SEPTEMBRE
J'ai rarement vu quelqu'un d'aussi abasourdi. Elle s'est figée et ses yeux ont failli sortir de leurs orbites, si bien que je me suis empressé de m'expliquer.
- Attention hein, je ne vous demande pas de jouer la psychologue pleine de compassion et de méthodes novatrices, ça j'en veux toujours pas.
Elle expira avec un sourire, soudainement plus détendue.
- Dis-moi ce que je peux faire pour t'aider, Antarès.
- Est-ce que vous pensez que mon père est gros con ?
Elle toussote légèrement, les joues roses d'embarras.
- Je ne suis pas sûre d'avoir mon mot à dire, après tout je n'ai lu qu'une lettre et n'importe qui...
- Vous le pensez oui ou non ? Je la coupe, agacé par ses manières.
Elle frotte ses mains sur son pantalon chino avant de lever les yeux vers moi.
- Oui, je pense que c'est un con.
J'hausse un sourcil et elle rajoute:
- Un gros con.
- Parfait, alors avec votre expérience sociale, est-ce que vous avez des suggestions concernant la formulation de ma réponse ?
- Je ne vois pas le rapport...
- Et bien, vous fréquentez des cons tous les samedis alors...
- Antarès !
- Vous avez raison, Orion n'en est pas un, toutes mes excuses.
Elle rejoint ses mains sur ses genoux collés.
- Ecoute, je ne pense pas pouvoir t'aider si tu n'es pas sérieux. Arrête de te disperser et viens-en aux faits !
Je roule des yeux, peu content qu'elle précipite les choses.
- ça va, on y vient. Bon. Vous comprenez au moins pourquoi je vous montre cette lettre maintenant ?
Elle s'apprête à hocher négativement la tête quand son regard s'illumine.
- La Bible, chuchote-t-elle. C'est parce que j'allais te donner la Bible.
Je gigote sur ma chaise, détestant ce mot un peu plus à chaque fois que quelqu'un le prononçait devant moi.
- Ouais, Satan et tout le bordel. Vous voyez, la Bible, c'est cette lettre pour moi. Je n'ai pas de problème avec les autres religions, j'ai au moins réalisé ça grâce à vous.
Elle sourit à mes mots et je me retiens de lever les yeux au ciel. Elle n'a rien fait à part avoir l'idée de me donner ces bouquins, il ne faut pas exagérer non plus.
- Alors, je vous prierais tout d'abord de ne pas sortir votre exemplaire de cette chose devant moi, j'en ai déjà un résumé ici, continué-je en pointant la lettre du doigt. Et ce résumé a déjà fait trop de dégâts pour que j'en rajoute, vous comprenez ?
- Écoute...
- Non, taisez-vous. Je dois vous dire que je hais mon père et que je hais le catholicisme. Je dois aussi vous dire que ces deux-là sont des meurtriers et qu'ils ont détruit ma vie. Et je ne sais pas si j'ai la force d'accorder mon pardon, ne serait-ce qu'à l'un d'entre eux.
- Et Dieu, dans tout ça ? S'enquit-elle.
Je trempe mes lèvres dans mon verre avant de grincer.
- Quoi Dieu, qu'est-ce qu'il a encore celui-là ?
- Ton père n'est pas Dieu et les catholiques ne sont pas Dieu.
Un silence accompagne sa déclaration.
- Peut-être que si, finalement, tranché-je après un moment. Il n'existe aucune preuve de Dieu dans l'Univers à part la foi de mon père et de tous ces gens à travers le monde. Peut-être que Dieu n'est pas quelqu'un, peut-être qu'il est chacun d'eux à la fois. Peut-être que Dieu est mon père et les catholiques. Et je ne parle ni à mon père, ni aux cathos. Je ne parle pas à Dieu.
Son regard est tendre tandis qu'elle se rapproche de moi.
- Tu as raison Antarès, il vit à travers la foi des gens. C'est comme l'Amour. Il vit grâce à toi, grâce à Orion...
- Orion ? M'offusqué-je.
- Je ne suis pas aveugle tu sais.
- Vous en êtes sûre ?
Elle soupire.
- Peu importe. L'Amour n'existe que parce que les gens y croit et l'entretienne. Et même lorsqu'ils n'y croient pas et qu'ils ne le cherche pas ou plus, l'Amour entre dans leurs coeurs. Il ne débarque pas avec des confettis et des ballons, mais il est là et attend seulement qu'on le remarque. N'est-ce pas ?
Je grogne un « oui », peu satisfait par la tournure de cette conversation.
- Dieu est comme ça lui aussi. Il est partout et nul part à la fois. Il suffit d'un rien pour y croire, d'un détail pour le remarquer. Dieu est ce que tu veux Antarès. Il n'est pas forcément catholique, musulman, juif, protestant ou que sais-je ! Il est ce en quoi tu as décidé de croire.
Elle ouvre ses doigts, sa paume vers le ciel.
- En quoi décides-tu de croire ?
Je fixe les lignes tracées dans sa peau, pensif. Puis, je les couvre avec les miennes.
- La rédemption.
Elle n'a rien fait d'autre qu'hocher la tête lentement, un long souffle entre ses lèvres. Quelques minutes plus tard, j'ai prétexté avoir un autre rendez-vous parce que j'estimais avoir suffisamment emmagasiné de conneries psycho-apaisantes pour la semaine. Elle m'a raccompagné à la porte de sa petite maison quand le chat s'est faufilé entre mes jambes, non sans m'avoir jeté un regard parfaitement haineux que je lui bien évidemment rendu. Je me suis retourné vers elle pour lâcher une remarque sarcastique mais elle m'a devancé:
- Et non, ce n'est pas mon chat. C'est celui de mes voisins qui adore rentrer par la fenêtre de ma cuisine...
- Je le savais ! Et là vous allez me dire que vous aviez de la grenadine ?
- Non, juste que tu vas être en retard à ton rendez-vous si tu ne pars pas maintenant.
J'hausse les épaules avant de traverser la route, un sourire triomphal sur le visage.
*****
Quand je suis rentré, Maja faisait des crêpes. Je l'ai embrassée tendrement sur le joue et elle a rit doucement, presque silencieusement. Ses yeux brillaient et une agréable chaleur a enveloppé mon cœur. Je ne sais pas si c'est à ça que ressemble le bonheur, mais je pense que c'est la première marche pour y parvenir. Je suis monté dans ma chambre, l'esprit ailleurs. Mon bureau était couvert de papiers de bonbons à la menthe, de miettes de tabac et de poudre de toutes les couleurs. Je tire la manche de mon pull et passe mon avant-bras sur le bois, le débarrassant de tout ce qui l'encombrait pour remplir ma poubelle. Lorsqu'il ne reste plus rien, je m'assois sur la chaise, les yeux déviants sur l'un des tiroirs. J'hésite, le cœur soudainement glacé. J'ai peur de rechuter, de me fissurer à nouveau. Je ne veux pas aller mal, encore, même si je ne suis pas sûr d'aller bien.
Puis, je pense à Orion, son toucher et ses mots qui me réparent chaque jours. Je pense aux lectures de Weil, à notre dernière conversation. Elle est peut-être à côté de la plaque la plupart du temps, toutes ses idées ne sont pas mauvaises. Ouais, certaines sont vraiment pire que mauvaises.
⁃ Antarès, les crêpes sont prêtes si tu veux !
Maja m'appelle depuis la cuisine mais je n'ai pas faim, ou en tout cas plus maintenant. Mon estomac est tordu comme un torchon qu'on voudrait essorer jusqu'à la dernière goutte. Scientifiquement impossible, mais c'est actuellement ce que je ressens. Et puis, c'est le grand saut. J'ouvre brusquement le tiroir et l'air s'échappe des poumons, sans vouloir y revenir un jour. En apnée, je sors une feuille et un stylo. Presque étourdi, je commence à écrire, les mains tremblantes.
Papa,
Cette appellation me fend l'âme car j'aimerais vraiment n'avoir aucun gène de ta part. Mais la nature ne m'a pas fait le cadeau d'un père aimant, compréhensif et ouvert d'esprit. Pour ma part, j'ai été chacun de ces adjectifs envers toi. Je t'ai aimé comme un héros, j'ai essayé de te comprendre et d'accepter ta haine. Toi, tu n'as même pas essayé de comprendre l'amour dont j'étais rempli, envers Rye. Parce que ce n'était que ça Papa, de l'amour. Tu m'as blâmé pour ressentir le plus pur et le plus noble des sentiments. Tu aurais dû me comprendre, toi qui aimait tant Maman.
Tu sais, j'ai lu des livres religieux. La Torah, le Coran. Mais je n'ai pas pu me résoudre à toucher une Bible. Parce que je ne pouvais me risquer à lire une chose qui a dicté à mon père sa façon de m'aimer. Oui Papa, tu as préféré écouté ce ramassis de conneries plutôt que les cris de ton propre fils. Plutôt que les cris d'une mère qui allait perdre le sien. Tu m'as brisé, tout comme tu as brisé la mère de Rye. Mais le pire, c'est ce que tu lui as fait à lui. Un garçon est mort le jour de ses dix-huit ans. Un garçon a été tué par un homme qui s'est pris pour Dieu. Qui étais-tu pour dicter nos sentiments, ceux-là même qui avaient été placés par Dieu ? Qui étais-tu pour lui retirer un avenir ? Ce n'est pas moi qui me suis écarté du chemin Papa, c'est toi.
Je me fige, ne sachant pas quoi ajouter. Pendant des mois, j'avais des centaines, des milliers d'insultes et de répliques cinglantes à lui hurler. Elles étaient comme de l'essence et moi un gigantesque feu de joie. Je ne sais même pas à quel moment toute cette haine a commencé à fondre. Certes, l'imaginer toujours en vie et paisible en Finlande me donnait la nausée, mais j'y pensais un peu moins, me laissant quelques instants de répits. Ma vie s'était peu à peu laissée ponctuer par quelques baisers volés, des bagarres dans les rues étroites, de l'antiseptique et des crêpes à la vanille. Un mélange antithétique, une limonade fraîche et piquante de sentiments contradictoires.
Je plie le papier en tiers, le glisse dans une enveloppe vierge que je suis étonné de trouver dans mon tiroir, sûrement déposée là par Maja. Cependant, je ne trouve pas de timbre, alors c'est le coeur mi-libéré mi-lourd que je descends les escaliers en bois, ma plaidoirie dans la main droite. Je la trouve assise en tailleurs, les avants-bras posés sur la table basse, un peu de sucre glace blanchissant ses lèvres.
- Oletko nälkä?
- Ei, kiitos.
Elle repose la crêpe que je venais de refuser, reportant son attention sur la télé qui diffusait un film Je la regarde tendrement avant de me rappeler que ma main droite est en train de se gangrener.
- Tu sais où sont les timbres ?
- Normalement dans un des tiroirs de la cuisine mais je crois qu'il n'y en a plus, pourqu... Oh, fit-elle, ses yeux ayant longé mon bras jusqu'à son extrémité. C'est pour papa ?
- Bon, je vais aller en acheter dans ce cas, annoncé-je en me retournant, ignorant sa question. De toute façon, elle en connaît visiblement la réponse.
Je m'assois sur le bord du canapé pour lacer mes chaussures tandis qu'elle insiste.
- Je croyais que tu ne voulais pas lui répondre, que tu ne voulais plus jamais lui parler.
- Ouais, bah j'ai changé d'avis. Ça te pose un problème ?
Elle fronce les sourcils.
- Non, je suis surprise c'est tout. J'ai pas envie que tu dérapes, comme...
- Comme à chaque fois ? C'est ça que t'es en train de me dire ? Que je suis incapable de me gérer ? Ça va Maja, je n'ai pas besoin de toi, je me débrouille très bien sans ton aide.
Je me lève en enfilant mon bomber rapidement, le visage agacé.
- T'es vraiment qu'un sale petit con ingrat.
Elle saute sur ses jambes et file à l'étage, sa porte claquant avec une force dont je ne la pensais pas capable.
- Ouais, c'est ça, j'ai tous les défauts du monde, je sais ! Et toi t'es la soeur parfaite qui prend soin de son frère dérangé dont personne ne veut hein ! Hurlé-je en regardant le haut des escaliers.
Sa porte s'ouvre, elle s'approche comme une furie des marches et me montre son majeur avec un regard noir avant de claquer à nouveau sa porte derrière elle.
- Bravo, la grande classe !
Je ricane sans sourire et quitte la maison qui abrite tous nos conflits intérieurs.
L'air est doux, l'été disparaît lentement. Le soleil projette son ombre chaude sur le haut des maisons, quelques badauds trainent dans les rues. J'arrive dans le centre et entre dans la minuscule Poste. Je demande quelques timbres en me demandant si j'en utiliserais au moins un. Maja avait raison dans un sens, je ne sais pas comment je réagirais si je reçois une nouvelle lettre de mon père. Je déteste ce pouvoir qu'il a sur moi, cette emprise haineuse qui crève mes rêves et mes espoirs. Ses mots, ses centaines de petites aiguilles qui se jettent sur moi dès que je pose les yeux sur elles, elles percent ma peau et mon armure en papier froissé.
Je sors de la boutique en fixant la lettre dans ma main droite, les timbres dans la gauche. Une boîte aux lettres en face, la poubelle sur le côté. J'hésite, puis presque rageusement, je choisis la dernière option. Je commence à m'éloigner, me retournant pour voir si quelqu'un avait regardé mon petit manège ridicule. Et c'est là que je le vois, la main plongée dans la poubelle.
Sirius, je crois.
- Eh toi là, ouais l'endive mal épluchée, j'peux savoir ce que tu fous ? Crié-je en faisant demi-tour.
A ma plus grande surprise, il répond :
- T'achètes des timbres et tu les fous à la poubelle donc j'les prends. Un problème ?
Je ris jaune, me retenant d'éclater ce petit merdeux qui se sentait subitement pousser des ailes.
- Justement, ce sont mes putain de timbres, donc c'est du vol ce que tu fais. Tu veux que j'appelle les flics ou t'as besoin d'un mouchoir pour essuyer tes larmes et noter tes excuses ?
Il ne bouge pas d'un cil et a même l'audace de répliquer.
- Tu les jettes à la poubelle et je leur donne une seconde chance. Je crois qu'on appelle ça du recyclage ?
Il fait une petite pause avant d'ajouter, cachant maladroitement son inquiétude :
- Et qui appelle des flics pour des timbres?
Mes ongles s'enfoncent dans la chair de mes paumes, je sens que s'il continue d'être si effronté, je vais lui faire regretter d'avoir un jour posé les yeux sur moi. Après tout, ça fait un moment que je n'ai pas cogné des nez.
- Arrête ton numéro du Robin des timbres, je ne crois pas une seule seconde que t'en ai quelque chose à foutre de ces petites merdes.
Je renifle brusquement, oxygénant mon cerveau colérique.
- Nan, vraiment pas. Tu sais ce que je crois ? Que t'es qu'un sale petit fouineur pervers qui essaie d'oublier sa vie pourrie en se mêlant de celle des autres. Alors écoute-moi bien, tu me fais pitié et j'ai décidé de t'offrir ton ragot du jour: ces timbres, c'était pour envoyer une lettre à mon père mais j'ai changé d'avis. Maintenant que t'as ta petite histoire, dégage avant que je fasse de ton corps de légume de la compote pour bébé, c'est bien clair ?
Je m'attendais à ce qu'il hoche la tête vigoureusement avant de déguerpir mais il reste planté devant moi, l'air concentré. Je le dévisage tandis qu'il sort un petit carnet, le même que celui que j'avais attrapé pour l'emmerder quelques mois plus tôt, déclenchant une altercation avec Nysa par la même occasion. Une vraie conne celle-là. Mignonne, mais conne.
- Oh non, tu remets ça ? M'exaspéré-je.
Il m'ignore, gribouillant quelque chose sur une page. Je murmure que c'est un pays de taré, parce que j'ai l'impression que depuis que je vis ici, j'ai rencontré plus de dérangés mentaux que de gens normaux.
- Tu veux une interview ou quoi ? Finis-je par soupirer.
- Tu dois mal t'entendre avec ton père pour ne pas oser envoyer une lettre. Une lettre avec du papier et des mots, sans voix, sans son. Juste des mots et une paire de yeux pour la lire. C'est que dalle. Tu me traites de troufion mais t'oses même pas utiliser tes timbres, lance-t-il après un nouveau silence.
Sirius me surprend à nouveau par son audace. La thérapie a finalement eu de l'effet sur quelqu'un dans ce foutu groupe.
- C'est qu'il sait parler et réfléchir en même temps le p'tit gars. Écoute, je crois que vu nos activités du samedi, on est tous les deux conscients du fait que nos vies sont loin d'être parfaites. Alors tes remarques de fils à papa tu te les garde, j'ai pas de temps à perdre avec des gamins dans ton genre.
Je le regarde tout en enfonçant les mains dans les poches de ma veste, faisant un pas en arrière, la tête haute.
- Mon père est un énorme con. Ecoute Antarès, renseigne-toi avant de me traiter de "fils à papa ». Non parce que tu fais le grand mais finalement t'es aussi petit que moi face à lui, réplique-t-il tristement, sans la colère que je m'attendais à voir naître chez lui.
- Oh pardon, monsieur est donc un fils de pute, autant pour moi, c'est vrai que ce n'est pas tout à fait la même chose. Libre à toi d'être faible face à ton paternel, mais ne viens pas dicter ma conduite, ni mes états d'âme, lui glissé-je, les dents serrées.
- Tu sais quoi Antarès? Non ma mère n'est pas une pute. Elle est géniale. Quand tu partages ta vie avec un sale con qui a toujours trouvé ton fils unique anormal. Ça doit être putain d'éprouvant. Elle a tout donné à son fils, tout son temps, toute sa patience. Elle galère à lui trouver un traitement alors que son mari fait tout pour étouffer l'affaire. Comme si son fils c'était juste une maladie alors que son fils n'est pas malade. Un père qui te fout en l'air tes espoirs, qui fait comme si t'existais pas, qui fait comme si ton existence était la source de la fin de ses ambitions alors qu'il n'accorde même pas une seconde à prendre des nouvelles de celui-ci. Je t'assure que devoir apaiser les maux d'un fils aussi brisé par son père, c'est pas facile. Alors excuse-toi. Ma mère mérite pas cette insulte connard.
Ça y est, il est désormais tremblant de rage. Mais je ne sais pas si je suis réellement satisfait. D'habitude, pousser quelqu'un dans ses retranchements et le voir perdre le contrôle me procure un sentiment tout à fait délicieux et addictif. Cependant, les mots qu'a choisi Sirius, et l'histoire qui est sortie de sa bouche n'ont déclenché ni dopamine ni sérotonine. Évidemment, je suis habitué à leur non-manifestation, mais je pense que ça n'a rien à voir avec mon anhédonie, qui soit disant passant, s'estompe légèrement depuis quelques semaines. Je crois que je suis touché, ou quelque chose dans le genre. Sirius a quelque chose d'étrange en lui, dans sa façon de se comporter et d'interagir avec le monde. C'est à mi-chemin entre le pitoyable et l'émouvant. Cette fois, ça penchait plus d'un côté que de l'autre.
- T'as faim ?
- J'ai envie de cupcakes.
- Ma soeur a fait des crêpes, proposé-je.
- Ça fera l'affaire, accepte-t-il.
La tension a brusquement chuté et j'aime assez ce retournement de situation parfaitement inattendu. Je crois que nous savons tous les deux que nous ne sommes pas des ennemis, au contraire. Nous avons même plus de points communs que je n'aurais pu l'imaginer, bien que Sirius n'ait pas un dixième de mon charisme.
Nous marchons jusque chez moi dans un silence qui révèle à quel point nous sommes des inconnus l'un pour l'autre. Quelques minutes plus tard, chacun plongé dans des réflexions tout à fait personnelles, nous entrons chez moi, m'apercevant au passage que la maison est vide. Pas de soeur furieuse dans les parages et une douce odeur de crêpe vanillée.
Je sors les timbres et la lettre que Sirius m'avait rendues pendant le trajet, les laissant nonchalamment sur le plan de travail de la cuisine.
- Dis, c'est quoi ton histoire foireuse paternelle ? Lance Sirius avec bienveillance.
- Ma mère est morte il y a quelques années, elle a vécu ici toute sa jeunesse. Puis elle s'est mariée à un Finlandais, mon père. Elle s'est installée là-bas, a eu 2 enfants, puis la maladie l'a emportée. Elle nous a laissé un père religieux, aimant mais fermé d'esprit. Enfin, ça je m'en suis rendu compte quand je lui ai annoncé que j'étais amoureux de mon meilleur ami et qu'il m'a frappé jusqu'à ce que je rompe tout contact avec Rye. Rye, c'était mon premier amour, et il s'est suicidé après toute cette histoire: mon père les a mis dans une situation financière précaire, en plus de m'avoir forcé à lui briser le coeur. Alors, quand il est mort, Maja et moi on est venus vivre ici. Mais mon père veut que nous revenions, même s'il ne comprend toujours pas en quoi il est fautif. Je... je ne sais pas si je peux le pardonner. Il ne cherche même pas à comprendre.
Mes doigts triturent les coins de l'enveloppe, trahissant mon mal-être pendant mes explications.
- Moi y a toujours eu cette part de moi qui espérait pardonner mon père. On a pas les mêmes histoires. Mais y a toujours une part de moi qui cherche un truc fondamentalement bon chez lui. Alors que je sais c'est qu'un gros con. Je pense pouvoir lui pardonner un jour de m'avoir rendu comme vulnérable au point d'avoir besoin de me scarifier pour ressentir la douleur. Il m'a donné l'impression d'être insensible à tout. Alors que j'ai toujours été sensible à tout ce qui pouvait me toucher profondément. Alors pardonner un parent, quelqu'un qui est censé te faire grandir, quelqu'un censé te donner la force de continuer. Je sais pas si je le pourrais. Alors à une période de ma vie, je me suis mis à l'ignorer. Entièrement. J'ai fait comme s'il n'existait plus. Ma grand-mère me disait que c'était vache de ma part de vouloir couper toute discussion. Je crois que je m'en veux parfois d'avoir arrêté d'espérer lui parler, le comprendre et partager un morceau de vie.. Je le croise de moins en moins avec la fac, mais à chaque fois que je le croise, c'est encore plus sourd qu'une lettre. C'est le vide. Et je pense pas que c'est ce que je veux, au plus profond de moi.
- C'est quoi, ton « problème » à toi ? Je mime des guillemets avec mes doigts.
Il soupire et sort son carnet pour la deuxième fois. Ou la troisième, si on compte la toute première fois où c'est arrivé.
- Je suis alexythimique. Un truc qui te fout dans le brouillard. Tu ne sais plus rien après ça. Tu persistes à croire que t'es insensible, mais tu sens ton corps en surchauffe, tes sens irrités, tes gestes à peine maîtrisés. Tu le sens mais tu ne sais pas ce que c'est. Quand j'ai mal, je ne sais pas si j'ai mal. Mais j'ai quand même mal. Alors je ne sais pas, tout le temps à chaque instant. Et c'est pour ça que j'ai ce carnet. Ça permet de guider.
Il marque une pause, le temps de réfléchir rapidement.
- Je suis à la poursuite des sentiments. Je cherche, je divague, je vis pour comprendre ce qui cloche pourquoi je n'arrive pas à comprendre. Et toi, c'est quoi ton « problème »?
Je reste pensif quelques instants, méditant sur son histoire. En plusieurs mois de thérapie, je n'avais pas remarqué la souffrance de ce garçon. Même si on était tous là-bas parce que la vie ne nous a pas fait de cadeaux.
- Je ne savais pas qu'on ne pouvait pas savoir ce que ce à quoi correspondent nos émotions. Moi, je les aies presque toutes perdues. Enfin, que les bonnes, le reste j'y avais droit jour et nuit. Ils appellent ça de l'anhédonie. C'est une forme de vide, mais un vide qui te torture. Mes sentiments sont brouillés par la douleur et c'est dans ça que je me réfugie, parce que c'est la seule chose qui me reste. Je me bat, je hais, je désespère. Je crève. Je me tue à ressentir quelque chose comme avant, avant que Rye ne meurt et que mon père me déteste.
Les souvenirs refont surface, les langues se mélangent, les paysages se confondent. L'espace d'un instant, je suis pris de vertiges. Je ne sais plus où je suis, quel jour nous sommes, à qui appartient ce coeur qui bat dans ma poitrine. Rye, Orion, le froid et l'océan. Je suis si haut et si bas à la fois. Je ne sais pas si je tombe ou si je m'envole, si je vais mourir ou si je renaît. Sirius ne semble pas vraiment le remarquer, il répond néanmoins avec douceur :
- Moi j'ai appris que le vide pouvait être maîtrisé, guidé, par les autres. Je suis très vide moi aussi. Rempli à ras bord mais vide de sens
Je ne l'écoute qu'à moitié même si ses paroles font écho à tout ce encombre ma tête et aspire le reste. Face à mon silence, il ajoute une question fatale :
- Tu penses qu'envoyer cette lettre étendrait ton vide ?
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