NOVEMBRE

Maja est rentrée à la maison le lendemain. J'avais fini par m'endormir dans son lit après avoir passé des heures à contempler tous les souvenirs qu'elle avait imprimés sur du papier photo. Elle m'a réveillée en se couchant près de moi, ses bras entourant ma taille, sa tête trouvant une place dans le creux de mon cou.

- Je suis désolée d'être partie comme ça.

- Non, c'est moi qui suis désolé. Pour tout, depuis le début. Rien de tout ce qui est arrivé est de ta faute, au contraire. Tu as toujours été parfaite.

Elle embrasse mon épaule, tendrement.

- Et bien, je ne pensais jamais entendre ces mots sortir de ta petite bouche d'ingrat.

J'éclate de rire, un poids s'évaporant de mon coeur.

- Répète-ça pour voir ?

- Ingrat, me défit-elle en se relevant, prête à bondir hors de la chambre.

Nous nous fixons pendant quelques secondes, un sourire malicieux sur les lèvres, immobiles.

- Tu devrais le savoir, depuis le temps, murmuré-je.

Elle hausse un sourcil, s'apprêtant sûrement à me demander où je veux en venir mais je me jette sur elle, un cri de guerre faisant vibrer mes cordes vocales. Elle hurle et m'évite de justesse. Ma soeur se précipite dans les escaliers, manquant de rater quelques marches.

- Tu devrais savoir que ça ne sert à rien de courir puisque je finis toujours par t'attraper ! Crié-je, à ses trousses.

Elle se contente de lâcher un cri strident comme réponse, me regardant descendre les dernières marches. Je me rue vers elle tandis qu'elle se jette sur le canapé, déposant les armes. Elle tente de me repousser avec des coussins mais mes doigts parcourent déjà ses côtes, la chatouillant jusqu'à faire naître des larmes au coin de ses yeux clairs. Puis, je me laisse tomber à côté d'elle, fatigué par notre bataille. Machinalement, je noue des tresses avec des mèches de ses cheveux blancs, elle fredonne une mélodie de chez nous. L'air est parfumé de souvenirs ; et d'avenir.

- Je suis heureuse que tout aille mieux, désormais.

Je grimace légèrement.

- Je ne dirais pas tout, mais ça va un peu mieux, c'est vrai, admis-je.

- Et Orion ? Est-ce qu'il va mieux, lui ?

Je soupire et mordille l'intérieur de mes joues. Je repense à tout ce qu'il a traversé, en tout cas de ce que j'ai pu voir. Je pense à son absence, son silence.

- Je ne sais pas. Je...ne sais pas.

*****

La conversation que j'avais eue hier avec Maja n'a pas cessé de tourner en boucle dans ma tête, comme un vieux disque rayé. Cela faisait plusieurs jours que je n'avais pas vu Orion et son absence se faisait ressentir dans mon coeur qui se vidait à nouveau. Il n'avait pas répondu à mes messages et si ça ne m'avait d'abord pas alerté, connaissant sa nature tête en l'air, ce silence radio m'inquiétait désormais fermement. Sans réfléchir une seconde de plus, je me dirige vers l'entrée et décroche une veste du porte-manteau.

- Tu sors ? M'interroge ma soeur.

- Je vais faire un tour chez Orion, il ne répond pas aux messages.

Elle hoche la tête sans rien dire, soucieuse elle aussi.

- Appelle-moi si tu as besoin de quelque chose, ai-je ajouté en laçant mes baskets.

- D'accord, fais attention.

Je lève les yeux au ciel.

- C'est Orion, je ne risque rien, me suis-je moqué en insistant sur le nom de l'apollon.

Elle chasse ma réponse d'un revers de la main et me corrige.

- Fais attention à lui.

Je la regarde un instant, mes muscles faciaux fondant vers le sol, puis tourne les talons et claque la porte.

Il ne me faut pas longtemps avant de rejoindre la maison du jeune bipolaire, mais le froid engourdi légèrement le bout de mes doigts et fais rougir mon nez. Je frappe à la porte et c'est une nouvelle fois le docteur Erez qui m'ouvre.

- Oh hum... Antarès, c'est ça ?

- Bonjour, je viens voir Orion, s'il est là.

Il jette un coup d'oeil derrière son épaule, soudainement gêné.

- C'est à dire qu'il n'est pas vraiment sorti de sa chambre ces derniers jours...

- C'est pas grave, c'est moi qui monte alors.

Je me faufile entre le corps du médecin et la porte, l'entendant murmurer un faible « si tu veux » vaincu. Je m'empresse de monter les marches qui mène à sa chambre. J'entends de la musique qui joue de l'autre côté de la pièce et soudainement, je redoute ce que je risque de trouver de l'autre côté. Je suis à peine réparé et certaines de mes fonctions sont toujours hors-circuit. Je ne sais pas si je suis prêt à affronter un autre système défaillant que le mien. Puis, je me rappelle de ses yeux, de ses paroles, de ses gestes, de lui. Alors, je frappe trois petits coups, n'entend aucune réponse. J'ignore mon instinct de survie qui m'intime de faire demi-tour et abaisse la poignée, ouvrant la porte vers un monde de chaos. La chambre d'Orion a l'air d'avoir été traversée par une bande de mômes dopés au sucre. Ça se traduit par des draps tendus en une sorte de tente, des objets hétéroclites jonchant le sol.

- Orion ?

Un mouvement attire mon attention, derrière les draps. Puis, une voix familière.

- Antarès ?

Je m'approche et pose un genou à terre, observant curieusement son installation, ne comprenant pas vraiment comment elle tient ni pourquoi elle a été mise en place.

- Oui, c'est moi.

- J'ai une migraine... m'explique-t-il, en proie à la confusion la plus totale.

Je chuchote, ne sachant pas vraiment comment peut réagir cet être frêle qui m'observe.

- Peut-être que tu as besoin d'un peu d'air frais... je peux ouvrir la fenêtre ?

Il acquiesce alors je m'exécute, un tas de pensées fusant dans mon esprit soucieux.

- Désolé pour l'obscurité. La lumière me... fait mal à la tête. Que fais-tu ici ? Me demande-t-il après s'être raclé la gorge, trahissant le silence dans lequel ses cordes vocales ont été plongées pendant je ne sais combien de temps.

- Ça fait des jours que je n'ai pas eu de tes nouvelles ! Tu te doutais bien que j'allais finir par venir vérifier que tu ne t'étais pas trouvé un nouvel amant.

- J'ai perdu le fil du temps. Je suis désolé.

Il baisse le son de la musique, sa voix cassée ne parvenant pas à la concurrencer décemment.

- J'ai un peu de mal ces derniers jours, avoue-t-il.

Je m'avance vers lui, ne sachant pas ce que mal signifie. Il est touché, à terre. Et comme tous les animaux blessés, il se cache dans l'ombre pour agoniser seul, et mourir. Mais je l'ai trouvé. Avec l'intention de le sauver.

- Un peu de mal ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Je... je ne sais pas. Mais ça va mieux je pense. J'ai construit un fort.

Alors, c'est donc le nom qu'il a donné à ce cercueil. Un fort.

- Écoute, je ne suis pas avec toi seulement parce que tu es incroyablement séduisant. J'aime la personne que tu es. J'ai confiance en toi. Et j'aimerais que tu aies confiance en moi aussi. Sache qu'il n'y ait rien que tu puisses me dire qui me fera moins t'aimer. J'aimerais que tu m'expliques tout.

Il se lève et me prend la main.

- Viens.

Entraîné à l'intérieur de la pyramide de sa douleur, je me contente d'obéir à ses instructions.

- Allonge-toi et ferme les yeux. Quand je ferme les yeux, je vois un arc-en-ciel. Et cet arc-en-ciel m'annonce que j'ai mal aux tempes. Et ensuite les bruits commencent à se mélanger, et la lumière me fait mal aux tempes elle aussi.

Je sens son corps malade m'imiter, frôler ma peau presque saine. Mais je n'évite pas son contact, au contraire.

- Et si je reste ici, je peux me battre contre la douleur. Et me distraire jusqu'à que ça passe, loin du danger, continue-t-il.

Un silence accompagne ses explications croassantes avant qu'il n'ajoute faiblement :

- Je suis fou, je crois.

Ce mot écorche mon coeur de ses milliers de lames aiguisées. Jusqu'ici, il ne m'avait jamais blessé. Plus on m'accusait de folie, plus je prenais un malin plaisir à donner raison à tous ceux qui pensaient m'insulter. Je me fichais totalement de ce que les autres pensaient de moi. Être fou ne m'avais jamais semblé être une mauvaise chose. Pourtant, entendre Orion s'affubler d'une telle insulte perçait ma poitrine et déchirait ma raison.

- Tu es malade, Orion. Comme nous tous. Ne décrédibilise pas ce que tu ressens et ce que tu penses. En revanche, la thérapie est censée t'aider. Enfin, ne va pas croire que je soutiens cette rousse mais Weil doit forcément te donner des conseils. Qu'est-ce que tu peux faire pour éviter que ces crises ne se produisent ? Pour éviter d'interrompre le cours de ta vie pour te cacher ici ?

- J'en sais rien. Les médicaments me donne envie de mourir. Je ne veux pas parler à Weil.

Je reçois le coup de ses mots au plus profond de moi, saccageant mes pensées que j'avais mis tant de temps à ranger. Je serre mes poings pour ne pas hurler et tout casser.

- Alors parle-moi. Ne meurs pas.

J'implore silencieusement, peu importe qui se trouve là-haut. Je l'implore de le sauver, de me le laisser.

- Tu te souviens de la fois où l'infirmière t'avais appelé depuis l'hôpital ? C'était la dernière fois que je m'étais senti aussi bas. Ce qui est énorme, je me suis battu pendant des mois. Mais je commence à fatiguer, je ne suis qu'un homme Antarès. Je ne peux pas me battre éternellement. Je sais que je finirais par replonger et j'ai peur, j'ai peur de ne pas me réveillé. J'ai peur de ne rien contrôler. La dernière fois je m'en suis sorti. La connerie que mon esprit m'avait fait faire était rattrapable. Et si un jour ça ne l'étais plus?

Je me redresse, ne sachant plus comment dissimuler l'air qui manque d'arriver à mes poumons, l'océan de pétrole qui noie mes idées.

- Tu n'as plus à ta battre tout seul. Je suis là pour te soutenir, t'aider à chasser tes démons. Tu n'es peut-être qu'un homme, mais tu es le plus divin de tous ceux que j'ai pu rencontrer. Alors je sais que tu peux gagner, il suffit seulement que tu y crois. Moi j'y crois. Il ne manque que toi.

- J'ai besoin d'être sauvé Antarès. J'ai besoin d'un changement. Je veux tout changer, disparaître et revenir en ayant trouver la solution à tous les maux du monde. J'ai besoin de toi.

Lentement, le tsunami s'essouffle, ses mots apportent l'oxygène nécessaire à mon cerveau Je sais que je peux changer le scénario, cette fois-ci.

- S'il y a une chose que j'ai apprise pendant cette année, c'est que pour s'en sortir, tu as besoin des autres, mais surtout de croire en toi. Tu dois te convaincre que tu es plus fort que la maladie, plus fort que les crises, plus fort que tout. Tu es invincible. Tu peux être blessé, mais jamais elle ne pourra t'achever. Parce qu'à partir du moment où tu as ce feu de détermination en toi, tout le reste se consume.

La métaphore me fait sourire, comme un bras d'honneur à mes luttes intérieures.

- Je serais à tes côtés, tout le temps. Tu peux compter sur moi. Mais je ne te sauverais pas. C'est à toi de le faire.

Je trace le contour de sa mâchoire avec mes doigts, oeuvre divine. Ses os s'assemblent dans une architecture parfaite, la 8ème merveille de notre univers.

- J'essaie. J'essaie vraiment.

J'embrasse chastement ses lèvres, délices d'un monde au-dessus du nôtre. Puis, je me rappelle d'une chose, un plan que j'ai établi en marchant, qui n'a rien d'un plan mais qui ressemble à peu près à une perspective d'avenir. Un projet.

- Orion, je voulais te parler de quelque chose moi aussi...

- Dis-moi tout, répond-t-il en embrassant mes lèvres.

Ses yeux curieux m'observent, comme un enfant. Je suis soudainement nerveux, sachant que je ne peux plus reprendre mes mots pour les ranger dans ma poche, comme de vulgaires papiers de bonbons que j'aurais laissé traîner sans faire exprès. J'aimerais pourtant les froisser dans mes paumes, les jeter dans les cheveux de ma soeur pour qu'ils s'y emmêlent et qu'ils la fasse rire, parce qu'ils sont stupides, vulgaires, futiles. Plus personne n'y prêterai alors attention, et je n'y penserai plus la seconde d'après, débarrassé. Pourtant, ils sont étalés entre nous, comme un jeu de carte dont je ne suis pas sûr de connaître les règles. Mais il est trop tard pour les apprendre, alors je me jette dans la mer de mes sentiments désordonnés.

- Tout d'abord, sache que c'est juste une idée que j'ai eue et que rien ne presse pour le moment, on peut attendre tout le temps qu'il faudra pour que tu te sente prêt, ou même ne jamais le faire si tu n'en a pas du tout envie.

Il plisse ses paupières.

- Non Antarès, je t'arrête tout de suite, je suis trop jeune pour me marier.

Son sarcasme me prend au dépourvu. J'étais tellement angoissé à planifier mes prochaines tirades que je n'ai pas prévu les siennes. De toute façon, Orion a toujours eu le don de surprendre tout le monde. C'est son tour de magie préféré.

- Quoi ? Non ! Bordel mais qu'est-ce qui t'as fait croire que j'allais te demander de m'épouser ?

Mon indignation l'amuse, à l'entendre rire.

- Je cite, "rien ne presse pour le moment, on peut attendre tout le temps qu'il faudra pour que tu te sente prêt". Avec ce type de préambule, soit tu demandes à une personne de coucher avec toi, soit tu la demandes en mariage.

Je ris à mon tour, une flamme de malice traversant mon esprit.

- Maintenant que tu le dis, ça serait pas mal qu'on fasse l'amour, là, tout de suite. Mais je suis sérieux, il faut que je te parle de quelque chose, repris-je après avoir déposé un baiser sur sa joue.

- Si tu tiens à parler d'abord je ne dis pas non, mais je ne suis pas contre la première idée. Je t'écoute.

Il passe ses mains autour de mes hanches, mordant le tissu précieux de ses lèvres. J'aimerais les arracher, les dévorer, les goûter à nouveau. Mais je me promet de le faire plus tard.

- Tu te souviens, cet été, tu nous a dit à Maja et moi que tu voulais partir en vacances. Il s'est passé un tas de choses depuis mais je n'ai pas oublié ce jour-là. Et tu sais, j'ai écrit une lettre à mon père, suite à celle que tu avais trouvée. Je ne lui ai pas pardonné mais je crois que j'ai besoin de retourner en Finlande, pour avancer. J'ai laissé beaucoup de choses en désordre derrière moi, et maintenant que j'ai un peu rangé mon désordre intérieur, il est temps pour moi d'en faire de même là-bas. Je sais que Maja sera ravie de ce voyage mais j'aimerais aussi que... que tu viennes. Avec moi. Là-bas.

L'embarras chauffe mon cerveau, ma peau me paraît étrange sur mon squelette. Je me racle la gorge pour tenter de me débarrasser de ce sentiment qui s'accroît à chaque seconde du silence du jeune homme. Enfin, il achève mon calvaire.

- Oui. Je viendrais, sourit-il.

Mes yeux qui plongeaient vers le Styx se relèvent soudainement, abasourdis par ces dernières paroles.

- Quoi ? T'es sérieux ? Alors je peux prendre les billets d'avion et tout ?

Il m'embrasse longuement, déposant des milliers d'étoiles sur ma langue.

- Quand partons-nous ? M'interroge-t-il en se détachant de moi.

- Et bien j'avais pensé qu'en décembre on devrait trouver une date qui nous convienne, mais on peut partir l'année prochaine si tu veux, je ne veux pas te presser ou quoi que ce soit. J'ai envie que ce voyage nous soit bénéfique à tous.

J'ai retrouvé mon sérieux, étouffant tant bien que mal mes hormones déchaînées par les lèvres du demi-dieu juste en face de moi.

- Décembre marque l'anniversaire de la mort d'Olympe.

Il se racle la gorge à son tour et je devine le sentiment qui embrase sa tête.

- Ne pas être ici m'aiderait, ajoute-t-il.

J'hésite, craignant d'utiliser les mauvais termes. De jeter de l'huile sur son feu.

- J'espère que tu ne fuis pas ton chagrin en acceptant de m'accompagner.

- Le chagrin ne disparaît jamais. Tu le sais aussi bien que moi. Mais elle voudrait que je vive.

Je tente un sourire qui doit ressembler à une grimace désespérée.

- Je sais. Je sais.

J'entoure ses phalanges des miennes.

- Alors faisons-le. Partons.

Il répète, m'attirant contre son corps chaud et ses lèvres acidulées :

- Partons.

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