10.
Il était très tard, lorsque je sortis dans les jardins, puis que je franchis les grilles dorées du portail qui menaient à l'extérieur, au cœur de la ville. Les arbres royaux ployaient sous l'épaisse couche de neige, alors que les branches ne comportaient plus aucune feuille. Les torches en métal argenté, dont leurs flammes brillaient d'une douce lueur orangée, illuminaient faiblement les sentiers bétonnés. Je pouvais sentir l'odeur de la terre mouillée. Bien qu'en hiver, les jardins du palais perdaient de leur splendeur. J'adorais m'y promener, lorsque le printemps faisait éclore les centaines de fleurs aux palettes de couleurs multiples, embellissant un lieu déjà fabuleux à l'origine. Les plantes étaient diverses, aux doux parfums sucrés, parmi lesquelles j'aimais me prélasser, avec un bon livre, allongée dans l'herbe fraiche.
Habillée de bottes lacées, d'une veste en fourrure noire, d'un haut de satin noir et bleu-marine et d'un pantalon serré, je voulais me rendre sur les falaises pour profiter d'un moment de solitude et de paix intérieure. J'avais besoin de respirer le grand air et de ne penser à rien. J'avais choisi des vêtements aux tissus raffinés, mais confortables.
Je m'éloignai dans l'obscurité, afin de pouvoir utiliser ma magie sans me faire remarquer. Je n'avais aucune envie de grimper ce soir, ne voulant pas m'écorcher les mains et les genoux. D'ordinaire, j'adorais la grimpe, la sensation que cela procurait. Sentir le carquois de mon arc dans mon dos et les pierres rugueuses contre mes paumes. Ou encore l'adrénaline qui parcourait mes veines.
Mais aujourd'hui, je désirai voler loin de ce château pourri et de cette ambiance que je supportais depuis le début de la journée. Je ne parvenais pas à me sortir la princesse Olivia de la tête, ainsi que ses scabreuses insinuations. Je l'imaginais facilement dans le lit d'Eliott, à le caresser et à lui susurrer des mots doux à l'oreille. Cette jeune femme avait beau avoir le même âge que moi, elle me répugnait par son comportement. Et mine de rien, j'étais tout de même un peu jalouse, qu'elle connaisse si bien le jeune Duc. Je n'avais aucune raison et je ne comprenais pas mes sentiments. Je n'étais pas en mesure de les expliquer.
Une fois certaine d'être à l'abri des regards indiscrets, à l'orée d'Entérine, je fis appel aux Vents du Nord, qui firent décoller mes pieds du sol. Une fois stable, je voguai vers les falaises, bien décidée à profiter d'un moment de sérénité et de paix. Heureusement pour moi, la nuit enveloppait tout de sa cape sombre et me dissimulait. Bien que je doute fortement qu'il y ait encore des gens dehors à cette heure-ci. Le couvre-feu était passé depuis deux bonnes heures. Quiconque était vu à l'extérieur de chez lui après l'heure fatidique, était immédiatement emprisonné pour un mois dans les donjons de la prison. Et si jamais la personne était de nouveau arrêtée, prise en flagrant délit de non-respect des règles une nouvelle fois, alors c'était la mort qui lui pendait au nez.
Je ne remis les pieds sur terre, qu'un quart d'heure après mon départ. Très peu encline à retourner sur le sol ferme, j'y fus pourtant contrainte lorsque j'aperçus des gardes faire leur ronde aux alentours des grottes de Féäls, qui se prolongeaient sous les montagnes et les falaises.
Ne souhaitant pas me faire repérer, je me plaquai contre un arbre, écoutant les conversations de ces messieurs. Habillés de noir des pieds à la tête jusqu'à une paire de gants, et portant une cape blanche ornée de l'insigne royal, ils faisaient les cents pas devant une entrée sombre de rochers. La seule lumière venait de leurs torches respectives, qu'ils tenaient dans leurs mains droites. Leurs teints étaient pâles, presque cadavériques. Peut-être était-ce dû au peu de lumière ambiante... Ils étaient plutôt costauds et paraissaient entrainés. Pour rien au monde, je me serais amusée à aller les asticoter. Ces hommes-là n'étaient pas capables de se maitriser, lorsqu'ils étaient en colère.
— Le chef Stan nous a demandé de garder ces fichues grottes. Ne te pose pas plus de questions. Contente-toi d'obéir aux ordres ! tonna l'un des deux à son compagnon, sans lui accorder un seul regard.
Celui qui venait de parler avait des cheveux noirs, si longs qu'ils touchaient ses épaules. Je ne distinguais pas ses yeux d'ici. J'étais trop loin pour les observer en détail. Et je ne comptais pas me rapprocher de sitôt.
— C'est bon Réan, je ne suis pas idiot, argua l'autre, aux mèches châtaines, bougonnant en faisant les cents pas. Mais je ne comprendrais jamais les agissements du chef Stan. Que veut-il trouver dans ces endroits sombres et sinistres ?
Bonne question, pensai-je. Que désirait dénicher Stan dans un lieu aussi peu fréquenté ? D'accord ces grottes étaient très connues à Norvden. Mais elles étaient surtout interdites d'accès depuis de nombreuses années. Je savais que le chef de l'armée n'avait rien d'un enfant de cœur. Le roi Stylis lui avait, plus d'une fois, remonté les bretelles. Il avait manqué de peu, de se faire virer de l'armée et bannir d'Entérine pour toujours. Cet homme était un monstre, incarné dans un corps d'humain. Mais il ne laissait rien paraitre. Il voulait faire croire au royaume qu'il était bon et généreux. Mais tout cela n'était qu'apparence. Seuls ceux qui vivaient en permanence avec lui au palais, en avait conscience. Les nobles le savaient également. Mais pour ne pas perdre la vie, ils préféraient se taire et faire l'autruche.
Soucieuse d'en savoir plus, je m'approchai lentement, me servant de mon agilité pour ne pas me faire remarquer. J'évitai de marcher sur les tapis de feuilles mortes pour ne pas les faire craquer, ainsi que sur les brindilles qui recouvraient le sol. Un coup de vent vint souffler dans notre direction, éteignant une des deux flammes qui brûlait sur son socle de métal.
Soudain, l'un des deux hommes se tourna dans ma direction, me contraignant à me baisser en quatrième vitesse derrière un buisson couvert d'épines. Retenant un cri de douleur lorsqu'une pointe me griffa le visage, je plaquai ma main contre ma bouche pour étouffer le bruit de ma respiration et de mon cri. Je restai ainsi silencieuse pendant de longues minutes, priant pour qu'ils ne viennent pas jusqu'ici et n'aient rien entendu.
Attendant qu'ils s'éloignent pour continuer leur ronde, je réfléchis à toute vitesse à un moyen pour me sortir de cette situation, le couvre-feu étant passé depuis plus de deux heures. Des gardes patrouillaient jusque dans les plus petites ruelles d'Entérine, pour s'assurer que personne ne sorte de chez soi. Je serai automatiquement arrêtée si j'étais repérée, puis questionnée pendant des heures. Avant que Stan ne décide de mon sort. En tant que noble, je devais encore moins désobéir aux règles. Le chef de l'armée ne m'avait jamais fait confiance. Et j'étais certaine qu'il profiterait de la situation pour faire de mon cas, un exemple. Il ne me laisserait aucune chance de m'en sortir vivante. Pour moi, ce serait l'exécution immédiate. Stan ne portait pas ma famille dans son cœur, sans que je ne sache pourquoi. Il avait toujours eu en horreur le nom des Solvyre.
Lorsque je tendis l'oreille, constatant que les bruits de pas et les éclats de voix s'amenuisaient, je levai la tête vers le ciel, faisant appel à ma magie. Celle-ci me porta à nouveau dans un souffle silencieux, me permettant de m'envoler jusqu'au sommet des falaises, là où j'avais sauvé Eliott d'une mort certaine. Et où je serais plus en sécurité. Heureusement qu'il faisait suffisamment sombre, parce que j'aurais facilement pu être repérée.
Soulagée d'être sortie d'affaire, je me laissai choir sur une souche d'arbre mort, tâtant mon arc pour vérifier qu'il se trouvait toujours dans mon dos, avec mes flèches. J'avais vraiment eu chaud aux fesses. Il fallait que je sois plus méfiante à l'avenir. Heureusement pour moi, les gardes de Stan n'étaient pas très intelligents. Ils se contentaient d'obéir bêtement aux ordres, sans regarder plus loin que le bout de leurs nez.
Je remontai le sentier dans le même sens que l'autre jour, pour retourner là où Eliott m'avait amené. La forêt était calme, plus silencieuse qu'hier au soir. Je l'y trouvai, assis au bord du ruisseau, concentré sur une feuille de papier blanche, un morceau de charbon noir à la main. Il dessinait en silence, l'oiseau majestueux qui se trouvait face à lui, de l'autre côté de l'eau claire. Perché sur un morceau de tronc d'arbre couché, l'animal aux plumes colorées écoutait le vent siffler dans les feuilles, alors que ses petits yeux noirs scrutaient tout autour de lui.
Appuyée contre un arbre, je l'observai faire dans le plus complet des silences. Ses doigts dessinaient avec délicatesse et finesse, les traits fins de l'animal, s'arrêtant pour arrondir les formes correctement en frottant avec son pouce et vérifiant qu'elles correspondaient au profil original. Ses doigts étaient couverts de charbon noir, alors qu'il affinait les contours du dessin en se servant du bout de son index.
Un sourire amusé se dessina sur mon visage, lorsqu'il releva la tête et la tourna dans ma direction. Je venais de respirer un peu plus fort pour l'informer de ma présence.
— Jade... soupira-t-il, non sans une certaine joie, soulagé.
Repérée, j'avançai dans sa direction et m'assis à ses côtés, à même le sol. Même si j'étais contente de le revoir, les questions que je me posais à son sujet ne cessaient de me tourmenter. Je savais que je finirais par les lui poser tôt ou tard. Je devais simplement choisir le bon moment, pour ne pas le brusquer.
— Je ne savais pas que tu pouvais dessiner comme ça. Tu as énormément de talent, dis-je en observant d'un œil admiratif, son dessin.
Les traits de charbon étaient fins sur le papier épais. L'oiseau était magnifique et reflétait parfaitement le modèle original. Il avait dessiné les ombres à merveille, sous forme de nuages noirs et vaporeux.
Une lueur de malice traversa ses prunelles ambrées, puis il les reposa sur sa feuille, sans prononcer un mot.
Pendant un moment, le silence régna entre nous, sans qu'aucun ne daigne le briser. Je le trouvais apaisant. Je pouvais enfin me ressourcer après une dure journée à supporter les inepties de tous ces nobles précieux, qui se prenaient pour les rois de Norvden. Pauvre royaume... pensai-je. On courait à sa perte, si personne n'intervenait dans les prochaines années, voir mois. J'avais beau être une chasseresse talentueuse, cela ne me serait d'aucun recours contre Stan et ses gardes, prêts à tout pour obéir à ses moindres ordres. Je me sentais terriblement impuissante et je détestais ça. Je ne savais pas quoi faire pour que cela change.
Je soupirai de dépit, faisant relever la tête à Eliott.
— Que t'arrive-t-il ? Tu n'apprécies plus cet endroit ? Quelque chose ne va pas ?
Sa voix était rauque et son ton chaleureux, bien que marqués d'une certaine inquiétude. Le jeune Duc d'Aspremont avait de multiples facettes, qu'il savait utiliser à sa guise. Être un parfait noble, élégant et bien éduqué à la cour. Puis un Interdit, ici, au cœur de cette forêt, totalement en opposition avec sa classe sociale. Ces différentes versions de lui-même me plaisaient beaucoup.
J'eus cinq secondes d'égarement. Le ciel nocturne scintillait d'étoiles, la magie nous entourant, belle et lumineuse. Les animaux sortaient enfin de leurs cachettes, ne sentant pas de danger émaner de nous... bien sûr que j'appréciais ce lieu. Plus que je ne l'aurais imaginé d'ailleurs. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher d'être nostalgique lorsque je pensais à l'avenir. Qu'en serait-il de la magie, lorsque Stan aurait tout absorbé avec le sceptre de Stérïls ? Plus personne ne pourrait découvrir ces merveilles... Se réjouir de pouvoir agir quand on le désirait...
Car il fallait savoir que Stan avait détourné l'utilisation du sceptre de Stérïls. Si autrefois ce magnifique objet servait à la diffusion et à la transmission des pouvoirs de l'Asténia, au peuple de Norvden pour sa protection, aujourd'hui, il les fauchait. Le chef de l'armée attirait la magie des habitants dans ce globe violet au cours d'une exécution, pour la stocker et la leur voler. C'était la pire des sanctions.
Cette magie était arrivée comme une sauveuse, vingt ans auparavant. Elle avait fourni à Norvden, une protection indéniable et indestructible, guérissant les maladies et anéantissant les tempêtes. Grâce à l'Asténia, une plante merveilleuse et magique, ces phénomènes s'étaient éteints. Sans elle, le royaume n'existerait plus aujourd'hui. Il aurait déjà été ravagé. Je ne savais pas où la reine Eryca avait été la trouver, mais elle nous avait tous sauvé. Personne ne pouvait prétendre le contraire.
— Là n'est pas la question ! J'étais juste dans mes pensées.
J'en profitai pour changer de sujet, ne supportant plus de penser à Norvden et à son avenir critique.
— Dis-moi Eliott, on ne se connait pas depuis longtemps, je sais, mais où as-tu rencontré Olivia ?
A l'annonce de ce nom, je vis le jeune homme grimacer de dégoût. Ses épaules se relâchèrent en même temps que ses muscles, alors qu'il posait son dessin par terre, au niveau de ses pieds. Il détourna le regard, le posant sur les hauts sapins, alors que l'oiseau s'envolait. Ses mains étaient maculées de noir.
— Mon père est un des quatre Ambassadeurs du Royaume, celui du Sud. Tu sais comment fonctionne Norvden : chaque région, Nord, Sud, Est et Ouest, est gouvernée par un Ambassadeur, désigné par nos anciens souverains. Là, Stan a décidé de les réunir tous les quatre afin de discuter d'un plan de relève du royaume, dans quelques jours. Il aurait eu une idée de génie pour relancer le royaume, sans la magie.
— Un plan de relève ? demandai-je, intriguée, en relevant un sourcil.
Que pouvait bien mijoter Stan ? Généralement, ça n'augurait rien de bon.
Eliott hocha la tête, continuant son récit.
— Comme tu as dû le constater, Norvden va au plus mal depuis que la magie a été proscrite par Stan. Les gens ne peuvent plus guérir totalement de la moindre blessure. Certaines maladies nous sont devenues fatales. Bien des choses encore, vont vite devenir catastrophiques. Et mon père a compris d'où cela venait. C'est pourquoi il va se servir de cette réunion, pour en parler avec Stan et lui exposer la situation, au moins celle du Sud. La population dépérit, argua-t-il, alors que son regard se perdait dans le vague. Sans magie, nous ne sommes rien et la moindre plaie peut nous tuer. Les gens possèdent encore leurs dons. Mais ne pas s'en servir revient à les inactiver et les rend inutiles... Les morts se sont accumulés dans ma région, sans que mon père ne puisse rien y faire et malgré toute sa bonne volonté. Lorsqu'il m'a dit devoir se rendre à la capitale, j'en ai profité pour l'accompagner, voir ce que cela donnerait. Seulement...
Son visage exprimait le dégoût pur et simple, alors qu'il formulait ses pensées à voix haute. Très curieuse, je le fixai sans rien dire, attendant qu'il termine sa réponse. Il semblait réellement répugné par ce qu'il avait à m'avouer. L'angoisse commençait à me compresser la poitrine. Je fronçai les sourcils.
— Lorsque nous sommes arrivés au palais, j'ai bousculé quelqu'un au moment où je montais ranger nos affaires dans notre chambre, dans l'aile Est. C'était Olivia. Celle-ci pestiférait des insultes à mon encontre, me traitant de tous les noms d'oiseaux possibles et imaginables alors qu'elle gisait par terre, emmêlée dans tous ces froufrous et dentelles. Je me sentais coupable de l'avoir bousculé, alors je lui ai proposé d'aller faire une balade avec moi, dans l'espoir que cela la calmerait. J'aurais pensé qu'après, elle allait oublier et me laisser tranquille... Même pas ! murmura-t-il écœuré. Cette noble a décidé que je lui étais redevable, que je n'aurais jamais dû bousculer l'héritière du trône de cette façon... Et comme selon elle, j'étais plutôt beau garçon, elle m'a forcé à... faire des choses dont je ne suis pas fier. Je n'avais tout simplement pas le choix. Soit j'obéissais, soit je me retrouvais enfermé dans les prisons et ce, malgré mon rang. Olivia est la princesse. Ainsi, elle pense qu'elle peut faire comme bon lui semble. Et elle se fiche pas mal que les gens ne soient pas d'accord avec elle.
Choquée d'entendre Eliott me dire qu'il avait eu des relations intimes avec cette peste d'Olivia, je fus sonnée. Pourtant, cela ne m'étonnait guère venant d'elle. Pendant quelques instants, on n'entendit que le chant des oiseaux à travers le feuillage des arbres, alors que je tentais d'assimiler ce que je venais d'apprendre. D'accord, je ne le connaissais que depuis deux petites semaines, mais admettre qu'il avait couché avec cette garce de noble m'était difficile, sans que je ne puisse l'expliquer. Je n'arrivais que trop bien à l'imaginer dans les bras d'Olivia. Si d'un côté, cela provoquait une certaine jalousie, de l'autre, j'étais plutôt dégoûtée.
— Je comprends parfaitement ta réaction, tu sais. Moi-même, cela me répugne encore. J'en fais des cauchemars épouvantables. Beurk !
Je ne pus retenir le petit rire qui me chatouilla la gorge. Je plaquai une main devant ma bouche pour l'étouffer. Mais trop tard. J'étais certaine qu'il l'avait entendu, puisqu'il rit en même temps que moi. Cela détendit immédiatement l'atmosphère, tournant à la dérision une situation qui n'avait pourtant rien de drôle.
— Non, cela m'a juste un peu choquée sur le coup, répondis-je à sa question, en le regardant avec douceur. Je ne pensais pas qu'elle était capable de forcer les gens à faire... ça. Qu'elle se serve de son statut de princesse, ça ne m'étonne même pas ! Ce n'est pas pour rien que je la déteste, murmurai-je, plus pour moi-même.
Eliott fixa l'animal qui se trouvait en face de lui, amusé par ma réaction et ma dernière phrase. Après tout, qu'y avait-il de mal à lâcher ses nerfs de temps en temps ? Olivia était une vraie peste, il ne fallait pas se mentir. Et j'étais pratiquement persuadée que si elle avait vent de mes dons de chasseresse, ou du fait que je brisais constamment les règles, elle irait immédiatement le rapporter à Stan. Elle serait ravie de me voir enfermée dans une cellule crasseuse, habillée d'une simple robe en toile de jute et menottée, pour le reste de mes jours, si je ne mourrais pas avant. Elle serait probablement aux premières loges pour mon exécution, le lendemain même, un grand sourire sur les boudins qui lui servaient de lèvres.
Les muscles un peu engourdis par la position dans laquelle je me tenais, je tendis les jambes devant moi, afin de les réveiller et d'effacer les fourmillements. J'étais venue pour chasser et me détendre. Alors au diable les nobles, l'armée et le gouvernement, pour cette nuit. Je les côtoyais déjà suffisamment toute la journée, pour ne pas penser à eux, alors que je me trouvais loin d'Entérine.
Effaçant toutes ces pensées sinistres de ma tête, je me relevai, tirant une flèche et mon arc du carquois. Eliott fronça les sourcils en me voyant faire, mais ne prononça pas un mot, ni n'esquissa un mouvement pour m'en empêcher. Je savais qu'il désapprouvait mon don de chasseresse, en opposition totale avec sa nature de félin. Mais en même temps, il me laissait faire, parce qu'il ne pouvait pas s'opposer à ma vraie nature. Mon don me donnait une vitesse de réaction impressionnante, qui pourrait s'avérer utile, en cas de gros problème. Il n'était pas seulement l'art de tuer.
Discrètement, je plaçai la pointe entre mes deux doigts, puis sur la corde rêche. Le bois était lisse contre la pulpe de mon épiderme. Je fis quelques pas en m'enfonçant dans la forêt, m'éloignant du bord de l'eau et cherchant une proie facile. Le dos contre un tronc d'arbre, la plus silencieuse possible, je fixai un petit écureuil qui sortait tranquillement de son trou, un gland marron clair entre ses petites pattes couvertes de poils roux. Mon cœur bondit dans ma poitrine, accélérant mon rythme cardiaque et faisant pulser la magie dans mes veines. Je sentis l'énergie sylvestre, qui rayonnait dans chacune de mes chairs. Je tendis la corde de l'arc au maximum, la tint contre ma joue alors que je visais le petit animal.
Un bruit de métal me fit soudain sursauter, me faisant lâcher la flèche qui vola dans la mauvaise direction et alla se planter dans l'épaule d'un soldat, à quelques mètres de moi, en contrebas d'une petite pente. Je retins un juron avant de me cacher en sautant sur la branche haute d'un sapin, là où je pourrais les observer en silence et ne pas me faire remarquer. J'en avais déjà suffisamment fait.
En me servant de notre lien avec la magie sylvestre, je prévins Eliott de la présence des deux soldats et d'un danger imminent. D'ailleurs, comment ces deux imbéciles avaient-ils trouvé le chemin pour venir jusqu'ici ? Visiblement, cette partie de la forêt n'était plus protégée par sa barrière magique, mais au moins j'avais pu me servir de mes dons pour éviter une catastrophe. Cela voulait dire que les effets bénéfiques de la magie s'amenuisaient vraiment. J'espérai qu'Eliott avait eu mon avertissement, parce que sinon, il était cuit. J'avais confiance en lui, je savais qu'il pourrait facilement se cacher. Mais je restai inquiète quand même.
J'attendis en silence, maitrisant ma respiration au maximum, afin de savoir ce qu'ils comptaient faire. Ainsi accroupie sur une branche épaisse, je restai immobile pour éviter qu'ils ne se prennent un tas de neige sur la tête. Cela ne me serait absolument pas bénéfique, j'en étais certaine. L'un des deux hommes pissait le sang au niveau de l'épaule, assis dans la terre humide et l'herbe, alors qu'il tentait de retirer la pointe en bois de sa chair. Ses cheveux bruns étaient mouillés d'une sueur froide et son front luisant. Effondré par terre, il criait de douleur, faisant fuir toute trace de vie animale. Il ne risquait pas d'attraper qui que ce soit, avec tout le boucan qu'ils faisaient. S'ils voulaient intercepter quelqu'un en particulier, c'était rappé. Heureusement que la Nature et mon ouïe m'avaient averti de leur présence, sinon, je ne donnais pas cher de notre peau. Nous venions de frôler la catastrophe...
— Arrête de hurler comme un crétin, lui lança son compagnon d'une voix monotone, en lui frappant l'arrière du crâne sans douceur. Ce n'est pas en t'acharnant dessus que tu pourras la retirer.
Il tapa sur la main de l'homme blessé, l'obligeant à la baisser. Contraint par la douleur, celui-ci laissa faire son acolyte en serrant les dents. Lorsque ma flèche fut retirée de son épaule, l'homme la jeta dans les broussailles sans y accorder la moindre importance. Heureusement pour moi, car elles étaient plutôt reconnaissables. Je devais les retirer de la vitrine de ma chambre, avant qu'un drame ne survienne.
La protection en métal du soldat qui lui recouvrait le torse seulement, était couverte de sang, lui donnant une allure presque rutilante. Les deux hommes ressemblaient aux soldats que j'avais aperçus près des grottes. Costauds tous les deux, aux cheveux bruns et avec un air un peu abruti.
— Je me demande bien qui a pu la tirer ? demanda celui qui n'était pas blessé, en fronçant les sourcils, accroupi près de son acolyte. Je croyais que la chasse avait été interdite...
— Elle l'est, répliqua le blessé en se tenant un morceau de tissu bleu sur son épaule, pour arrêter le flux très important de sang. Cela veut dire que quelqu'un est hors-la-loi, voir même... un Interdit...
Son collègue secoua la tête, n'en croyant pas un mot. Quelques mèches de cheveux, poisseuses de sueur, vinrent se coller sur son grand front pâle. Je le vis déglutir avant d'ouvrir la bouche.
— Tu sais bien que les Interdits sont pourchassés. Si l'un d'eux vivaient à Entérine, il ne se montrerait certainement pas. Mais Stan les a déjà tous éliminés. Il en est certain.
Un frisson me parcourut l'échine lorsque j'entendis ces mots. Stan pensait réellement que nous n'étions plus qu'un tas de cendres et de poussières, au cœur de la fosse commune. S'il avait réellement éliminé tous les Interdits comme il le prétendait, cela voulait peut-être dire que nous étions les derniers d'Entérine, avec Eliott. Cette pensée me glaça le sang profondément. La chair de poule recouvrit mes bras et remonta le long de ma colonne vertébrale. Nous étions plus en danger que je ne le croyais...
Pourvu qu'ils ne détectent pas ma présence, priai-je en fermant les yeux une seconde, le cœur battant. En silence, je repliai mes jambes sous mes fesses, restant malgré tout sur mes gardes. Je me tenais au tronc épais pour ne pas tomber, invoquant la magie de la Nature pour me fondre dans le décor. J'ignorais où étais passé Eliott, mais je savais qu'il avait reçu mon message et était parti se cacher quelque part au fin fond des bois. Notre lien sylvestre m'informait qu'il était en sécurité. Si jamais les gardes l'avaient trouvé là, à cette heure de la nuit, ils l'auraient torturé pour le faire parler. Qu'il soit le fils de l'Ambassadeur du Sud ne changeait strictement rien ! Et j'étais persuadée que Stan le prendrait en exemple, pour montrer à la population, combien la magie était dangereuse... Qu'elle pouvait pervertir même les plus nobles d'entre nous...
Quel charabia ! Rien que d'y penser, j'avais à la fois la nausée et envie de rire. Cette situation était plus que ridicule et en totale opposition avec la vraie nature de Norvden. Elle allait le détruire, notre beau royaume. Et moi, je me sentais totalement impuissante. Je détestais ça !
Le soldat non blessé aida l'autre à se relever, en chancelant sous le poids de l'armure.
— J'ai été obligé de tirer sur une panthère, il y a deux semaines, affirma-t-il, fier de lui. Je l'ai eu en plein flan. Je ne sais pas si elle s'en est sortie, continua-t-il, sans se départir de son sourire. Ces maudites créatures sont toujours là...
Je me figeai un instant. C'était donc eux, qui avaient failli tuer Eliott. Ils ne savaient pas pour sa nature humaine. C'était un vrai soulagement, parce que cela voulait dire que son secret était encore bien protégé. Ils pensaient juste tirer sur une créature sauvage et pas un Interdit, comme je le craignais au départ. Eliott ne risquait rien.
J'attendis un long moment, ne percevant que le bruit de ma respiration et leurs pas faisant crisser les feuilles mortes, alors qu'ils s'éloignaient. Je relâchai brusquement la tension, lorsqu'ils ne furent plus dans mon champ de vision. Tous mes muscles étaient restés crispés, en proie à la douleur. Je n'osais même plus respirer, de peur de me faire remarquer.
Une fois certaine qu'ils ne pourraient plus me nuire, je sautai de la branche, atterrissant sur mes deux pieds avec souplesse et en silence. Un félin bondit de derrière un bosquet d'arbres touffus, venant se frotter contre mes jambes. Je caressai sa fourrure noire et or avec délicatesse, tandis qu'il me fixait de ses iris ambrées.
— On l'a échappé bel, remarquai-je alors qu'Eliott reprenait sa forme humaine.
Ses cheveux blonds en bataille sur la tête, il paraissait amusé par la situation. Je n'avais pas spécialement envie de rire. Nous venions de frôler une mort certaine. J'en avais encore le cœur tout chamboulé. Mon ventre se serra lorsque je le vis s'approcher, puis poser une main chaude sur ma joue.
— Tu es blessée ? demanda-t-il en examinant avec douceur, la plaie que j'avais sur la joue gauche.
J'avais complètement oublié la griffure que je m'étais faite, en observant les deux soldats à l'entrée de la grotte.
— Non, ce n'est qu'une petite égratignure. Rien de bien méchant, le rassurai-je en dégageant lentement sa main de mon visage, mais la gardant quelques instants de plus dans la mienne.
Je tentai de le persuader de ma bonne volonté, mais je voyais bien qu'il n'était pas dupe. Son front se plissa sous le doute et le mécontentement.
— Jade, me gronda-t-il, il faut que tu soignes cette vilaine plaie. Elle ne guérira pas toute seule et tu en as parfaitement conscience. Ce temps-là est révolu, tu le sais bien. Pour le coup, même tes pouvoirs ne te seront d'aucune aide.
— Je suis une chasseresse, Eliott. J'ai déjà pris des coups pires que ça ! J'y survivrai, affirmai-je, sûre de moi.
Je savais qu'il était inquiet pour moi. Désormais, la moindre blessure ou plaie non soignée ou cicatrisée, pouvait entrainer une infection mortelle. Il ne voulait pas qu'il m'arrive malheur.
— Oh je n'en doute pas, rétorqua-t-il d'un ton sévère. Mais cela ne veut pas dire qu'il faut accepter d'être blessée quand même.
Il caressa ma griffure de son pouce, faisant disparaitre la douleur qu'elle me provoquait par son simple toucher. Une vague de chaleur me fit monter le rouge aux joues. Gênée, je m'écartai de son contact, espérant que cela ne le vexerait pas. Comprenant, il laissa retomber son bras le long de son corps.
— Excuse-moi, je ne voulais pas me montrer impoli envers toi, chuchota-t-il en détournant le regard. Je sais qu'on ne se connait pas depuis très longtemps.
— Il n'y a pas de mal, Eliott. J'étais juste un peu... mal à l'aise. D'ordinaire, j'évite les gens, la foule et la population. Je suis bien plus à mon aise dans la forêt, que dans une réunion au palais ou lors des rassemblements dans le village. Je n'ai pas l'habitude de me trouver ici, au cœur de ces bois, avec quelqu'un d'autre. Ce n'est pas contre toi. Laisse-moi juste un peu de temps, finis-je avec un sourire rassurant, ne souhaitant pas qu'il se sente gêné ou vexé par mes propos.
— Je comprends, me dit-il sur un ton compatissant.
Il m'entraina un peu plus loin, de nouveau vers la rivière. Une fois là-bas, je m'assis sur la terre fraiche, lissant un brin d'herbe jaunie par le froid, entre mes doigts. Je voulais apprendre à le connaitre et passer du temps avec lui. Eliott s'assit à son tour près de moi, posant son regard en face de lui. La rivière s'écoulait paisiblement, l'eau glissant sur les rochers en produisant une douce mélodie.
Pendant plusieurs heures, nous continuâmes à parler, à discuter de choses et d'autres sans vraiment aborder des sujets qui auraient pu nous mettre dans une situation compliquée. Choisissant de laisser de côté, Norvden et son aristocratie barbante, j'étais heureuse qu'Eliott décide de faire de même pour ne pas me brusquer, ni m'offenser. Assis sur les souches de deux grands sapins en bord de rivière, nous observions l'eau bleu clair s'écouler, ainsi que les merveilles de cette forêt que j'aimais tant.
Comme si plus rien d'autre n'existait au monde.
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