Mauvais temps (dernière partie)

Reste à comprendre ce qui a pu se passer. À expliquer ce qui est arrivé à l'humanité alors que j'étais dans l'espace à des milliers de kilomètres de la Terre. Exercice improbable qui ne se fonde que sur des conjectures – mais on attend cela de moi, sans doute ? Oui, je n'en espère, du reste, pas moins de moi-même. Tout laisse à penser – c'est évident – que j'ai été effectivement oublié.

Pourquoi ?

Le phénomène ne se laisse pas aisément deviner. Comme je l'ai dit, je n'ai que des conjectures à formuler. J'ai mis au point un scénario possible, assez invraisemblable encore et qui ne me plait pas. Ainsi, ce n'est peut-être pas le bon... Je n'en ai pas d'autres de toute façon.

Tout d'abord, j'ai dû me résoudre au fait que ce qui s'était produit n'avait pu remonter à plus de quatre mois. Quatre mois, c'était le temps écoulé depuis la perte du signal radio jusqu'à mon retour sur Terre ; ces quatre mois semblaient réduire en théorie le spectre des possibles – ils circonscrivaient la période de l'événement et par conséquent restreignaient sa nature même. Cependant, ils n'expliquaient rien encore, car comment concilier ce laps de temps relativement court avec la prolifération de cette végétation luxuriante partout jusqu'au cœur des villes ? Le moindre métal ordinaire résiste des décennies à l'effet de la corrosion ; or, là tout était rongé, dévoré, consumé par l'oxyde jusqu'au fond de la matière même des bâtiments.

C'est pourquoi j'envisageai un moment l'alternative déstabilisante – qu'il me fallait considérer pourtant, ne serait-ce que pour le rejeter définitivement ensuite – que la planète où j'avais atterri ou bien n'était pas celle que j'avais quittée, ou bien se situait en une époque bien plus avancée par l'effet de quelque distorsion incompréhensible du temps.

Mais c'étaient là, j'eus tôt fait de m'en rendre compte, des idées de science-fiction pure et simple. On n'échafaude rien de fort scientifique avec de la littérature d'imagination : La Planète des Singes ou les anticipations de Wells sont sans doute des œuvres brillantes et de quelque intérêt artistique, mais il n'était pour moi pas sérieusement question de m'en servir pour fonder la moindre hypothèse raisonnable et crédible.

Je songeai alors à autre chose de mieux en rapport avec les lois fiables de la physique. Le célèbre paradoxe des jumeaux me revint un moment en tête, mais ne valant que si le voyageur a traversé l'espace à une vitesse extrêmement rapide – et la station en avait été loin ! –, il ne m'était pas permis de supposer que le monde avait prématurément vieilli cependant que j'avais tout lentement évolué – d'autant qu'un tel écart final, de plusieurs siècles apparemment, eût été tout bonnement illogique. Quant à craindre d'avoir manqué mon point d'arrivée et d'être arrivé sur une planète différente de la Terre – mais respirable encore, et aux ressources végétales et animales identiques à la Terre, et contenant aussi des vestiges d'une civilisation plus que semblable à la mienne – c'était plus stupide encore, il était exclu de le prétendre.

Ces hypothèses éliminées, que restait-il ? L'idée d'une guerre éclatée en mon absence ne valait pas grand-chose à défaut d'armes capables de produire quelque accélération du temps ou des effets similaires. J'étais bien certain aussi de n'avoir pas échoué sur l'un des très rares morceaux de Terre désertés et restés sauvages : aux États-Unis où j'étais sûr de me trouver, les endroits de la sorte sont des parcs nationaux ou des déserts, et non seulement ils n'abritent pas que je sache de cités modernes en ruine, mais tous disposent d'assez vastes agglomérations mitoyennes à portée d'observation d'un objet stellaire aussi nettement visible qu'une capsule spatiale en combustion dans l'atmosphère nocturne.

Du reste, plus j'y songeais, plus mon axiome des quatre mois me semblait erroné. Si cette durée correspondait au temps écoulé depuis l'origine du problème de communication de la station et de la base, n'y avait-il pas lieu de supposer que cette origine marquait l'instant de l'accident plutôt que son point de départ ? Car si l'événement avait été progressif, j'aurais été sans doute informé de son évolution lorsque que le contact radio existait encore, mais il s'était rompu instantanément, sans déclaration préalable ni signe avant-coureur.

Logiquement, je devais donc admettre que le phénomène s'était produit en moins de quelques heures – en moins d'une heure sans doute puisqu'une heure aurait suffi à transmettre un ultime message à la station avant, disons... que les ingénieurs ne quittent précipitamment la base.

Et même une heure... Dix minutes... Une fraction de secondes peut-être !... Qui sait ?

Je me souviens qu'à l'époque de mon départ (comme il m'est pénible de penser ce « à l'époque » comme si jamais je ne la retrouverai plus ! Mais je dois me rendre à l'évidence que ce qui a eu lieu ici a changé à ce point la face du monde qu'il devient absurde de nier que la Terre est entrée dans une sorte de nouvelle ère !), l'immeuble que j'habitais avec ma femme était l'un des plus somptueux de New York. Nous vivions au trente-quatrième étage de la tour, et nous pouvions voir de là-haut, par-dessus les nappes stagnantes de pollution, l'horizon entier recouvert d'épais immeubles interrompus de routes infimes, comme autant de larges carreaux séparés par des lignes tracées à la règle de la main de quelque écolier parcimonieux. Central Park baignait dans une brume continue, ce qui, de là-haut, lui conférait une apparence sombre, poisseuse et glauque. Partout autour, l'homme avait établi son territoire, et je me souviens, quand nous contemplions la ville toute occupée, toute bourgeonnante de bâtiments et d'activités humaines, de m'être vanté de posséder l'un des derniers nids si haut perchés qu'il nous empêchait de suffoquer sous les vapeurs nocives. Nous n'avions à nous inquiéter de rien, ni de la stérilité humaine vaincue par le succès de la fécondation in vitro, ni des mutations du SSID contre quoi la médecine diffusait déjà un nouveau vaccin. Qu'avions-nous à craindre ? Trois ans avant mon départ, la communauté internationale n'était-elle pas parvenue à dévier hors de l'attraction terrestre un astéroïde à peu près de la taille de celui qui avait contribué à l'extinction des dinosaures ? Dans le hall du building, le jour de mon décollage, nous inaugurâmes, en présence des occupants de l'immeuble, la plantation d'un chêne dont nous espérions beaucoup pour l'esthétisme du rez-de-chaussée : c'était le symbole alors que nous croyions encore aveuglément en l'avenir...

Aveuglément. Tous ces faits se sont rappelés à ma mémoire, cristallisés en moi ainsi que les traces d'une activité révolue, d'une agitation d'autrefois. Cependant, quelque chose s'est abattu ici, qui a mis soudain un terme à tous ces espoirs. Je jurerais que tout s'est terminé en quelques secondes. Vraiment, j'en jurerais !

Alors voilà mon idée–  je n'en ai pas d'autre et il faudra s'en contenter. On ne peut pas plus la démontrer que la nier de toute façon ; c'est, scientifiquement parlant, sa lacune majeure. Mais qui me reprocherait, dans le monde qui reste, de ne pas mettre en place de protocole expérimental pour la vérifier ? Est-ce donc qu'il reste encore quelque part un seul tube à essai ?

Voilà. Ce que je dis, c'est qu'il est possible à la fin que la présence de l'homme soit devenue importune. La nature... Il y a toujours eu – et particulièrement ces dernières années – des gens pour croire à une sorte de conscience de la nature, à une sorte de Gaïa, d'esprit de la Vie, plus ou moins confondue avec ce qui serait une « âme de la terre ». Gérant d'elle-même la surpopulation parmi les espèces, défendant le vivant commun contre tout ce qui l'envahit, elle anéantirait tout ce qui prolifère aux dépens d'elle-même. Voyons, je me rappelle avoir lu dans un récit – Mon Dieu ! j'y pense tout à coup : tout cela, la littérature et les arts, perdus aussi dans la nuit des temps ! Horreur ! –, je me souviens, disais-je, d'un récit qui expliquait que certains crocodiles d'autrefois, à mesure que leur espace aquatique s'asséchait, devenaient plus voraces et plus agressifs, au point qu'ils s'entretuaient jusqu'à ce que leur territoire fût suffisant pour nourrir ceux qui restaient. Et j'avais lu aussi bien d'autres choses sur la façon dont les espèces invasives – mammifères, insectes, parasites – se condamnent d'elles-mêmes aussitôt qu'elles atteignent un développement excessif, connaissant alors une disparition quasi automatique et programmée. C'était une sorte de logique naturelle, de loi applicable à tout le vivant non-humain : ce qui finit par nuire à son environnement doit inévitablement se réduire ou disparaître.

Et j'ai songé alors que, l'homme ayant été manifestement ce qui avait le plus nui à son environnement, la nature, suivant cette logique, avait dû tâcher d'y porter remède – en vain. L'espèce humaine, apparemment immortelle, avait ses propres lois pour défendre l'agressivité et le crime en son sein, et elle avait su triompher de toutes les embûches posées par la nature – stérilité, maladies, extinction... C'était la connaissance supérieure de l'homme, autrement dit son exceptionnelle intelligence, qui lui avait permis d'endosser un tel défi ; grâce à elle, il n'était plus loisible, comme aux temps primordiaux, d'invoquer le déluge, les plaies d'Egypte ou un déferlement de feu : sa science surpuissante, pourvoyant à tout, l'emportait toujours.

Alors, ai-je songé, peut-être que la Nature s'en était finalement offusquée, en fin de compte...

Voilà.

Il n'était plus rien de tangible, de matériel, de scientifiquement sensible, contre quoi l'être humain, arrivé au dernier degré de développement que nous lui connaissions, n'était pas en mesure de lutter : il eût empêché le soleil de brûler s'il avait fallu, en tout cas il eût sans conteste continué à vivre longtemps dans l'obscurité de sa pollution et dans l'influence de ses désordres contre nature comme cela se faisait par exemple depuis des décennies en Chine et ailleurs ; et il se serait accommodé de tous les dérèglements climatiques imaginables sans se soucier davantage de l'état de la planète qui le préexistait. Il vivait, lui ; que lui importait le reste ? – n'était-ce pas justement le plus puissant moteur fixé en lui par la nature que le désir sempiternel de prolonger sa Vie ? Il n'y avait plus, je crois, d'armes naturelles connues qui eussent même pu imposer une limite à l'existence et à la prolifération humaines : le but même de ma mission n'était-il pas l'exploration de parcelles d'univers à la recherche de nouveaux espaces de stockage et de planètes habitables ?

Mais je pense – voilà en quoi je crois – qu'il a dû se trouver une limite au-delà de laquelle la persistance humaine n'était plus supportable. Je ne vois pas autre chose. Quelque règle indiscernable de la nature, à un moment précis, a dû être franchie d'une façon intolérable. Alors, les actions matérielles n'ayant plus d'effet sur l'homme, il a fallu trouver autre chose pour le réduire à l'impuissance.

Or, qu'on y songe : existe-t-il une donnée de la physique que nous maîtrisions moins que – le Temps ? La nature s'en est probablement doutée : le moindre coup du Temps, s'est-elle dit, et voilà l'homme perdu.

Affirmant cela, je ne veux pas prétendre que la nature se soit « dit » quelque chose à proprement parler, et je ne l'envisage pas superstitieusement comme une sorte de dieu ou d'esprit à vénérer. Je n'attache nulle religion à ce que je ne fais que concevoir comme une entité abstraite dont l'identité serait à chercher plutôt dans la somme de toutes les lois physiques que dans une volonté ou une conscience particulière. N'empêche que c'est ce qui s'est passé, j'en suis persuadé. Et ainsi, en une seconde, des siècles ont passé en foule. Tout s'est arrêté, seules la faune et la flore ont survécu ; c'est logique en un sens, bien que j'ignore comment.

C'est toute ma théorie.

Tout s'est arrêté, paradoxalement dans une gigantesque et insaisissable accélération du temps. Des centaines d'années se sont amassées d'un coup, rompant comme un avion supersonique l'invisible voûte ordinaire non de l'espace mais du temps – contagion impalpable, épidémie invincible, violence imparable pour l'homme.

J'ignore quel effet ça a fait ; je suppose que ça n'a pas été douloureux, du moins je l'espère, mais je ne crois pas qu'on ait pu sentir les rides gagner la peau et le corps se creuser comme dans les histoires fantastiques – c'eût été trop long encore. Ça a plutôt dû surprendre soudain, sans prévenir, à la vitesse mécanique d'un rouage d'horloge, galopant à la surface du monde plus rapidement qu'un décalage horaire ou que les cloches des églises d'un même pays. Je ne crois pas qu'aucun homme ait senti la mort venir, je ne crois pas qu'on ait pu percevoir cela ou ressentir la peur – mais il est vrai aussi que je ne voudrais pas que ma femme eût souffert. C'est ainsi, à ce que je crois, qu'elle est morte au même instant que plus de douze milliards d'individus, en un même insensible et surhumain Armageddon.

Et voilà.

Maintenant, l'épidémie est passée et je reste là, seul – il n'y a rien à faire. Je suis assis sur la mousse et depuis plusieurs heures je regarde en direction de l'est. Je ne sais quoi penser, mais après tout, peut-être que tout cela est beau. Derrière les formes vertes qui font d'étranges collines, je regarde une nouvelle fois le soleil se diriger vers l'horizon, et tout en contemplant ce jardin originel et intact, vaste comme le monde et baigné d'une lumière chaude et divine, je prononce ces mots dans l'enregistreur de la capsule, profitant de ce que ses batteries fonctionnent encore. J'ai réussi à extraire la machine de l'habitacle, et je pense pouvoir la déplacer avec moi et la faire fonctionner encore quelque temps.

Après, il fera nuit, et j'essaierai de dormir.

Dès demain, je partirai pour New York par acquit de conscience. Sans doute suis-je encore capable de distinguer l'océan aussitôt que je le rencontrerai !

J'ignore qui écoutera ces mots. J'ignore ce qui viendra après nous. J'ignore s'il me sera donné de découvrir l'espèce qui nous succèdera.

C'est tout.

Je n'ai rien d'autre à dire et ne sais rien de plus.


                                                                                    ***


J'ai retrouvé New York : plus qu'un champ de ruine recouvert de verdure. Central Park a tout pris. L'immeuble est effondré, mais le chêne est toujours là.

À vue d'œil, je lui donne bien cinq cents ans.

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