9.



13 décembre


Quelques jours plus tard, alors que toute cette histoire avec Eliott ne quittait pas mon esprit, je me contentai d'effectuer ma tâche quotidienne au palais. Mes parents ayant une ascendance noble avant leur mort et moi héritant de leur titre, j'avais obtenu certains privilèges le jour où le chef de l'armée avait pris le pouvoir, après la disparition soudaine de nos souverains. J'avais pu rester vivre au château, en échange d'une contrepartie financière et physique, comme tous les aristocrates du royaume. Plus personne ne devait chômer. Bien entendu, les nobles n'effectuaient pas de tâches ménagères ingrates, et ils s'y refusaient catégoriquement. Mais les hommes devaient former les plus jeunes au combat, et les entrainer, pour en faire de bons et loyaux soldats. Les femmes étaient chargées de la culture et d'éduquer les enfants.

Je m'occupais donc de temps en temps de certaines tâches que je considérais comme des corvées, bien qu'elles ne soient pas très difficiles, dont la lecture avec les plus jeunes enfants de nobles. Je devais leur apprendre à déchiffrer les mots qui envahissaient les pages des livres de la bibliothèque et leur lire des histoires. Ils devaient s'instruire pour former la nouvelle aristocratie du royaume. Etant encore jeune, à peine dix-neuf ans, je n'avais pas encore d'enfants. Certains nobles me poussaient à me marier, en affirmant qu'à mon âge et vu la déchéance de la population, il fallait que je sois mère rapidement. Que ce n'était pas normal que je ne sois pas encore mariée à bon parti, pour apporter ma contribution au royaume. Mais je m'y refusais. Hors de question que je fasse vivre à un pauvre bébé innocent, ce que moi j'endurais.

Assise sur mes genoux, la petite Livya venait de passer deux heures à essayer de décrypter les lettres et les mots les uns après les autres. Elle avait ouvert sa petite bouche à de nombreuses reprises, pour tout épeler correctement, comme je le lui dictais. C'était une enfant intelligente, du haut de ses six ans.

Malgré la concentration que je souhaitai investir dans ma tâche, je ne pus me sortir Eliott de la tête. Je ne voyais que son visage fin, ainsi que ses boucles dorées. Je ressentais dorénavant sa présence en permanence auprès de moi, grâce à notre lien commun avec la magie sylvestre. C'était comme si nous étions liés en permanence.

***

Quelques heures plus tard, un peu après le déjeuner, assise sur les marches en marbre vert du grand escalier de l'aile Ouest, je lisais le dernier grimoire du langage sylvestre de Norvden. J'avais déniché le livre au fin fond d'une étagère de la bibliothèque royale. Il semblait avoir été dissimulé derrière d'autres bouquins, comme caché, pour que personne ne le trouve. Je profitai d'un instant de répit, dans le silence du hall de l'aile Ouest, après une matinée bien chargée. J'avais été trois heures dans le bruit et j'avais rêvé de ce moment de silence.

Le palais était divisé en quatre ailes bien distinctes, dont les noms faisaient référence aux points cardinaux, exactement comme les quatre autres villes du royaume. Chacune avait un code couleur précis, qui permettait aux étrangers de se repérer dans cette immense bâtisse de marbre et de bois. L'aile Nord, dont les murs étaient peints en bleu glace, était le quartier nocturne des domestiques, ainsi que les lieux où la plupart d'entre eux officiaient : les cuisines, la lingerie, le local d'entretien... Cette aile n'avait rien du faste du reste du palais. Les murs ne comportaient pas de marbre et le sol était du béton brut et gris. Les quelques torches qui l'éclairaient étaient en métal non poli. Elle était quand même entretenue, afin que cela ne fasse pas trop tâche, dans le paysage.

L'aile Sud comportait les appartements privés des souverains, là où résidait désormais Stan. Très luxueuse et avec des couleurs tirant sur le doré, le chef de l'armée disposait désormais d'une aile privée à lui tout seul, interdite d'accès à quiconque n'ayant pas reçu d'invitation de sa part. Je n'y mettais donc jamais les pieds. Elle comportait également son bureau, où ils recevaient les nobles qu'ils conviaient. Murs et sols de marbre blanc sillonné d'or, colonne de grès blanche aux gravures dignes des plus grands sculpteurs, cette partie-là du palais reflétait la richesse passée du royaume.

L'aile Est comportait les quartiers des nobles vivants encore au palais, ainsi que les appartements des invités. Seule la famille de Solvyre, donc moi, vivait encore ici, dans ces quartiers. Je ne disposais que d'une simple chambre avec salle de bains privative. Mais cela m'allait très bien. La couleur de ce quartier était rouge. Les murs et les sols en étaient recouverts, selon des teintes plus ou moins claires.

Enfin nous avions l'aile Ouest, là je me trouvais en ce moment même, d'une teinte verte, mais plutôt claire pour ne pas faire trop chargé. Cette partie-là du palais était composée de tous les lieux publics : bibliothèque, salle du trône, salle de bal et salle de réception. A cette heure-ci de la journée, elle était peu peuplée et j'y trouvais donc la solitude dont j'avais tant besoin.

Je tournai la dernière page du livre, papier si fragile entre mes doigts. La texture de la feuille était étrange sous la pulpe de ma peau. Rugueuse et lisse à la fois, c'était difficile de la définir. Le livre avait déjà plus d'une dizaine d'années. Il avait été rédigé par la reine Eryca. Elle y racontait son histoire, ainsi que son attachement au royaume. La calligraphie était soignée. Les pages étaient noircies d'encre, par le langage sylvestre. Elle me l'avait appris dès mon plus jeune âge. Notre ancienne souveraine, morte dans la fleur de l'âge, était éminemment respectée et aimée. Dotée d'une intelligence hors norme et d'une beauté sans pareille, c'était une femme que j'admirais énormément. Autant par son courage, que par son caractère ou sa ténacité. Elle m'avait toujours protégé lorsqu'elle le pouvait. Elle était un peu ma deuxième mère, bien que j'aime énormément la mienne, déjà.

J'allais me lever pour retourner ranger le livre à la bibliothèque, lorsque j'entendis une voix criarde et agaçante à l'angle du couloir sur ma droite, et que je reconnus de suite. Je sautai sur mes pieds pour aller me cacher derrière la rambarde de l'escalier, ou une colonne de marbre vert en bas des marches, mais je ne parvins pas à le faire assez vite.

— Jade ! Attendez...

Je stoppai mon élan, me sachant découverte, mais sans néanmoins me retourner pour regarder cette garce d'aristocrate. Je ne la supportais pas ! Olivia s'approcha à grands pas, ses talons hauts de dix centimètres cliquetant sur le carrelage crème et propre. Puis elle me fit face, les mains sur ses hanches rondes. Ses cheveux bruns lui tombaient dans le dos et sur le front, plats et ternes. Je ne leur trouvais aucune splendeur. Son visage exprimait un certain dégoût, lorsqu'elle me détailla des pieds à la tête. Ma fâcheuse tendance à porter des pantalons serrés et des chemises, au lieu de robes de bal, ne lui plaisait pas du tout. Elle me l'avait assez répété. Elle trouvait que cela faisait tâche dans le paysage somptueux qu'était la cour de Norvden. Olivia faisait très attention à chacune de ses tenues. Une énorme meringue rosée, couverte de dentelles et de froufrous, lui servait de robe, assortie de voiles roses et blancs qui trainaient par terre, et de chaussures à talons couleur dragée.

La jeune femme, héritière du trône à seulement dix-neuf ans, se prenait déjà pour une souveraine. Bien que désignée comme héritière de la couronne, Olivia ne pourrait régner sur Norvden que lorsqu'elle atteindrait l'âge de vingt ans. C'était la loi du royaume et cela expliquait pourquoi Stan avait gardé le pouvoir. Elle avait au moins la décence de ne pas porter la couronne de la reine. Cela aurait été très mal vu par tout le monde, les gens étant encore attachés aux traditions et à Eryca.

Notre ancienne souveraine, morte à l'âge de trente ans, était tout son contraire. Quand Olivia était une garce égocentrique et sûre d'elle, Eryca, elle, faisait preuve de générosité et de bienveillance. Elle aimait prendre soin du peuple et elle nous avait tous sauvé. Olivia, elle, le détestait et le méprisait au plus haut point. Elle ne pouvait supporter qu'une personne non noble, ne l'approche. La princesse avait toujours grandi avec une cuillère en or dans la bouche, malgré son passé difficile. Fille du frère cadet du roi Stylis, elle n'aurait jamais dû hériter du royaume.

Elle n'avait pas eu une enfance facile, il fallait l'avouer. Son père était mort à cause des épidémies qui ravageaient le royaume, alors qu'elle n'avait que deux ans. Les maladies commençaient tout juste à cesser grâce aux dons magiques, mais la jeune princesse n'avait pas pu s'y soustraire. Exempte de toute forme de pouvoirs parce que son corps les rejetait, elle avait été touchée par la « Tréornya », une affreuse infection respiratoire qui finissait par provoquer l'arrêt cardiaque. Puis avait contaminé son père, qui ne possédait encore aucune forme de magie. Elle, étant jeune, avait pu s'en tirer sans trop de conséquences. Mais son père n'avait pas eu cette chance.

Elevée par sa mère aujourd'hui décédée, Olivia avait toujours eu en horreur tout ce qui touchait à la magie et avait apposé sa signature sur le traité royal de Stan, qui la proscrivait. En tant que nièce de l'ancien roi, elle était la plus proche parente de sa Majesté. Et devenait donc, princesse héritière de Norvden. Elle se comportait comme la pire des garces, persuadée qu'avec son histoire et ses liens avec la famille royale, elle en avait le droit.

Je fronçai les sourcils, me demandant ce que cette imbécile de noble pouvait bien me vouloir. Elle me respectait et m'appelait par mon prénom, c'était déjà ça. Mais pour le reste, il ne fallait pas rêver. Elle ne me considérait sûrement pas comme une aristocrate. Plutôt comme une personne de moindre importance. Pourtant, je n'avais jamais obéi au moindre de ses ordres. Je ne la considérai pas comme ma souveraine légitime et ce ne serait jamais le cas. Je ne lui obéirai jamais, même lorsqu'elle serait reine. Je ne le pourrais pas.

L'immense hall fit résonner sa voix enfantine, si stridente que je grimaçai, me retenant de me couvrir les oreilles pour ne plus l'entendre. Je restai immobile, les bras ballants alors qu'elle se plantait devant moi. Son visage de poupon était légèrement rouge.

— Pourriez-vous me regarder, quand je vous parle, Jade ? cracha-t-elle, résistant sûrement à l'envie de me tenir le menton pour m'y obliger. Je voulais vous présenter quelqu'un. Stan a insisté pour que je fasse les choses dans les règles. Et il a parfaitement raison. Bien que je ne vous considère pas comme noble, vous faites quand même partie du palais. Et comme vous savez que tout nouvel arrivant doit être présenté à tout le monde en bonne et due forme, je vous prie de saluer Eliott, Duc d'Aspremont, lança-t-elle en me montrant le couloir d'un geste, puis en s'écartant pour me laisser voir.

Mon cœur rata un battement à l'évocation de ce nom.

Il connaissait Olivia ?

Le jeune homme s'avança lentement en sortant de l'ombre, vêtu d'un costume deux pièces gris foncé. Très élégant, ses mèches blondes étaient bien agencées sur sa tête, lui donnant un air irrésistiblement craquant. Et une noblesse que je pourrais presque lui envier. Son expression était impassible, mais ses yeux exprimaient une certaine douceur, lorsqu'il les posa sur moi. Les mains croisées devant lui, il s'inclina respectueusement devant moi, sous le regard irrité et furieux d'Olivia. Il me démontrait un respect qu'elle ne supportait pas, j'en étais certaine. Si elle avait pu, elle lui aurait certainement fait la remarque. Mais Eliott était un duc et moi une duchesse, il ne faisait que me témoigner un respect mutuel. Nous étions à égalité au niveau des rangs, à la cour.

Je fis tout mon possible pour éviter que le rouge ne me monte aux joues, puis à mon tour, m'inclinai cérémonieusement devant lui, un bras replié derrière mon dos et l'autre contre ma poitrine. Un rire montait dangereusement dans ma gorge, quand je repensais aux moments que nous avions passé dans les bois, la veille au soir, mais également tous les autres, lorsqu'il n'était encore qu'une panthère Je le retins, serrant les dents avant qu'il ne franchisse mes lèvres, et restai immobile. Je pris une voix neutre.

— Ravie de vous rencontrer, Monsieur d'Aspremont.

Olivia fronça les sourcils, puis se planta à nouveau devant moi, rompant la connexion qui s'était installée entre nous. Son regard noisette exprimait un dédain impressionnant. Il se dégageait d'elle un tel mépris, que je manquai de reculer d'un pas.

— Un peu de respect, Jade ! tonna-t-elle furieuse, le visage rouge. Il s'agit du Duc d'Aspremont. Je vous interdis de l'appeler autrement que par son titre. Je vous rappelle que toute familiarité avec une famille noble vous est interdite. Vous ne pouvez pas leur parler ou les approcher sans leur accord, ni les interpeller. Si vous restez dans ce palais, c'est uniquement à cause de votre petit rang. La famille de Solvyre était respectée autrefois. Je ne comprends pas cette affection que le peuple portait à vos parents, mais c'est ainsi. Vous expulser du palais reviendrait à déclencher une révolte. Pour l'instant, vous êtes protégée. Mais lorsque je serais reine, je ferais ce qui me plaira. Et vous finirez dans la rue !

Je me retins de lever les yeux au ciel. Cette garce savait pertinemment que ce n'était pas vrai. Je pouvais parfaitement adresser la parole aux aristocrates de ce royaume, car j'en étais moi-même une. Bien malgré moi. La famille de Solvyre, dont j'étais Duchesse, était une des familles les plus respectées autrefois. Et c'était encore en partie le cas, pour certains nobles. Olivia voulait juste me montrer qu'elle prenait le droit de faire ce qu'elle voulait de moi et de ma vie, simplement parce qu'elle était l'héritière du trône. En revanche, je commençai à avoir peur de ses menaces d'expulsion. Elle pouvait facilement les mettre à exécution, une fois couronnée. Et je ne pourrais rien y faire, à part avoir mes yeux pour pleurer.

Je me redressai en me mordant la lèvre pour ne pas l'injurier. Puis reportait mon regard sur Eliott. Il me fit un clin d'œil en voyant à quel point j'étais mal à l'aise et au bord de l'implosion. Olivia, qui se tenait à ses côtés et qui observait la scène d'un œil furibond, s'empressa de lui prendre le bras et d'ajouter avec mièvrerie.

— Le chef Stan l'a invité à passer quelques jours à Norvden. Son père, l'Ambassadeur du Sud et Sir d'Aspremont, a été convoqué par Stan de toute urgence, pour parler du royaume. Je suis certaine que nous allons devenir de très bons amis, lui chuchota-t-elle dans l'oreille avec niaiserie, comme si ces deux-là étaient très complices et se connaissaient depuis toujours.

Elle passa une main sur sa poitrine, sous sa chemise entrouverte. Je grimaçai en comprenant le sous-entendu de ces mots, qu'elle avait prononcé d'une voix empreinte d'un désir sexuel non dissimulé. La princesse était connue pour ses nombreux amants et ses lubies sexuelles un peu étranges. Pourtant, personne ne lui en tenait rigueur, ou ne lui faisait la moindre remarque. Moi, je trouvais qu'une telle débâcle, était indigne d'une véritable princesse. Mais comme je ne considérai pas Olivia comme tel, cela me gênait moins.

Une pointe de jalousie naquit dans ma poitrine, que je refoulai aussitôt, alors que mon cœur se mit à battre frénétiquement. Je n'avais en aucun cas le droit de me sentir trahie ou jalouse de cette petite garce. Le jeune homme ne m'appartenait pas, après tout. Et je ne le connaissais véritablement, que depuis un peu plus d'une semaine. Je ne pouvais pas me permettre de tomber amoureuse du premier venu. Et qu'Eliott soit un Interdit, ne changeait rien.

Il dut le sentir, car il s'empressa de me faire un immense sourire franc. Son visage s'éclaira aussitôt. Ils s'éloignèrent, montant les marches qui menaient au premier étage. Le jeune homme me jeta un dernier regard bienveillant par-dessus son épaule, alors qu'ils disparaissaient à l'angle du couloir.

Le cœur battant, un peu triste et surtout en colère contre cette garce d'Olivia, je ramassai mon livre, puis portai mon regard sur les baies vitrées, au niveau du palier, en haut des marches de l'immense escalier de marbre. D'immenses rideaux de velours verts et sombres en dissimulaient une partie.

Je retournai à la bibliothèque immédiatement, pour terminer ma tâche rapidement, laissant finalement mon livre sur l'escalier. Mais mon esprit était ailleurs...

Perdu dans les méandres de ce sourire, que je ne parvenais pas à effacer de ma mémoire.

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