avec tes chaussettes ?"
— Euh, que viennent faire des chaussettes dans cette histoire, d'un coup ?
— Des... chaussettes ? » reprend Gorzül.
Une chaussette multicolore se matérialise dans les airs. Roman-e écarquille les yeux. Je ne peux m'empêcher de réagir face à sa surprise.
« On dirait que c'est la première fois que vous taguez quelqu'un.
— Euh... d'habitude, ça ne se passe pas comme ça. »
La chaussette se met à briller de toutes les couleurs, puis clignoter.
— Vous venez de m'invoquer, moi, Alphonse, l'esprit de toutes les chaussettes. Aussi, eh bien... me voici !
— Euh, vous invoquer ? Qu'est-ce qu'on a fait ? s'étonne Gorzül.
— Vous venez de prononcer trois fois mon nom par trois personnes différentes, dans trois tirades consécutives. Or, si le deux est l'essence des chaussettes ordinaires, le trois représente leur conscience supérieure, c'est-à-dire, moi, Alphonse, l'esprit de toutes les chaussettes.
— Euh... c'est censé faire un sens ? s'étonne Gorzül.
— Silence, margoulin ! Comme je suis généreux, je vais quand même vous faire partager une vérité fondamentale, un secret ancestral conservé par mon peuple depuis des millénaires. »
Des éclairs l'entourent. La tension est à son comble, tandis qu'Alphonse, l'esprit de toutes les chaussettes, reprend la parole.
« Dormir avec des chaussettes, ça permet de ne pas avoir froid aux pieds la nuit. »
Puis il disparaît dans une pluie de paillettes colorées.
« Euh... c'est tout ? » s'étonne Gorzül.
Je hausse les épaules.
« Après tout, ça reste une chaussette, aussi.
— Je crois que j'aurais besoin de vacances, soupire Roman-e. Une semaine à la plage, par exemple, c'est bien la plage... »
Je ne peux m'empêcher de lui répondre.
« Tiens, moi aussi, j'adore la plage ! Il n'y a rien de mieux que de pouvoir construire dans le sable des statues à mon effigie. Ou éventuellement de gigantesques palaces à ma gloire, face à l'immensité de l'océan. Il faudra prévoir pelles et bulldozer.
— Euh... »
Le shérif comme Gorzül me jettent des regards étranges. Je suis sûr qu'ils seraient flattés de se joindre à moi pour m'aider dans de telles réalisations architecturales. Dommage que mon assistant n'apprécie pas le soleil, par contre.
— Attention ! »
La vision vampirique de Gorzül attire notre attention sur le ninja dissimulé dans l'obscurité. Roman-e se retourne aussitôt pour le mettre en joue avec son arme de service. Je ne peux m'empêcher de dévisager le nouvel intervenant ; cet air mollusque ne m'est pas tout à fait inconnu.
« Il me semble avoir déjà entendu parler de vous, vous ne seriez pas apparu dans les chroniques de Gudule, par hasard ?
— Ahem, mon identité est farouchement tenue secrète, toussote-t-il. Je suis qu'une ombre, un ninja.
— Mais si, c'est vous, Robert, l'huître-ninja ! Vous aviez rejoint Gudule pour combattre les armées de légumes.
— Ahem, ce fut effectivement l'un de mes contrats, mais aujourd'hui, je suis ici pour vous.
— Hein, pourquoi ?
— Vous êtes pourchassé par vos fans, traqué par l'Organisation, recherché par les légumes de Rodolphe-Albert... »
Son regard se pose sur le shérif.
« Même la police s'y met, maintenant, apparemment. Les primes commencent à s'accumuler sur votre tête, les enchères montent. Je ne pouvais pas résister ; j'ai une famille d'huîtres à libérer. Face à de tels montants, et même si vous connaissez ChristopheNolim et son assistant, Gudule, je n'ai pas pu résister. Que voulez-vous, ce sont les affaires...
— Et par pure curiosité, les montants sont de combien, actuellement ?
— J'ai déjà reçu l'offre exceptionnelle d'une statue de plâtre en échange de votre élimination.
— Euh... je m'attendais à un peu mieux.
— Ah, mais, attention, c'est du plâtre véritable. Une superbe d'œuvre d'art, un contrat particulièrement juteux.
— Plus un geste ; vous êtes en état d'arrestation. » reprend Roman-e.
Elle continue de le braquer avec son arme. Sous sa cagoule sombre, Robert esquisse un sourire.
« Vous comptez vraiment m'arrêter avec un pistolet à eau ?
— Euh, on manque de budget, pour l'instant.
— Je suis une huître-ninja, donc immunisé à l'eau. »
Ses mains se portent à son sac à dos pour en retirer deux coquilles d'huîtres acérées. Courageusement, je me dissimule aussitôt derrière Gorzül. Le lâche se transforme alors en chauve-souris et s'envole vers le plafond. Déjà, Robert s'avance et se prépare à lancer les projectiles ; Roman-e tire un coup de semonce.
Puis l'huître-ninja glisse sur la flaque et s'étale sur le parquet. Ses coquilles lui échappent et manquent leur cible. La première se plante dans le bureau de shérif, tandis que l'autre me frôle et poursuit sa course pour briser la fenêtre.
« Vous êtes doués mais vous ne m'échapperez pas, prévient Robert. J'espérais pouvoir régler ce contrat de façon un peu plus discrète, mais aux grands maux les grands remèdes. »
Sa main actionne un détonateur. Le tic-tac mécanique se fait de nouveau entendre. Je crains de comprendre la situation.
« Sur ce, bye-bye ! »
L'huître-ninja disparaît dans l'obscurité. Le tic-tac se fait omniprésent, oppressant. Je me tourne vers Roman-e.
« Il faudrait... »
Le shérif se transforme en banane.
« Heu ? »
Le tic-tac insupportable se poursuit sans faiblir. Gorzül quitte déjà la pièce à travers la fenêtre brisée. J'attrape Roman-e et me précipite à la suite de mon assistant.
Premier étage. Je n'ai encore jamais sauté d'aussi haut, mais je suppose qu'il y a un début à tout. De toute façon, ce tic-tac ne me laisse pas vraiment le choix.
Je saute dans le vide.
Derrière moi, le bâtiment explose dans un scène pyrotechnique digne des meilleurs effets spéciaux hollywoodiens. La scène se ralentit pour laisser admirer aux spectateurs à quel point le budget d'effets spéciaux me tient à cœur, puis je m'écrase sur un épais matelas de chaussettes. S'agit-il d'une ultime manifestation d'Alphonse, l'esprit de toutes les chaussettes ?
« Ailleuh, ça fait quand même mal. »
Je me relève tant bien que mal. La banane, donc Roman-e, est toujours intacte, tant mieux. Par contre, je commence à avoir faim, maintenant.
« Décidément, vous m'aurez donné du fil à retordre, monsieur Skro... Chro, euh... JB. »
L'huître-ninja se détache de l'ombre pour me rejoindre, une coquille d'huître à la main.
« Sérieusement, vous n'avez jamais pensé à changer de nom ou de prénom ?
— Bah, non, ils sont parfaits. Et ils viennent de te distraire exactement le temps qu'il fallait.
— Hein ? »
Gorzül me lance un lance-patate que j'attrape aussitôt. Les armes n'étaient pas autorisées, à l'intérieur du post de police, mais la situation est différente, désormais.
Nous nous faisons face, dans le soleil couchant. Le vent souffle, sinistre, et balaie la poussière de la place. Les habitants ferment leurs volets, la tension est à son comble. Ou alors, ils sont juste en train d'aller dormir.
« Que personne ne bouge ! Vous êtes en état d'arrestation ! »
Legend-R, le second shérif du Comté, vient d'intervenir, un pistolet de peinture à la main. Robert sort une seconde coquille d'huître, et se prépare à la lancer.
« Je me rends, capitule Gorzül. De toute façon, j'ai horreur de la peinture.
— Où est Roman-e ? demande le shérif.
— Euh, ici, même si je n'ai pas la moindre idée de ce qui vient de lui arriver. »
Legend-R parait rassurée.
« C'est ma sœur, explique-t-elle, elle a une particularité génétique très rare qui la fait se transformer en banane sous le choc de l'émotion, ou lorsqu'elle ne sait plus quoi faire.
— Ah, effectivement, c'est particulier.
— En attendant, posez tous vos armes ! »
Ma sonnerie de téléphone se met à retentir ; je décroche d'une main, tandis que l'autre reste occupée à menacer Robert de mon lance-patates.
Une voix féminine se fait entendre.
« J'ai des informations au sujet des Snarks. Rejoignez-moi à la vieille ferme abandonnée... »
L'huître-ninja essaie de profiter de la situation et lance une coquille d'huître dans ma direction. Le projectile pulvérise mon téléphone, un modèle tout neuf, d'à peine dix ans, qui me sauve la vie en guise de dernier service. Je me jette à terre, et actionne le lance-patate. Robert riposte aussitôt. Les coquilles fusent pour déchiqueter les tubercules avant même qu'ils ne l'atteignent.
Legend-R fait feu. La bille de peinture s'écrase sur une huître, que dresse Robert au dernier instant pour se protéger.
« Vous n'avez pas idée à quel point il est difficile d'effacer les taches sur mon uniforme noir de ninja ! » s'énerve-t-il.
Sans égard pour les futures corvées ménagères de l'huître-ninja, Legend-R redouble ses assauts. Les billes de peinture fusent, Robert virevolte en tous sens, coquilles à la main, et interrompt leur course lorsqu'il ne peut les éviter.
Je me décale sur le côté.
« Bon, eh bien, moi, je dois vous laisser. J'ai une piste urgente au sujet des Snarks. »
De toute façon, mes munitions s'épuisent déjà. Je me rends compte que j'ai oublié d'en racheter, depuis que j'ai ce lance-patates, et rajoute cette tâche à ma to-do list.
Je m'éloigne donc dans le soleil couchant, bientôt rejoint par Gorzül.
« Euh, au fait, tu sais où on va ? me demande le vampire-garou.
— À la vieille ferme abandonnée.
— Et c'est par là ? »
Je m'arrête.
« Euh... je ne sais pas, au fait. »
Je fais demi-tour, pour retrouver Legend-R occupée à recharger son arme. Des taches de peinture recouvrent toute une partie de la rue, mais plus la moindre trace de Robert. Apparemment, l'huître-ninja a décidé de battre en retraite, peu après mon départ. Il faut dire qu'il n'avait plus vraiment d'intérêt à poursuivre ses velléités, du coup.
« Euh, excusez-moi, mais vous pourriez m'indiquer le chemin pour aller à la vieille ferme abandonnée ? C'est pour y trouver des informations concernant les Snarks. En fait, c'est à cause du Monstre Spaghetti Volant, qui, lorsque je suis mort dans le futur, m'a dit... »
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