Le cas Alexander Rich (1987-1429) (deuxième partie)
Ainsi s'acheva le récit de Lisa. Ce discours glaçant, si ému et détaillé, me laissa dans un trouble profond, mais où l'incrédulité ne tenait aucune place : comme je l'ai dit, je ne doutai pas d'une seule circonstance qu'elle m'avait rapportée, et je n'eus d'ailleurs jamais lieu de m'en repentir. Lisa était une femme très fiable, et elle avait su répondre avec une précision désarmante à toutes les questions que je lui avais posées. Il ne manquait absolument rien à sa version des faits.
Comme on l'imagine, il me fut difficile de décider quelle aide je pourrais lui apporter. Alexander était parti : reviendrait-il ? Je voulus connaître son avis là-dessus, mais rien qu'un frisson accueillit cette perspective : elle semblait plutôt craindre son retour que le souhaiter. Elle paraissait garder à l'esprit une image de lui qui continuait de lui inspirer un irrépressible effroi. Elle désirait surtout que je vinsse à son appel s'il reparaissait à son appartement. Je promis.
Quant aux autres moyens de la soutenir, je ne savais trop quoi faire, mais je m'abstins de le lui remarquer. Quelle que fût la raison de son départ, c'était délibérément qu'Alexander avait fui, et il n'était pas possible de prévenir la police et de prétendre à une disparition. Quant à plaider la folie, en-dehors de tout antécédent médical, il n'était pas question d'y compter.
Je me contentai donc d'essayer de persuader Lisa que tout rentrerait bientôt dans l'ordre, mais l'extrême singularité du cas ne me laissait pas moi-même fort persuadé de mes dires, ce dont elle dut s'apercevoir malheureusement.
Quand je quittai son domicile, j'eus une dernière fois le temps de voir la porte se refermer sur une mine pitoyable, abattue, consternée, épuisée. J'étais profondément insatisfait de moi, de mes faibles capacités à apporter du réconfort. Je me jurai de mener résolument une enquête pour comprendre ce qui était arrivé à mon ami. Mais bien sûr, avec si peu d'éléments, la chose s'annonçait difficile.
La vérité, c'est que je ne revis jamais Alexander, ou plutôt que je n'eus jamais plus l'occasion de lui parler. Jamais il ne revint à son appartement, ne retourna à son travail, ni ne chercha à contacter sa fiancée, sa famille ou ses amis. Ce garçon, naguère si sociable, semblait avoir rompu soudain et sans raison avec tout rapport humain.
Et je ne retrouvai pas sa trace, malgré mes promesses. Dans une ville comme Londres, les indices d'un passage sont rares et imperceptibles. Il est inutile de poser des avis de recherche ou de réclamer des témoins : personne n'a jamais rien vu, personne ne sait jamais rien, chacun ne s'efforce qu'à s'occuper de ses affaires. Tout est si désespérément vague et insignifiant dans nos cités modernes.
Mais le récit de Lisa ne cessait de me travailler, de me hanter ; j'y pensais parfois tant que j'avais peur pour elle, me figurant à sa place le fameux matin du "changement".
Je voulus alors vérifier si, psychiatriquement, il existait des précédents à de pareilles altérations d'identité, survenues sans aucun signe annonciateur. Je passai tout mon temps libre dans des bibliothèques, me renseignai sur la possibilité d'une telle démence, commençai à fréquenter des ouvrages d'un genre qui m'était alors tout à fait inconnu.
Je fus fasciné, durant cette période, de découvrir des cas d'une concordance stupéfiante. On sera surpris de savoir qu'il y a, par exemple, quelque chose qui s'appelle « trouble dissociatif de l'identité » : il existe toute une littérature sur le sujet, que j'ignorai jusqu'alors et que je vous invite à parcourir, si cela vous intéresse. La réalité même de cette pathologie est sujette à controverse, notamment parce que, dans les années 1980, la publicité faite sur un cas étonnant a donné lieu à une multiplication suspecte des malades. Pour autant, plusieurs scientifiques se sont très sérieusement penchés sur des anomalies inexplicables de l'identité : par exemple celui de Mary Reynolds qui, en 1811, s'éveilla avec le comportement d'une tout jeune enfant, ou celui de Sybil en 1970, la femme aux quatorze personnalités, ou encore celui de Billy Milligan qui ne répondit que rarement au nom par lequel on l'appela et dont les électro-encéphalogrammes indiquèrent même des empreintes cérébrales différenciées. Bien d'autres exemples circulent dans des ouvrages moins étayés, et les théories de leurs auteurs n'ont souvent pas la science pure pour caution. On y parle de malédictions, de réincarnations, de possessions, d'esprits envahissants : même Carl Jung, l'un des pères de la psychiatrie, croyait à ces phénomènes. Aussi loin que j'ai pu vérifier, toutes les civilisations admettent la possibilité qu'un homme soit habité par une autre identité ; les exemples sont si nombreux qu'un livre n'y suffirait pas, et leur rapport est quelquefois si troublant qu'on demeure bien incapable d'expliquer comment un individu a pu par exemple reconstituer un fait survenu il y a des années et dans une région du monde tout à fait éloignée dont la connaissance est tout à fait étrangère à son milieu ordinaire.
Tous ces faits m'apparurent peu à peu, dans une révélation longue et désagréable. Leur découverte, je l'avoue, m'était plus pénible qu'enthousiasmante, me donnant accès à des coïncidences peu rassurantes, odieuses et contre-nature. Je prenais conscience, à force de lectures, qu'il existait un univers derrière le monde connu, et je sentais que cet univers insoupçonné avait trait, précisément, à l'immonde. Au surplus, le dégoût profond, insidieux et métaphysique que ces études faisaient naître en moi se mêlait à un autre dégoût plus explicable : celui-ci venait de l'inutilité de mes recherches qui n'apportaient aucune lumière, aucune solution concrète, au problème de Lisa. J'avais beau enfoncer mon esprit dans des abîmes compliqués de monstruosité et d'épouvante, une femme, non loin, était désemparée et avait besoin de mon aide ; or, qu'avais-je fait pour la servir ? Rien. Plus de trois mois s'étaient écoulés, et je n'avais rien fait.
Jamais détective n'avait été plus infructueux.
Je décidai de tout reprendre à zéro, mais d'une façon plus sûre.
Ce fut Thierry de Gaumont qui, désormais, devint l'unique objet de mes recherches.
***
Hélas ! je n'ai plus aucun doute à présent. J'ignore comment une telle horreur a été rendue possible, et je tremble qu'elle puisse à tout instant se reproduire. J'ai beau savoir que les cas sont rares, presque impossibles, cependant ils existent : c'est bien là l'insupportable ! Le seul hasard – si le hasard seul a fait cela – ne suffira jamais à rassurer un homme. Qu'une chose atroce n'arrive presque jamais, c'est toujours le « presque » qu'on retient. Quel gâchis ! Je ne dormirai plus tranquille, et le moindre rêve m'est devenu odieux. Je jure que j'aurais préféré ne jamais apprendre ce qui est arrivé.
Car Thierry de Gaumont a bel et bien existé. Lors de mon voyage en France, j'ai visité les ruines de son château édifié en 1232 à M***, non loin de Limoges où plusieurs de ses descendants vivent encore. Il m'a fallu bien des recherches pour obtenir les renseignements désirés, mais tout est clair à présent, d'une clarté jaunâtre, indicible et monstrueuse. Le seigneur de Gaumont, était un homme sec et brutal, qui combattit à la bataille de Patay, en 1429. Sa femme, dit-on, vivait recluse : il la maltraitait comme c'était de coutume, mais avec une rudesse particulière dont son entourage parla, transmettant ce triste renom de génération en génération.
Que dire d'autre ? Il mourut peu de jours après la bataille, laissant son épouse enceinte – et probablement soulagée.
La découverte de cette existence me laissa perplexe : comment Alexander aurait-il pu la connaître ? Moi-même, je ne l'avais apprise qu'à force de patientes recherches, le seigneur de Gaumont ayant été oublié par l'Histoire.
Les circonstances de sa mort, surtout, finirent par m'intéresser, car un registre de la bibliothèque d'Orléans m'informa que l'homme ne figurait pas au nombre des seigneurs tués ou blessés durant la bataille. Qu'était-il devenu ?
Un mystère planait là-dessus, les mémoires cachaient un fait. Il n'est pas ordinaire, découvris-je, qu'un seigneur médiéval, fier et catholique, ait laissé planer un mystère posthume sur les circonstances de son décès. À cette époque, on organisait toujours minutieusement par avance les hagiographies les plus élogieuses pour rendre compte d'une vie et d'un trépas, même des plus sordides. Or, là, il n'y avait rien.
Pourtant, Gaumont était mort. À bout de documents à éplucher, je décidai de visiter la crypte où il repose.
Le château, comme j'ai dit, n'est plus qu'une ruine morne : quelques découpes de murailles gothiques tiennent encore péniblement debout, grisement sinistres dans le vent sifflant qui les frôle, cependant que le reste jonche piteusement le sol, recouvert d'herbes sauvages ou dénudé d'affleurements de rocs infertiles. Dans le brouillard où je le découvris, ce spectacle ne me rendit qu'une impression de désolation, d'abandon et de solitude immense. J'oublie de dire que ces vestiges étaient assez éloignés du village, de sorte que le silence et le sentiment d'oubli étaient d'autant plus lourds et profonds.
On accède facilement à ces pierres qui n'ont aucune valeur et ne méritent pas même la curiosité des touristes : il n'y aurait rien à voler de toute façon, et le peu qui reste ne vaudrait pour personne la peine d'une dégradation. Le tout se situe dans une plaine humide et vaste, plus ou moins cerclée de bois et de collines, et il y faudrait de grandes dépenses pour en clore l'accès. C'est pourquoi le promeneur que j'étais put, à sa guise, frôler les amoncellements sombres et marcher d'un pas lent parmi ces restes inutiles et muets.
Il en était tout autrement de la crypte. L'effondrement du château n'avait pas pu nuire à cette partie enterrée, à cette caverne solide et ciselée dans la roche naturelle. Au pied d'un froid vestige évoquant un ancien mur d'enceinte, était demeurée une porte derrière laquelle on supposait des marches avançant probablement vers quelque tombeau moins abîmé et plus profond.
C'était la crypte des Gaumont. Des grilles très hautes et garnies de pointes, couleur de rouille, en défendaient l'entrée, et le portail de fer menaçant, forgé d'une antique mode, sinistre et dangereux, dissuadait le visiteur de toute velléité d'escalade.
Je demeurai un moment à côté du portail. Les ruines visibles ne pouvaient rien m'apprendre – je le constatai à regret – et mon temps en France était compté. Combien de semaines encore me faudrait-il pour obtenir l'autorisation d'un passage dans la crypte ? Et par quel motif justifier une telle visite ? Le récit des rêves et de la fuite d'Alexander Rich ne suffirait qu'à me faire passer pour un fou, et nul intérêt historique, même simulé, ne valait réellement l'exploration d'une tombe sans doute pauvrement parée.
J'en étais là de mes réflexions lorsque, de dépit, je poussai le portail : quelle ne fut pas ma surprise de découvrir qu'il s'ouvrait ! J'examinai alors la chaîne épaisse qui aurait dû le maintenir fermé : une cisaille y avait laissé son empreinte blanche et récente ; quelqu'un, peu de temps avant moi, avait violé cette enceinte sacrée.
J'entrai, appâté par l'aubaine mais rendu inquiet à l'idée que cet acte de vandalisme me fût imputé. Je pénétrai l'enclos : le portail tourna lentement sur lui-même avec une vibration grave qui me fit presque sursauter. Je portai mes regards anxieux à travers la plaine : personne, nul témoin. Je refermai la grille derrière moi, par crainte qu'un improbable passant ne découvrît l'anomalie.
J'avançai à pas vifs vers la porte de la crypte, et je n'escomptais point qu'elle serait ouverte elle aussi. Le battant semblait massif sous la muraille, comme une grosse poterne de fer. Une large serrure supposait un verrou fort et inviolable sous une poignée rustique. Je tirai celle-ci : elle ne vint pas et j'en fus presque soulagé. Je poussai alors vivement, par acquit de conscience : la lourde plaque s'élança en grondant et vint frapper, en pivotant, le mur intérieur gauche.
Bon sang ! cela s'ouvrait ! Cela n'était pas clos !
Devant moi était un puits obscur dont je ne devinais que les premières marches lisses et rendues luisantes par l'humidité.
J'eus peur alors. Car je songeais que c'était une crypte, et que tout était si facile que les morts eux-mêmes paraissaient m'appeler.
J'entrai cependant. Bien que c'eût été naturel et humain, il n'eût pas été raisonnable de rester sur le seuil. Quand on obtient ce qu'on souhaite, il n'est pas logique de s'arrêter en chemin.
Et puis il y avait Lisa, dont l'image innocente m'incitait à poursuivre.
Je dévalai les degrés de pierres usées, m'assurant vaguement aux murs froids que je tâtonnai en frissonnant, dans une obscurité grandissante. Il ne m'était, cette fois, pas loisible de refermer la porte derrière moi, ou je n'y verrais rien ; je me contentai seulement d'espérer que personne ne passerait par ici et ne découvrirait l'étrangeté de la crypte ouverte.
Quand j'y pense, il ne me vint pas un instant à l'esprit que le profanateur qui était passé avant moi pût être encore dans la tombe !
Devant moi, mon ombre m'encombrait de noirceurs, et j'aspirais à ce que les marches cessassent bientôt pour pouvoir décaler mon corps en quelque recoin sombre et faire entrer plus amplement les faibles reliquats de la lumière extérieure.
Et les marches cessèrent en effet, et je débouchai dans une pièce obscure où je me frayai une place hors de la morne pâleur que je ne saurai baptiser du nom de clarté. Je laissai dans cette niche mes yeux s'accoutumer à la pénombre. Quelques rais échappés d'interstices du plafond délabré laissaient entrer d'autres parcelles de lumière, de sorte que je finis par percevoir les formes et les contrastes. Et ainsi je découvris les étages muraux recouverts de boîtes en pierre pareilles à des sarcophages. C'était évidemment les tombes immémoriales de la lignée des Gaumont ; n'étais-je pas dans leur crypte ? L'odeur, quand j'en pris conscience, me parut sensiblement distincte de la pierre séculaire. J'étais parmi les morts.
Une tache noire surprit alors mon regard près d'une paroi. Mu par une angoisse indicible – celle de devenir cadavre moi-même à force de ne pas bouger – j'avançai auprès. J'y reconnus bientôt une sorte de grimoire épais et ancien, posé là sur le sol, et avant que je n'interroge la folie d'une telle négligence, j'aperçus au mur une béance inhabituelle, et au pied de ce mur une grosse pierre carrée par laquelle on avait révélé une cachette.
Quelqu'un avait cherché là, à cet endroit précis, dans le mur, et ce quelqu'un en avait délogé le livre.
Il fallait être bien informé sans doute pour deviner que cette cache existait. On ne laisse pas moisir ainsi des manuscrits anciens et d'un prix inestimable dans les cloisons d'une crypte gothique.
Je m'assis sur les pierres glacées, et j'ouvris le livre. La lueur était faible, mais à cet endroit précis – à quelques centimètres à droite de l'ouvrage abandonné – tombait un rayon plus clair qui me permit de l'explorer.
Toutes mes connaissances littéraires, quoique faibles encore en histoire, me permirent de reconnaître aussitôt un manuscrit médiéval : la couverture était en cuir tanné, les pages en parchemin moins rigide. J'y distinguai des mots en ancien français tracés d'une écriture régulière et soignée, mais je fus incapable de les traduire. Plusieurs enluminures, dont les couleurs ne m'apparaissaient pas dans l'obscurité, se détachaient contre les pages plus claires, représentant des arabesques sophistiquées et parfois les silhouettes de chevaliers.
Le coût de l'objet si rare et encore bien conservé malgré l'humidité ambiante – la lourde pierre derrière laquelle il avait été extrait devait avoir été fort imperméable – m'apparut alors dans un hallucinant vertige, et je refermai ces pages, inquiet, troublé. Je relevai la tête, oppressé par l'ombre écrasante autour de moi, et je distinguai en face l'un de ces sarcophages épais, mais dont la pierre était abîmée, effritée des nombreux coups qu'on lui avait portés pour tenter de l'ouvrir ; le pic et le maillet dont on s'était servi vainement pour opérer ces déprédations étaient encore par terre, sur le sol gelé du tombeau.
Dieu ! Mais si quelqu'un entrait à cet instant ?! pensai-je dans une irrépressible bouffée d'affolement. Me prendrait-on pour un pilleur de tombe ? Quel homme avait été assez dément pour tâcher de voir ce qui se trouvait dans un sarcophage vieux de plusieurs siècles ?
Je me relevai aussitôt, et en m'appuyant au sol, ma main fit glisser dans un tintement épouvantable une chose métallique que je jugeai une grosse clé mais que je ne récupérai pas : c'était sans doute celle par laquelle l'intrus avait ouvert la poterne, dérobée on ne sait où ou bien fabriquée par on ne sait quel moyen.
Et n'oubliant pas, dans un ultime réflexe, de prendre le livre avec moi, je m'enfuis du tombeau, m'accrochant à l'objet sans nulle précaution, me sentant devenir fou d'horreur à la pensée que j'avais été, de si près, en présence d'un monstre sans conscience et qui peut-être m'avait précédé seulement de quelques minutes.
C'est un miracle si je ne me rompis pas le cou en remontant les marches vers la surface. C'eût été le cas que d'autres après moi se seraient contentés de dire : « Voilà ce qu'a mérité ce lamentable pilleur de tombe ! C'est bien fait : il est mort avec les morts qu'il a voulu profaner ! »
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