AVRIL

Orion était parti vite. Nous avions échangé une poignée de mots, quelques regards et c'était à peu près tout. Des gestes retenus et des secrets muets. Je n'y ai plus pensé avant un moment. Il y avait toujours cette lettre posée au centre mon bureau, n'ayant plus bougé depuis le jour où je l'avais placée là. Je n'osais ni la regarder, ni la toucher. Tous les objets habituellement enchevêtrés sur la surface du meuble semblaient se tenir à une distance respectable de l'enveloppe rectangulaire, formant une sorte de no man's land tout autour. Eux aussi étaient effrayés par les mots qu'elle renfermait.
Alors, j'ai commencé à sortir plus souvent. Peu importe où, ça n'avait pas vraiment d'importance. Je m'arrangeais seulement pour éviter l'océan qui me ramènerait immédiatement à ce que je cherchais à oublier. Rye, mon père, ma vie passée.

Il est tard. Les jours s'allongent, la chaleur revient. Je suis assis sur le bord de mon lit, les yeux rivés sur la lettre. Elle me nargue, je peux le sentir. Elle sait que je suis faible, que je suis un lâche qui préfère fuir plutôt que d'être confronté à mes responsabilités. Elle sait que j'ai peur, que mes mains tremblent, que j'ai soudainement très chaud puis très froid. Dans un élan de colère, je me lève et rafle l'enveloppe. La sentir contre ma peau me calme instantanément et je manque presque de la lâcher, brûlé par mon audace. Peut-être que je devrais me rasseoir, tout compte fait. Peut-être que je devrais la brûler pour être sûr que Maja ne trouve pas un stratagème pour me forcer à la lire. Peut-être que ça me tuera, peut-être qu'il y a un peu de Rye entre les lignes. Lentement, je décolle le papier qui se déchire. Même si je m'arrête maintenant, il restera des traces de ma curiosité. Je ne peux pas m'arrêter de toute façon. Mon sang bat contre mes tempes. Avec la même lenteur, le rectangle de cellulose effleure la pulpe de mes doigts. J'appréhende les vérités pliées en quatre à l'intérieur.
Et puis, c'est le grand saut.

Antarès,

Je ne sais pas même pas si tu liras ces mots mais si la force de le faire te venait, alors je te supplie de ne pas t'arrêter et de me lire jusqu'au dernier mot.
Tu ne peux pas ignorer les liens qui nous unissent, quoi qu'il s'est passé. Tu es mon fils et mon devoir est de t'élever pour devenir le meilleur des hommes possible. Mais comment suis-je censé le faire si tu es à des milliers de kilomètres de moi ? Tu as emporté Maja avec toi, ne me laissant rien d'autre que ta haine et une maison vide. Tu me punis pour avoir accompli mon devoir de père et c'est injuste de ta part. J'avais beaucoup d'affection pour Rye, moi aussi. Mais cette chose entre vous n'avait pas lieu d'être, elle était malsaine. Je me devais de l'empêcher de te pervertir. Tu te doutes bien que je n'avais aucune conscience des conséquences que ça allait avoir et que si je pouvais, je ferais les choses autrement. Mais le mal est fait et je sais que tu souffres. J'en suis profondément désolé.
Antarès, cette relation, tu aurais dû l'empêcher d'exister. Rye ne s'est pas tué à cause de moi, mais à cause de vous, de toi. Je ne cherche pas à t'accuser ni à te faire sentir coupable, seulement à te faire comprendre que je ne suis pas le seul fautif de cette tragédie. Rye avait sûrement d'autres raisons, ne te blâme pas éternellement.
Je sais ce que tu fais. Maja a repris contact avec moi il y a quelques semaines. Ne lui en veut pas d'aimer son père. Tu souilles la maison de ta mère avec tes perversités, ton mal-être. Tu sais qu'elle n'aimerait pas savoir ça.
Il n'est pas trop tard pour retrouver le chemin de la foi. Ça fait bien longtemps que tu l'as délaissé mais sache que tu peux le réemprunter à tout moment. Je prie chaque jour pour ta rédemption.
Que Dieu te guide, mon fils.

Mon amour pour Maja et toi est indéfectible, peu importe ce qu'il nous arrivera et ce qu'il nous est arrivé.

Papa

J'ai hurlé, genoux à terre. Cette lettre, c'était pire qu'une blessure de guerre. Tout mon être a volé en éclat. Il n'y avait plus rien d'intact, seulement quelques fragments qui craquaient derrière mes larmes. Je ne savais pas que je pouvais avoir si mal. Si mal de vivre, si mal d'exister. Si mal d'avoir été aimé et d'avoir tout perdu. Si mal d'être seul. Maja a accouru dans ma chambre, alertée par mon vacarme.   Elle m'a serré dans ses bras, même si je me débattais. Elle me murmurait que ça allait, que tout irait bien, que ça n'avait plus d'importance. Elle chuchotait des mots doux, elle disait qu'elle m'aimait. Et même si je criais que je ne voulais plus jamais qu'on m'aime, elle pressait ses lèvres contre mes tempes. Recroquevillé dans ses bras comme un orphelin, je me suis laissé bercé par sa tendresse, son affection, ma douleur. Quelques mots finnois, des regrets immuables. Sel, caresse et métal.


*****


Les jours qui ont suivit se distinguaient par la difficulté que j'avais à les surmonter. C'était comme si j'étais accroché à une paroi rocheuse et que quelqu'un s'amusait à écraser mes phalanges avec ses chaussures. Compliqué, interminable, douloureux. Comme un Sisyphe, je m'évertuais à repousser l'anhédonie qui me rongeait pour qu'elle me revienne en pleine figure chaque nuit. J'ai pensé à Oryne, l'insomniaque. Je me demandais comment elle faisait pour occuper ces longues heures noires qui rallongeaient considérablement mon calvaire. Aujourd'hui, c'est samedi. Et samedi signifie thérapie. C'est aussi le jour où Orion et moi avons planifié cette soirée pizza depuis son sauvetage à l'hôpital. Je m'extirpe des draps avec la chair de poule. Je m'empresse de me glisser sous le jet brûlant de la douche qui réchauffe mes os et mon cœur. Les heures se sont encore écoulées lentement jusqu'à ce que je quitte la maison pour me rendre au cabinet. Je suis presque en retard, mais je m'en fiche. Je n'interviens même pas pendant les débats, trop occupé à me déchirer les lèvres en fixant le sol. Leurs voix pourtant si différentes se confondent pour ressembler à celle de mon père, répétant encore et encore les mots de la lettre. Je sursaute presque lorsque tout le monde se lève vers la sortie. Je croise le regard d'Orion mais choisis de l'ignorer. Je ne suis pas d'humeur à lui parler. Je me dépêche de rentrer, ne supportant plus la présence de tous ces gens autour de moi. Puis, je pense que dans une heure, je dois être chez le prétendu bipolaire. Je gémis doucement, clairement pas en état d'affronter quelqu'un d'aussi attirant. Mais je ne peux pas le planter, j'aime beaucoup trop ce jeu entre nous. Jean, sweat usé, une clope entre les lèvres, quelques larmes qui montent. La gorge serrée, des cernes au bord des yeux, l'angoisse d'un passé qui ne meurt pas.

- Salut, lâché-je lorsqu'Orion m'ouvre la porte.

Tout en noir, pieds nus. Un homme derrière lui, un médecin à en juger par son uniforme. Je fais rapidement le lien avec les propos paniqués d'Orion à l'hôpital.

- Bonsoir jeune homme. Hum... ?

Celui que je présume être son père s'attend visiblement à ce que je décline mon identité. Sûrement à cause de mon odeur de nicotine et des trous dans mon jean.

- Antarès, bonsoir, fis-je en reprenant les mots du garçon.

- Eh bien, bonne nuit les jeunes. A demain Or, déclare-t-il en me bousculant légèrement, un parfum d'eau de Cologne l'entourant.

Orion m'a fixé pendant ces quelques minutes, puis il se décide à me laisser entrer.

- Pour être honnête, je n'étais pas sûr que tu viennes. Et puis je ne savais pas trop ce que tu voudrais, alors j'ai pris un peu de tout.

Je l'ai suivit jusqu'au salon, découvrant six larges boîtes à pizza sur la table basse. Un haut-le-cœur me tord le ventre, mais je me force à ne rien laisser paraître.

- On monte ?

Son ton est presque sautillant, trahissant une joie débordante que j'avais du mal à comprendre.


- Comme tu veux, j'te suis.

La décoration est plutôt chaleureuse. Nous passons devant une porte qui est porte l'inscription « OLY ! » en lettres d'or, mais Orion nous emmène vers une autre pièce qui s'avère être sa chambre. Style épuré, une guitare, quelques feuilles, de grosses enceintes. Et puis, un plafond rempli de photographies. Je m'affale sur le grand lit, le dos contre le mur, sans rien dire. Il s'assoit à son tour, l'air soucieux.

- Tu sais, ce n'est pas parce que tu as dis que tu viendrais que tu es obligé de rester. Tu peux juste... te dire que tu as fais ta bonne action de la semaine.

Je secoue la tête et me force à sourire.

- Pour rien au monde je n'aurais raté une soirée pizza avec Orion Erez en personne.

Ma réflexion semble avoir fait mouche puisqu'il baisse la tête.

- Je vois, souffle-t-il.

Il lance une musique de fond à partir de son ordinateur portable, comblant le vide sonore qui m'étouffait presque.

- Si tu savais comme je suis fatigué, murmuré-je.

- Tes réflexions m'ont quelque peu manquées cet après-midi. Aux autres aussi je suppose. Tu es la seule once d'animation.

Encore une fois, il me tire des mes songes.

- Oh, vraiment ?

- Vraiment.

Je me redresse et plante mon regard dans le sien.

- Je me rends compte maintenant que tu m'as manqué, toi aussi.

- Tu déformes légèrement mes mots, là.

- Quoi ? Tu ne savais pas que j'étais télépathe ? Je réponds à tes pensées, répondis-je, mon sourire s'élargissant.

- Télépathe ? J'aurais plutôt utilisé présomptueux.

Il s'allonge, lui aussi un sourire aux lèvres.

- Appelle ça comme tu veux, je sais ce que tu penses Orion. Je t'ai cruellement manqué.

Il lâche un rire léger en attrapant la première boîte à pizza.

- Probablement.

Je le regarde d'abord faire mais la vision de la nature me répugne et je dois tourner la tête pour cacher mon dégoût. L'appétit est l'une des nouvelles choses que j'ai perdues.

- Mais je ne te connais pas. Pas du tout, reprend-t-il.

- Assez pour donner mon nom quand il s'agit des personnes à contacter d'urgence, apparemment.

Je sais que je l'ai atteint parce qu'il fuit mon regard en se mordant les joues. Il continue finalement :

- Tu as posé les yeux sur l'homme qui me sert de père ? On ne doit pas dévier du droit chemin avec lui. Et la plupart des amis que j'avais se sont quelques peu... écartés... après l'accident.

- Quel accident ? m'enquis-je, complètement intéressé

Je pense d'abord qu'il ne me répondra pas mais il finit par lancer :

- Une connerie que j'ai faite.

- Non non non...Tu ne peux pas juste lâcher ça comme ça sans explications, Orion, fis-je, agacé.

- On parie ?

Il semble désormais joueur, assis face à moi. Ses yeux me transpercent, cherchant à me dominer. Alors, je reprends le contrôle. Mes lèvres effleurent le lobe de son oreille et je suis parfaitement conscient de sa respiration qui se coupe.

- Très bien, parions.

- Je ne te connais pas, dit-il comme un robot.

Je continue de le chercher, caressant son cou du bout des lèvres.

- Plus que tu ne le crois.

- Non.

Il s'écarte, les joues en feu. Il me fixe avec ses grands yeux, retrouvant son souffle. Je reprends contenance et fait comme si rien ne venait de se passer.

- Très bien, alors faisons connaissance, si ça te tracasse tant que ça.

- Je t'écoute. Pourquoi tu es dans cet état, aujourd'hui ?

Non. Tu ne peux pas me demander ça, Orion.

- Joker.

- Joker ?

- Mon jeu, mes règles, craché-je presque.

Il lève les yeux au ciel.

- Très bien. Pourquoi t'es venu me chercher ? T'aurais très bien pu ignorer l'appel. Rester douillettement chez toi.

- J'avais besoin de sortir, je suppose. M'éloigner de cette baraque maudite.

- Et moi qui pensais que c'était pour mes beaux yeux.

Je souris légèrement, amusé par sa déception à peine dissimulée.

- Ne sois pas triste, t'es carrément bandant.

- Arrête. Je ne te servirais pas de passe temps. Ou d'essai.

C'est ce qu'il croit. Qu'il n'est qu'une proie supplémentaire, qu'une expérience de plus, un remède inespéré. Que je suis déjà condamné, que personne ne me sauvera. Pas même lui.

- Non Orion, tu n'es pas un passe temps, ni un essai. Tu es comme un fantôme du passé qui revient me hanter.

- A toi, déglutit-il.

- A qui apparient l'autre chambre ?

- Ma grande sœur.

- Et où est-elle ce soir ?

Il éclate d'un rire sombre que je ne lui connaissais pas.

- Inatteignable.

- Je ne cherche pas à vouloir baiser ta sœur, si c'est la raison pour laquelle tu me gardes loin d'elle.

- Joker.

Il commence à saisir les règles.

- Très bien. Quel est l'accident dont tu parlais tout à l'heure ?

- Le sien. Le mien. Une connerie.

Je le regarde, lisant la vérité au fond de ses yeux clairs. Je comprends enfin ce qui le rapproche autant de moi.

- Elle est morte, c'est ça ?

- Hum, grogne-t-il en fixant le plafond.

- Je sais ce que ça fait. Ce vide.

- Ça j'en doute.

- Si je te dis que moi aussi j'ai perdu quelqu'un que j'aimais ?

- Je te dirais que tu ne l'as pas tué, répond-t-il aussitôt.

- Je crois que si.

Il me regarde longuement, cherche peut-être une trace d'un quelconque mensonge dans mes traits. Je le laisse faire. Ses yeux sur mon visage sont une sensation grisante.

- Alors on est clairement un duo d'enculés.

J'explose de rire, d'abord décontenancé par sa remarque qui dénote avec l'atmosphère qui régnait. Ce n'est pas la première fois qu'Orion me surprend avec ses réflexions hors de propos et Dieu seul sait à quel point j'aime ça.

- Tu n'as pas l'air d'un enculé, Orion, finis-je par lui dire en me calmant.

- Au premier regard, toi non plus.

Je ris encore un peu.

- Moi ? C'est écrit en grosses lettres sur mon front.

- Je te le promets. L'illusion persiste jusqu'à ce que tu ouvres la bouche.

Un sourire si grand qu'il découvre mes dents vient étirer mes lèvres. Je me tourne sur le côté de manière à pouvoir mieux l'observer, ma tête reposant dans la paume de ma main.

- Je n'arrive pas à croire que tu puisses être comme moi. Non mais tu t'es vu ? On dirait Jésus, toujours pieds nus.

- Parce que tu te ballades en baskets chez toi, peut-être ?

Mon sourire se fâne, encore ramené à ce que je cherche à fuir.

- Je ne traîne plus trop chez moi.

- Alors traînes ici à la place.

Ses yeux continuent leur promenade curieuse sur mon visage.

- Tes parents n'ont pas envie de voir leur fils fréquenter quelqu'un comme moi.

- Je ne sais pas si tu l'as remarqué, mais mes parents ne voient pas grand-chose.

Ses mots font écho à quelque chose au fond de moi, m'inspirant une tendresse emmêlée à son égard.

- ça a longtemps été le cas pour les miens. Et crois-moi, je regrette ce temps-là.

- Je ne suis pas sûr de m'en plaindre. Ils se protègent d'une certaine façon.

Je réfléchis à ses mots, fermant les yeux et me laissant bercer par la musique.

- Je meurs d'envie de vivre. Là. Tout de suite.

- Qu'est-ce qui t'en empêche ?

Il se tourne vers moi, toujours en se mordant l'intérieur de la joue. Un manie que je trouve attirante chez lui.

- ça je n'en sais rien... La raison, sûrement. Celle qui m'empêche de sombrer, celle qui tait l'infinité d'envies qui m'écrasent.

Lorsque j'ouvre les yeux en me tournant vers lui, je réalise la proximité de nos deux visages. Ma respiration est plus rapide, je peux sentir son parfum.

- ça fait bien longtemps qu'on a arrêtés d'être raisonnables, tu ne crois pas ?

Ses pupilles se dilatent, je suffoque presque.

- Ta présence entraîne la décadence, Antarès Jarvinen.

Je frémis lorsque mon nom roule sur sa langue, léchant chaque syllabe.

- N'est-ce pas délicieux de se laisser corrompre par nos sentiments ? murmuré-je.

Plus près, toujours près. Il me touche.

- Délicieusement fourbe.

Ma bouche s'entrouvre à son contact, réaction chimique dans mon cerveau.

- Quelle audace, Orion Erez.

Il me murmure de la fermer avant d'embrasser mes lèvres, d'abord maladroit d'excitation. C'en est trop. Mes mains se glissent sur sa peau brûlante, caressant cet interdit. Ses doigts plongent dans mes cheveux, il bascule sur moi. Je soupire, m'abandonnant complètement à ce que je croyais avoir perdu pour toujours. Ces décharges électriques, cette envie dévorante, le désir. Et puis, c'est la chute. Il s'arrête, essoufflé, les doigts entortillés dans mes mèches. Le reste de frappe de plein fouet, c'est le néant. Je ne sais plus qui est ce garçon accroché à moi, il m'étouffe. Je crois qu'il veut me tuer, me punir pour ce que j'ai fait. Il veut me détruire, m'arracher ce que j'essaie de garder. Alors, je me bats. Je le pousse sur le côté en me redressant, un sentiment d'urgence allumé dans ma poitrine.

- C'est quoi ton putain de problème ? Allez, j'me casse, crié-je, hors de moi.

La colère ronge mes os, elle me supplie de la laisser prendre le contrôle, de me tuer.

- Pardon ? Tu te fous de ma gueule ? balbutie mon agresseur, les yeux rouges. C'est un démon, je peux le reconnaître désormais.

Il faut que je m'en aille, vite. Cerbère me guette, il aboie derrière moi.

- Qu'est-ce que tu fais ? crie-t-il alors que je m'enfuis.

- Je rentre chez moi, ça ne se voit pas ? lui répondis-je, narguant le monstre.

- Va te faire foutre ! hurle-t-il, sa voix déchirant mes tympans.

-         C'est bien ce que je comptais faire, lui soufflé-je avant de claquer la porte des enfers.

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