Mauvais temps (deuxième partie)

La Terre rendue comme au premier jour, ou presque !

J'allai vers le grand arbre, environné par cette fragrance neuve – il me fallut longtemps pour l'atteindre car il était plus large et plus haut que je ne l'avais supposé. Dans l'intervalle, sans m'en apercevoir, je posai le pied sur des monceaux de vestiges écroulés dont la rouille si ancienne en s'effritant s'était fondue à la terre. Mais au-dessus de ces sous-sols oubliés dont les entrailles renfermaient ce que j'ignorais encore, s'élevait une nature verdoyante et majestueuse, regorgeant d'ingénus gazouillis d'oiseaux et de fleurs admirables, et tout cet ensemble sauvage et inconnu formait comme une beauté d'Éden étrange et mystérieuse. Ici et là et à maints moments inattendus, je distinguai des animaux, insouciants ou curieux, surtout des volatiles se déployant au loin, ainsi que nombre d'insectes qui, bizarrement, ne craignaient pas non plus de m'approcher.

Insensible à leur vue et obsédé par mon but, je traversai ces espaces verts et préservés en direction de l'arbre monumental que j'avais aperçu.

Il me fallut marcher pendant des kilomètres avant de l'identifier et de l'atteindre : j'eus tôt fait, bien avant d'en être proche, de quitter mon encombrante combinaison, errant ainsi quasi nu dans ce trop paisible décor. Mes muscles, désaccoutumés depuis plus de cinq ans d'agir de concert contre le climat et la résistance d'une planète, durent lutter longtemps avant de trouver leur coordination instinctive et suffisante à me porter dans cette longue randonnée. Je crois que mes yeux – et par-delà eux ma conscience inquiète et chamboulée – souffrirent de ce qu'ils aperçurent, et à cause de cela refusèrent de considérer bien attentivement ce qui se présentait dans le paysage qu'ils voyaient. Mon esprit se fermait à tout ce qui n'était pas son objectif : arriver coûte que coûte au bas du grand édifice de verdure, aliéné de tout ce qu'il rencontrait et qu'il ne faisait que traverser, épuisé autant qu'ébranlé par quatre mois de totale solitude, éreinté par des heures d'agitations dans la capsule dégringolant et, à présent, endolori par chaque pas et par chaque mouvement qui refondaient la vigueur de mon organisme par multiples pointes taraudant mes os, mes ligaments et mes muscles.

Mais qu'importe – je crois pourtant que je trouvai entretemps un point d'eau où je m'abreuvai fiévreusement. Une faim, inconfortable et large, provoquée par l'effort et inédite depuis cinq ans, me vrilla plusieurs fois le corps au point que je dus me retenir de vomir. Mes poumons, aspirant en peu d'ampleur de trop larges volumes d'air, me faisaient constamment éprouver une contraction thoracique de l'ordre de l'élongation ou de la foulure...

Qu'importe : j'arrivai au bas du grand arbre.

Mais ce n'était pas un arbre bien sûr, ce ne pouvait pas être un arbre – de cela, j'étais certain. Car j'avais vu des arbres, et passé des zones boisées et peuplées d'animaux sylvestres, et je savais que cette chose, trop démesurée et trop droite, silhouette carrée et parsemée au hasard de végétations et de mousses, ne s'achevait point en feuillage branchu et uniforme, bien qu'elle abritât, comme je les voyais glisser vers le ciel, d'innombrables oiseaux. Et quand je reconnus enfin ce que c'était, bien après que j'eusse dû la reconnaître – mais ma volonté ne le désirait point – je m'assis au sol, étonné et subjugué, et ne pus me retenir de la contempler longuement, désespérément, l'esprit effaré et abattu, à l'ombre de l'imposante masse verte qui faisait entre moi et le soleil un obstacle formidable et insensé.

Le bâtiment – car c'était un bâtiment – paraissait avoir traversé une ère ou un âge : des éons ! D'autres semblables étaient depuis longtemps écroulés, mais lui avait inexplicablement tenu, quoiqu'à peu près seulement c'est-à-dire si profondément ébranlé que je n'aurais jamais risqué un pas à l'intérieur de peur d'y être enseveli. Le verre, le ciment et l'acier qui le conservaient à la verticale n'étaient plus visibles nulle part, recouverts et rongés de verdures de toutes sortes – mousses et plantes et racines et arbres –, et l'on ne devinait plus rien de son antique fonction, de son humaine destination d'immeuble d'habitations ou de bureaux, au point même que les plus larges ouvertures étaient entièrement comblées de branches et de frondaisons. Et je songeai que, là où j'étais, je devais nécessairement me situer dans une ancienne rue, et que le goudron étiolé lui-même avait complètement disparu ou fondu, qu'il n'en restait que cette herbe épanouie sur une terre abandonnée et brune ; et je pensai, je pensai...

Je ne sais plus ce que je pensai. J'étais au milieu d'une ville américaine, et plus que probablement d'une grande ville à en juger par le vestige imposant de ce building, et c'est à peine si l'on distinguait encore les bâtisses alentours, vaste plaine où n'émergeaient plus ça et là, en matières d'infrastructures, que quelques corps colossaux à-demi ensevelis et rattrapés par le sol contre lequel, apparemment immobiles, ils paraissaient longuement lutter en vain, pareils à une armée de soldats agonisants qui, après une bataille, tâcheraient tristement de s'extirper d'une envahissante boue, maintenus dans une pause débile et condamnés malgré tout à sombrer.

Je m'arrachai à cette vision, et repris ma marche, atterré et songeur.

Partout dans ce paysage, la moindre construction, comme usée par le travail inlassable de siècles entiers – infiltration, usure, invasion végétale, oxydation et érosion – s'éparpillait piteusement au sol, formant plutôt des bosses que des ruines et presque déjà de petites collines. Les rares débris que je trouvai en creusant l'humus, jusqu'aux vagues restes de métal ou d'acier lointainement reconnaissables à leur texture de rouille stratifiée et à leur odeur de fer, s'effritaient comme des mottes agglomérées entre mes doigts affaiblis.

Il y avait aussi, à regarder attentivement dans les espaces entre les bâtiments vaincus, des masses plus petites à intervalles réguliers, à-demi réduites en poussière et enfouies plus qu'en majorité sous les effets du temps.

Je mis de longues minutes à comprendre de quoi il s'agissait. Ces choses ne se laissaient pas dégager facilement, elles sont bien trop enterrées et s'abîment aussi au moindre toucher.

Ce sont des voitures.

Des centaines de voitures restées immobiles le long des avenues. Figées là comme si elles roulaient encore quand quelque chose est arrivé.

Aujourd'hui plus que largement décomposées.


                                                                                     ***


Il ne sert à rien d'aller beaucoup plus loin. Je crois que j'ai dit à peu près tout ce qu'il y avait à dire.

Il n'y a plus d'hommes ici, plus rien d'humain. Mon espèce n'existe plus qu'à l'état de demi-fossile, et aucune fouille archéologique ne viendra plus la mettre en musées. C'est fini.

J'ai marché, marché encore pendant des jours. L'eau des rivières est bonne, et l'on peut trouver de quoi manger en cueillant à même les branches. Les animaux ne sont pas craintifs, et il ne me faudra pas longtemps avant de fabriquer des armes rudimentaires pour réussir à m'en nourrir. Je pense aussi savoir comment me servir de la capsule pour faire du feu.

J'ignore précisément où je suis. Selon mes calculs, je dois être quelque part entre la Pennsylvanie, le Maryland et l'une des deux Virginie. Vraisemblablement, Washington n'est pas loin – encore qu'à pied cela représente tout de même une belle distance – mais je ne sais que grossièrement dans quelle direction la chercher.

De toute façon, je ne vois pas ce qu'il y aurait à trouver. Presque tout est enseveli sous des tonnes de terre et de plantes à des kilomètres à la ronde, et je ne suppose pas qu'une guerre ait pu produire cela en quatre mois. Car rien n'est nettement brisé, il n'y a nulle trace d'incendie ou de violence artificielle parmi les quelques vestiges encore devinables. Il ne s'agit pas d'un théâtre de bataille où des obus, par exemple, seraient tombés.

On ne détruit pas volontairement une ville en l'usant par frottements et en y semant partout des graines et différents pollens.

Tout est recouvert de végétation, on ne peut plus reconnaître la forme des quartiers que par le dessin affaissé des artères principales. Le silence qui règne ne paraît pas même terrestre, c'est une chose que l'humanité avait fait oublier à la Terre depuis des centaines d'années. Lorsque j'ai grimpé sur une éminence un peu à l'écart des ruines de la cité, mon regard n'est parvenu qu'à se perdre dans de lointains horizons de forêts entrecoupées de plaines et de clairières dans toutes les directions. Le premier soir, le soleil a glissé vers l'ouest dans un éblouissement d'une incomparable pureté, laissant place à une nuit étoilée d'une immensité presque sidérale et interrompue seulement par des cris sauvages et des hululements spectraux. J'ai dormi dans la capsule qui, j'en suis convaincu, est le dernier objet technologique en état de fonctionner dans ce monde ; car comment le moindre objet artificiel pourrait-il encore exister dans cette vastitude déserte ?

Je pourrais me tenir satisfait ici. J'ai survécu à une mission sans la moindre assistance pendant quatre mois, et j'en suis revenu entier et en bonne santé. J'ai ici des milliards de fois plus de places pour utiliser mes jambes que dans la station spatiale, et cette nature accueille ma voix avec des échos bien plus profonds que les murs d'acier de mon précédent logement. La beauté de la planète est à couper le souffle, d'une spectaculaire pureté, le moindre espace y est occupé d'un fouillis incroyablement astucieux d'herbes et de vie. Toute cette simplicité, cet humus et ces spores, cette humidité essentielle du vivant végétal, imprègne le fond de l'air que je respire : c'est une sensation inqualifiable que ces inspirations mêlées de fragrances subtiles ; on croirait aspirer en une fois ce que le corps s'était accoutumé à n'absorber qu'en trois ou quatre bouchées...

Et pourtant, le même sentiment d'abandon m'accompagne partout : je sais que je suis seul, seul comme au premier temps biblique, et rien ne me laisse à croire qu'il y ait autre chose à l'autre bout du monde. Partout se répand une variété indescriptible de silence qu'on assimilerait, plutôt qu'à un tarissement du bruit, à une absence de consciences humaines : cela m'angoisse plus que tout le reste, plus que cette étrangeté verte qui recouvre tout à perte de vue. Même sur la station, j'entendais encore le bruit des climatiseurs et des machines qui faisaient un grondement sourd. Mais ici, le vide me fait peur. Il n'y a qu'un vent insensé et immémorial qui fait un sifflement sinistre lorsqu'il frôle les bâtiments vides aux allures d'antiquité ; il se prolonge on ne sait où et on ne sait pour qui. Quand j'ai appelé au hasard tout à l'heure, j'ai préféré arrêter bien vite tant le son de ma propre voix dans cet espace aphone était effrayant.

Le son de l'air semble se moquer de moi ou bien m'oublier. Oui, c'est plutôt comme si je n'existais pas, comme si sa voix, pudique depuis des millénaires, ne prenait plus la peine de se gêner pour les oreilles d'un seul homme.

Et après tout – j'y ai réfléchi –, c'est peut-être mieux ainsi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top