MAI
L'âme creuse, le cerveau vide. Mon état n'avait plus changé depuis que j'avais quitté précipitamment la maison d'Orion. Un mois que je ne m'étais plus pointé aux séances, parce qu'IL y était. Chaque semaine, je me tenais de l'autre côté du bâtiment, les regardant entrer, et plus tard, sortir. Aucun ne me voyait, surtout pas Orion. Je me cachais. Et ça ne me ressemblais pas. J'ai toujours été cette grande gueule, d'abord adorable, puis, en grandissant, détestable. Rye me faisait redevenir ce gosse naïf qui aimait sans vraiment y réfléchir. C'était terrifiant, terriblement addictif. Destructeur sur le long terme.
- Tu ne comptes pas entrer ? Me lance une voix de femme mature.
Weil se tient dans l'encadrement de la porte d'issue de secours du cabinet. Ses cheveux auburn ne sont plus retenus par son chignon habituel et pendent lâchement sur ses épaules.
Je ne réponds pas et me contente de la suivre à l'intérieur. Je n'avais jamais exploré l'établissement, me satisfaisant de la seule connaissance de la salle principale dans laquelle ont lieu les séances.
- Ça fait un moment que tu n'es pas venu. Ton absence se fait remarquer.
- Ravi de savoir que mon dynamisme manque aux membres du groupe, répliqué-je d'un ton faussement enjoué.
Elle sourit, visiblement amusée.
- Surtout Orion, en fait. Êtes-vous amis ?
- Pas vraiment. On est rien du tout, pour être franc.
La thérapeute hoche la tête sans ajouter quoi que ce soit. Je remarque que son tee-shirt a glissé sur son épaule, dévoilant quelques centimètres carrés de peau supplémentaires. Très bien Weil, message reçu. Je m'approche, lent.
- Vous ai-je manqué ? Demandé-je à voix basse, effleurant bientôt son bras.
Contre toute attente, elle éclate de rire.
- Oh non Antarès, pas de ça avec moi.
Je soupire et m'appuie contre un mur à la peinture craquelée.
- Que s'est-il passé entre Orion et toi ?
- Absolument rien, grincé-je.
La rousse saisit un cardigan qu'elle enfile tout en se dirigeant vers un évier en inox. Elle attrape une tasse qui était retournée pour la remplir d'eau bouillante puis y trempe un sachet de thé avant de poser à nouveau ses yeux sur moi.
- Si tu ne veux pas parler d'Orion, nous ne l'évoquerons plus. Dis-moi Antarès, crois-tu en Dieu ?
Encore une question que je ne veux pas entendre.
- Non.
Elle s'assoit sur son bureau et croise les jambes.
- Je ne te parle pas du Dieu chrétien, je te demande si tu crois en Dieu, à quelque chose qui nous dépasse.
- Leur dieu est la raison pour laquelle je suis ici. Je ne veux pas croire en quelque chose qui détruit la vie des gens parce que ça, ça me dépasse.
Je me redresse et m'apprête à partir mais elle m'arrête.
- Attend, j'ai quelque chose pour toi.
La psychologue se lève et ouvre un tiroir de son bureau. Elle sort trois livres épais, tous reliés d'une couverture en cuir noir.
- J'aimerais que tu les lises attentivement. Pas forcément entièrement, mais que tu fasses au moins l'effort d'y jeter un oeil.
Perplexe, je les empile afin de les emporter mais là encore, elle me stoppe.
- Non, un seul. Tu me le rendras samedi prochain et tu en prendras un autre.
J'obéis et plaque le premier de la pile contre mon torse avant de quitter la pièce sans dire un mot. Le vent doux s'engouffre dans mes cheveux tandis que je regarde frénétiquement autour de moi, craignant de croiser un visage familier. Mon coeur est à deux doigts de transpercer la couverture du livre. Je n'ai même pas pris le temps de lire le titre. Essoufflé, je ralentis tout décollant l'ouvrage de ma poitrine. Je fronce les sourcils en m'apercevant qu'il ne s'agit pas d'un livre commun, mais bien un livre religieux. C'est un exemplaire du Coran traduit en français. Je ne comprends pas vraiment pourquoi Weil me l'a prêté mais je suis plutôt intrigué. Je ne sais pas ce qu'elle veut que je trouve, mais je ferais l'effort de le chercher.
*****
Les jours se sont écoulés encore lentement. Douloureusement, aussi.
Il y avait eu ces longues conversations dans la pénombre de la maison, ces larmes sèches tant elles avaient déjà coulé. Il y avait eu ces secrets dévoilés, ces mots qu'on ne savait plus dire. De la tendresse, des silences vides d'amertume, une guérison lente. À deux, nous avions ramassé des morceaux de chair et d'âme pour me réparer, minutieusement. Cette attention presque maternelle que Maja me portait était si douce et chaude que quitter la maison sans elle me parut longtemps impensable. Elle m'accompagnait dans ces marches sur le sable humide et grossier qui bordait l'océan. C'était les rares sorties auxquelles j'acceptais de participer, ayant perdu tout intérêt pour toutes les autres choses qui composaient ma vie d'avant. Je n'avais plus rien de ce garçon flamboyant qui ne perdait jamais une occasion de se faire remarquer. J'étais éteint, anhédonique. Puis, sans vraiment m'en rendre compte, certaines choses sont revenues d'elles-mêmes. D'abord dans les plats que cuisinait ma soeur, réveillant cet autre moi qui s'était endormi. Le jus des agrumes qui coulait sur ma langue, l'arôme des épices qui se déroulait dans ma bouche, la brûlure du café dans ma gorge. Toutes ces saveurs explosaient soudainement, comme si je ne les avaient jamais goûté jusqu'ici. C'était comme vivre pour la première fois. Parce que rien dans ma mémoire n'était semblable à ces sensations. Ou peut-être avais-je été mort si longtemps que mes souvenirs s'étaient retirés avec le reste. Je n'étais pas encore normal, pas comme tous les autres garçons de dix-huit ans. Ni ceux de Finlande, ni ceux d'ici. J'étais Antarès Jarvinen, un gosse désormais majeur qui n'avait plus de larmes, plus de cris, qu'un peu d'espoir coincé dans sa cage thoracique. Un gamin qui s'était tué à trop aimer, un orphelin apatride qui avait perdu la raison beaucoup trop de fois. Je regrettais beaucoup d'entre elles. Sauf peut-être une. Cinq lettres, ce que j'avais pris pour un énième accès de folie était en fait un oasis dans le chaos de mon esprit. Les yeux clairs d'Orion m'abreuvaient de quelque chose de vivifiant, me promettant qu'un jour, j'irai bien.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top