JANVIER
Des mèches brunes sur l'oreiller, les draps autour d'un corps, le silence troublé par nos respirations.
- Va-t-en.
Je ne lui laisse pas le temps de réagir que je lui jette déjà sa jupe à la figure. Elle me lâche une flopée d'insultes en se tortillant dans ses vêtements avant de claquer la porte. Je reste allongé sur le lit, laissant ma peau refroidir. Immobile, je fixe le plafond sans vraiment le voir. Les souvenirs s'enchaînent, mes regrets me font suffoquer. Dans un sursaut, je me redresse. Un vieux paquet de cigarettes traîne sur la commode. Ça fait bien longtemps que la nicotine n'a plus aucun effet bénéfique sur moi. C'est juste de la fumée dans ma gorge, un goût familier sur la langue qui n'a plus rien de relaxant. Maintenant, c'est la drogue dure pour atteindre un semblant d'ataraxie. Les cachets m'apparaissent plus séduisants que tous les grains de peau, plus que n'importe quelle paire de lèvres qui ne demande qu'à être embrassée. Mais pour me souvenir, je glisse un rouleau de nicotine entre les miennes et en grille l'extrémité. Je me réjouis à l'idée de me brûler le cerveau tandis que tout mon corps est parcouru d'un frisson. Ma montre m'indique trois heures de l'après-midi. Rien n'est venu et rien n'est à venir. Ou presque. Il y a eu cette séance de thérapie de groupe quelques jours plus tôt. Ça me fout en l'air de me dire que je suis tombé aussi bas qu'eux. Pourtant, je les écrase d'un seul regard et plus rien ne se dresse devant moi. Ça me plaît de les voir trembler sur leurs chaises mais ça me tue de toujours me sentir différent au milieu d'outsiders. Enfin, il y avait Hélios, le gars au briquet. Il n'avait pas peur, lui. Il jouait seulement avec le feu, le dos appuyé contre sa chaise. Il n'en avait pas grand-chose à foutre des autres, même de moi. J'ai d'abord cru qu'il serait un rival, mais son indifférence m'a prouvé le contraire. Peut-être pourrais-je en faire un allié dans cette thérapie de faiblards. Peut-être qu'il me tuera si je lui demande.
- Antarès ?
Je ne réponds pas et soupire en enfilant mes vêtements. J'apparais en haut des escaliers.
- Ah, tu es là.
Je ne bouge pas, me contentant de regarder patiemment ma sœur.
- Je suppose que tu t'es tapé la nana que j'ai croisée en bas ?
Un sourire complice étire mes lèvres.
- T'es pas croyable, merde ! C'est ma baraque, j'ai pas envie que toutes les petites salopes de Vendée défilent sous mon toit !
- C'était un mauvais coup, elle ne reviendra pas.
La blonde s'arrête, le front plissé.
- Pas elle, mais encore cent autres. Qu'est-ce que tu cherches ?
- Va te faire foutre, Maja.
Je disparais dans ma chambre pour réapparaître quelques secondes plus tard, une veste sur les épaules et des chaussures aux pieds.
- Je peux savoir où tu vas ? me demande ma grande sœur.
- Là où tu ne viendras pas me poser tes questions à la con.
Elle me hurle des insultes en finnois mais le son de sa voix est coupé par la porte que je claque derrière moi. Ma sœur a toujours été mélodramatique. J'enfonce mes mains dans les poches de ma veste et souffle rageusement dans l'air glacé de l'hiver. Je me rappelle de cette époque où ma sœur et moi jouions dehors du matin jusqu'au soir, nos têtes blondes se confondant presque avec la neige. Enfin, il y a avait un petit brun avec nous. La peau matte, les yeux noirs et des lèvres pleines. Rye.
*****
Les rues étroites, le ciel étonnamment bleu, mes mains tremblantes dans les poches de ma veste. J'erre dans le village vendéen en ravalant ma colère. Ma relation avec Maja n'a jamais été aussi houleuse. Malgré tout, c'est ma sœur et j'éprouve cette étrange affection mêlée d'agacement envers elle. Je ne peux pas m'en détacher ni même l'ignorer. Maja gravite toujours autour de moi comme une petite étoile qui ne s'arrête jamais de tourner.
Devant moi, je reconnais la façade bleue de la boulangerie du village. Nous sommes samedi ; je peux voir derrière la vitre quelques personnes qui patientent devant le comptoir, tentant d'ignorer les éclairs au chocolat en recomptant leur monnaie ou en fixant les baguettes alignées au fond de la boutique. Dès qu'ils sortent, les clients glissent le pain sous leur bras, laissant une vague traînée de farine sur leur veste. C'est un manège assez amusant à observer, alors je m'adosse quelques minutes contre un mur. De toute façon, je n'ai rien de mieux à faire. Mon intérêt redouble lorsqu'une silhouette qui m'est bizarrement familière entre dans la boulangerie. C'est un garçon; je crois qu'il était à la thérapie. Il se tient droit, le poing fermé sur quelques pièces qu'il lâche ensuite en énonçant sa commande. Je ne vois pas encore son visage, mais je sais qu'il faisait parti du groupe de déséquilibrés. Je me souviens de sa façon d'éviter mon regard en pianotant nerveusement sur sa chaise. Tout son corps était tendu, ne désirant qu'une seule chose : sortir. A l'instant où je le réalise, il claque la porte de la boutique, un sachet en papier entre les mains. Il replace son casque sur ses oreilles et marche tête baissée. Je me mords la lèvre en me demandant à quel moment il va se rendre compte qu'il fonce droit sur moi. Je me délecte de la vue qui s'offre à moi car soyons francs, il est loin d'être désagréable à regarder. Quelques mètres nous séparent encore lorsqu'il relève la tête. Ses yeux rencontrent les miens et je sais qu'il me reconnaît. Ses mâchoires se contractent, il fait lentement glisser son casque autour de son cou.
- Orion, c'est ça ?
- Ouais.
- Croissants ?
- Pains au chocolat, répond-t-il en roulant des yeux.
Je souris malgré moi.
- On partage ?
Il semble hésiter, peser le pour et le contre.
- Promis, je ne t'embêterai pas longtemps, ajouté-je pour le convaincre.
Il prend une grande inspiration avant d'hocher la tête et de traverser la rue pour rejoindre le banc au centre de la place. Je le suis en accélérant le pas et m'assois à côté de lui. Je remarque qu'il se tient à une distance raisonnable de moi, plaçant le sac de viennoiseries entre nos deux corps. Il prend une première bouchée et je comprends que je dois me servir tout seul. Nous mastiquons en silence, lui semblant ignorer totalement ma présence.
- Alors, pour quelle putain de raison tu t'es retrouvé chez Weil ? demandé-je en brisant le calme.
- T'avais dit que tu ne me ferais pas chier.
- Pas longtemps, me moqué-je.
Je pense d'abord qu'il ne répondra pas mais sa voix plus aigue que la mienne déchire le silence.
- J'ai fait des erreurs, je suppose que je dois payer pour les avoir commises.
Il se racle la gorge en esquivant tout contact visuel. Je sens mon intérêt redoubler pour le jeune homme lorsqu'il me lance sèchement:
- Ne t'attends pas à un "et toi ?", je ne suis pas là-bas pour me faire des amis.
Je le dévisage, me délectant de la finesse de ses traits qui tranchent avec son caractère presque sauvage.
- Et arrête de me fixer comme ça, ajoute-t-il, les joues rouges.
- J'apprécie seulement ce que la nature m'offre.
- Quand elle t'offre de la bouffe, tu regardes devant toi et tu manges avec reconnaissance.
Je laisse un silence planer, ne pouvant détacher mes yeux de ce personnage singulier.
- Je pensais les français plus appréciateurs des bonnes choses. Le vin, ça s'observe avant d'être goûté. Laisse-moi t'observer.
Il se tourne vivement vers moi, ses sourcils atteignant le point le plus haut de son front. Moi, je savoure l'effet de ma dernière réplique.
- Pourquoi tu vas à la thérapie du coup ?
La voilà, la putain de question.
- Je suppose que moi aussi, j'ai fais des erreurs.
- Mais encore ?
Merde, il semblerait qu'il soit en train de me chercher maintenant. Mais le dominant, c'est moi.
- Écoute, t'as peut-être une belle gueule mais ça ne veut pas dire que je dois te raconter ma vie, ok ?
Je passe mes mains sur mon jean et me lève, irrité.
- Merci pour le pain au chocolat, ajouté-je en tentant de camoufler ma colère naissante.
- Et bien, tu te fâches pour si peu ?
- Ne te donne pas autant d'importance. Je dois retrouver ma soeur. On se revoit chez les fous.
À ces mots, je jurerais avoir vu quelque chose changer dans ses yeux alors qu'il esquissait un sourire triste, mais je tournais déjà les talons et m'éloignait de l'androgyne.
*****
Nous y revoilà. Les corps agités, les regards fuyants, les esprits tracassés. Je ne pensais pas remettre les pieds dans ce cabinet mais c'était sans compter sur les cris de Maja et toutes ses menaces. Alors, je suis retourné à cette thérapie. Nous ne sommes plus que sept et je suis d'ailleurs étonné qu'il n'y ait qu'Hélios qui ait disparu. Pourtant, personne ne semble être ici de son plein gré : Sirius nous dévisage bizarrement, Adara enroule une mèche autour de son index en soupirant. Nous sommes présents, mais si loin des questions de Weil.
- Antarès, tu n'as rien à dire aujourd'hui ? m'interroge la rousse.
Je me redresse et parcoure rapidement les visages qui sont désormais tous tournés vers moi. Je souris légèrement en découvrant Orion sur ma gauche.
- C'est une belle performance de votre part d'avoir réussi à faire revenir tout ce petit monde aujourd'hui. Dommage qu'Hélios ait quitté l'aventure. Sérieusement, vous ne me ferez pas croire que vos questions banales ont aidé quelqu'un dans cette salle. Pas vrai ?
Aline Weil se pince les lèvres mais garde son calme.
- La première séance consistait seulement à vous découvrir mutuellement, se justifie-t-elle.
- Parfait. Mais que savons-nous de vous ? Pas de mari, pas de petit ami ? Alors quoi, vous vivez seule avec trois chats ? Non, les bêtes à poils, c'est pas votre genre. Vos vêtements doivent toujours être impeccables, vous ne prendriez pas le risque qu'un animal pisse sur vos chaussures. C'est quoi votre truc, Aline ?
- Je ne suis pas là pour que tu me psychanalyse Antarès, réplique-t-elle en se redressant.
- Ah ouais ? C'est pourtant ce que vous faites avec nous tous ! Lui, il faut pas trop le bousculer parce qu'il a peur des autres, elle c'est une petite écervelée qui s'invente des problèmes sous prétexte qu'elle ne se trouve pas assez canon ! m'exclamé-je en désignant consécutivement Naos et Adara. Dites-moi Aline Weil, qu'est-ce que vous comptez faire pour eux ? Vous pensez sincèrement qu'un jus de pomme Leader Price et quelques conseils de Psychologie Magazine vont régler les problèmes de tout le monde ?
- Ça suffit Antarès, je pense que tu t'es suffisamment exprimé pour aujourd'hui. Laisse la parole aux autres.
Mes épaules claquent contre le dossier de ma chaise. J'expire bruyamment tout en examinant les visages des autres. Orion ne m'adresse qu'un regard réprobateur et s'applique à m'ignorer pendant tout le reste de la séance.
*****
J'ai toujours peur d'oublier. Pourtant, ma vie s'est figée à l'instant où il est parti. Je n'ai plus rien entrepris depuis, ni rien abandonné. C'est comme si j'attendais qu'il revienne pour remettre mon monde en marche. Mais il n'est jamais revenu. Lorsque son souvenir s'efface, je me force à regarder les polaroïds et les vieilles cassettes de notre enfance. Notre 8ème anniversaire pour lequel ma sœur et la mère de Rye avaient confectionné une pinata. Le 11ème, au cours duquel on s'était disputés. Le 13ème, où on avait fumé notre première cigarette. Le 16ème, notre première cuite. Le 17ème, notre premier baiser. Le 18ème, son suicide. Sa mère a brûlé son corps et a jeté les cendres dans l'océan. Je l'ai détestée pour avoir détruit ce qu'il restait de lui. Parce qu'aujourd'hui, je n'ai plus que des vêtements sales et des longues balades sur la plage pour me rappeler de mon meilleur ami.
- Salut, nuorempi veli.
- Salut, isosisko, répondis-je en imitant son ton.
Elle s'assoit à côté de moi sur le lit et attrape un cliché entre ses doigts maigres.
- Regarde-moi les bouilles que vous aviez, sourit-elle en agitant le papier devant mes yeux.
Je détourne le regard et me concentre vainement sur les stores vénitiens qui découpent la lumière. Maja glisse son bras autour du mien et se blotti contre mon épaule. Je sais qu'elle pleure. Je peux sentir sa respiration plus forte, ses larmes qui s'écrasent sur mon pull, ses lèvres qui tremblent. Ma sœur s'agrippe à moi comme si j'étais le rocher qui l'empêchera de dériver. Mais je suis loin d'être assez fort pour nous deux, je ne le suis même pas assez pour moi tout seul. Non, le plus fort d'entre nous, c'était Rye. Enfin, c'est ce que je croyais.
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