Le cas Alexander Rich (1987-1429) (dernière partie)
Il n'y a plus beaucoup à dire. Le dénouement approche, incompréhensible et louche horriblement.
Pendant des mois, je m'appliquai laborieusement à traduire moi-même le manuscrit, ne pouvant me compromettre en publiant à quiconque la possession d'un tel ouvrage.
Dans le même temps, Alexander Rich fit entendre de ses nouvelles. Nous apprîmes, Lisa et moi, qu'une accusation pour meurtre le gardait détenu en France où son procès attendait d'être instruit.
Un officier d'ambassade, que nous finîmes par joindre par téléphone, nous exposa les circonstances de son interpellation. Elles étaient des plus claires et ne laissaient planer aucun doute quant à l'issue du procès. Alexander, dans un bar à proximité de Limoges, avait poignardé à mort, en plein jour, un indigène curieux et plus ou moins soûl qui était venu à sa rencontre et avait paru se moquer d'un propos qu'il lui avait tenu, en réponse à une question qu'il lui avait faite. On ignore au juste de quoi il s'agissait, mais une demi-douzaine de témoins avaient nettement vu le coup mortel, porté très brusquement à la gorge, et le propriétaire du commerce avait aussitôt appelé les gendarmes.
Ces derniers étaient arrivés en nombre une dizaine de minutes plus tard. Les témoins tâchaient encore de ranimer le blessé, en vain.
Alexander, indifférent, insensible, était encore froidement assis à sa table, à côté du mort, quand on l'avait arrêté.
Son identité, d'abord, avait été difficile à obtenir. Il s'obstinait à ne pas parler, et le peu qu'il formulait pour expliquer son silence n'était intelligible par personne : il s'exprimait en un langage étrange où l'on distinguait à peine quelques mots français derrière une sorte de patois incompréhensible qu'on ne décodait point.
Heureusement, on procéda à une fouille, et on découvrit ses papiers dans son manteau, ce manteau même qu'il avait emporté à la hâte le matin de sa fuite de Londres. Depuis lors, il se taisait résolument, et les interrogatoires n'apportaient nulle lumière sur le mobile du crime. Il semblait même, à vrai dire, s'en désintéresser totalement. C'était comme si tout souci, toute préoccupation, toute contingence humaine, l'avait quitté. On en était à se demander s'il était fou : une expertise psychologique, d'ailleurs, aurait bientôt lieu.
Nous formulâmes, Lisa et moi, maintes demandes de visites à la prison où Alexander était enfermé. L'administration pénitentiaire nous informa qu'elle ne s'y opposait point, et même que la justice française favoriserait toute entreprise individuelle susceptible d'aider à l'expression du prévenu ; mais, comme celui-ci indiquait qu'il ne voulait voir personne, à défaut de son consentement on ne pouvait rien obtenir.
Tout cependant, je m'efforçai à la traduction du manuscrit. Il me semblait qu'une partie de l'énigme se trouverait levée par l'analyse de ce texte – un homme, et je soupçonnai fort qu'il s'agissait d'Alexander Rich, n'avait-il pas traversé tout un pays pour le retrouver ? Je m'y attelai donc avec une volonté opiniâtre. Mais c'était un travail acharné qui réclamait un temps considérable, car il s'agissait non seulement de me familiariser avec le français, langue difficile d'accès et dont je ne maîtrisais rien, mais aussi avec l'ancien français qui n'a avec lui que des rapports indistincts, et aussi avec la graphie si particulière des moines copistes dont les fioritures gênent souvent le déchiffrement même des lettres, ainsi qu'avec la métrique compliquée de cette langue, attendu que l'ouvrage était en vers décasyllabiques, comme c'est de coutume pour les chansons de geste de la même époque.
J'appris ainsi, à force de labeur, quel était le sujet du livre : il s'agissait d'une partie de l'histoire des Gaumont, s'étendant du XIème siècle à la fin du XVème siècle. Les dates n'y étaient que rarement exprimées, mais à force de recherches généalogiques et historiques, je reconnus les hommes dont on parlait, et j'appris à distinguer les caractères de cette illustre famille. On s'en doute, je passai rapidement sur les événements relatifs aux périodes plus reculées pour porter une attention toute particulière à la vie de Thierry de Gaumont, aussitôt du moins que je compris en quel endroit il était mentionné.
Pendant tout ce temps, de son côté, Lisa menait une vie de convalescente, comme après un deuil douloureux et long. Elle avait, curieusement, perdu tout espoir de retrouver le Alexander qu'elle avait connu, et je ne mis pas de temps à comprendre qu'elle s'était défaite de cette idée presque aussitôt qu'il l'avait quittée. Elle éprouvait au fond d'elle un lointain désir de déceler ce qui était arrivé, et cependant une part d'elle refusait de savoir, comme au seuil d'une compréhension affreuse et traumatisante. Elle avait rendu son appartement qu'elle ne pouvait plus entretenir, faute de l'apport financier de son ancien fiancé. Elle s'informait souvent de ce qu'il devenait, mais en l'absence totale de nouveauté, il n'y avait jamais rien à apprendre, et sa curiosité se changea peu à peu en une morne lassitude.
L'expertise psychologique eut lieu : elle conclut, après expérimentations directes et renseignements obtenus auprès de ses proches, qu'Alexander était sain d'esprit, conscient de la portée de ses actes, et que néanmoins il considérait son crime comme une juste rétribution d'un affront qu'on lui avait fait. Comme il parlait très peu, les experts s'en tinrent à des considérations générales ; il fut pourtant admis qu'Alexander entendait bien mieux le français que l'anglais, et que toute allusion au peuple britannique lui communiquait un irrépressible dégoût exprimé plus ou moins en volonté de provocation et de meurtre.
Comme il ne niait pas le crime, il serait jugé conformément aux procédures françaises applicables à un esprit reconnu responsable de ses actes.
La santé d'Alexander était bonne, et il endurait très patiemment la privation de liberté. Le détenu ne se plaignait que d'une inexplicable rougeur au cou, dont l'inflammation progressive lui causait des démangeaisons persistantes et désagréables. C'était peut-être une réaction allergique aux puces qu'on trouve communément dans les matelas de ces prisons françaises qui sont généralement fort insalubres.
Le procès eut lieu alors que je mettais un terme à ma traduction. Lisa fut invitée à témoigner, comme témoin de moralité, et je me rendis en France avec elle pour la soutenir.
La vision d'Alexander dans le box des accusés, après plus d'un an d'absence, nous fit l'effet d'un choc. C'était pourtant le même homme, physiquement semblable bien que sa tenue plus raide le fît paraître plus grand, mais rien dans son attitude, dans ses expressions, dans sa démarche ou dans sa conduite ne trahissait celui que ses proches avaient côtoyé. Il promenait partout des airs d'arrogance terrible, et sa bouche, pincée fermement comme pour résolument ne rien dire, n'exprimait que haine et mépris.
Cet homme-là, du reste, ne me reconnut point quand il me vit, c'était évident. Il parut seulement tressaillir à la vue de Lisa, mais pas davantage que quelqu'un qui se souvient d'un visage aperçu une fois et dont l'image ne lui inspire rien de plus qu'un sentiment hautain au souvenir d'une faiblesse étrangère.
Alexander n'était plus qu'un masque de morgue indéchiffrable et incompréhensible. Il paraissait plutôt pressé d'en finir que de se défendre de quoi que ce fût.
Par ailleurs, je découvris, en le regardant attentivement, qu'il était devenu droitier. Il dissimulait sous un mauvais foulard une blessure au cou dont, orgueilleusement, il préférait cacher la gêne manifeste en public.
Lisa apporta son témoignage, puis nous partîmes. Tout était si décevant que nous ne voulûmes pas rester jusqu'à la fin du procès. À peine dix jours plus tard, Alexander fut jugé coupable d'homicide volontaire et condamné à la prison pour vingt-deux ans, peine non-aménageable tant son absence de coopération et de regret incitait à l'intransigeance.
Or, il mourut quelques jours plus tard, en détention. Un médecin appelé d'urgence distingua autour de son cou une lacération profonde, et il estima que le décès était dû à une suffocation, bien que le cadavre gisait à même son lit et qu'on ne retrouvât nulle trace de la corde qui l'avait étouffé.
Le corps fut enterré en Angleterre, conformément aux désirs de sa famille. Il repose encore au cimetière de B***, où sa visite me cause chaque fois d'insupportables inquiétudes, renouvelant en moi des visions indicibles, affreuses et cauchemardesques.
Quelque chose d'immonde et de métaphysique continue de me travailler l'âme.
***
Voici enfin ce que mes traductions ont révélé. Je m'en tiendrai strictement aux faits les plus impartiaux, de façon que le lecteur vérifie par lui-même s'il ne doit pas se sentir troublé et angoissé comme je le suis aujourd'hui.
Le jour de la bataille de Patay, Thierry de Gaumont se comporta, rapporte-t-on, d'une très étrange manière. Sur un ton inhabituel, le manuscrit raconte qu'il s'en fallut de peu que le « sire hardi », comme on l'appelait alors, ne tombât de cheval, ne s'élançât dans n'importe quelle direction au gré de sa monture, et ne fût publiquement conspué par ses compagnons pour l'incompréhensible tournure de sa parole et de son esprit. Apparemment, on ne comprenait plus ce qu'il disait, comme s'il était fou ou possédé, et il parut même qu'il s'exprimait dans la langue anglaise, ce qui ne manqua pas d'effrayer ses gens qui, à l'abord d'une bataille contre les britanniques, jugèrent le fait d'un mauvais augure et parlèrent même de sorcellerie.
Ce Thierry-là, dès la première escarmouche, tomba évanoui avant d'avoir porté la première charge aux rangs ennemis. Si le combat fut gagné par les français, ce fut tout à fait sans son soutien, et ses hommes se débrouillèrent comme ils purent sous la direction d'un autre seigneur dont le nom assez glorieux n'a pas d'intérêt à être exposé ici.
Sa femme, dit le texte, Dame de Gaumont, déjà enceinte, ne reconnut point son époux lorsqu'il sortit de sa syncope. Elle le jugea mièvre, douceâtre, d'une nonchalance impossible et molle, et elle s'étonna – s'indigna presque – que son mari et maître ne l'insultât ni ne la malmenât à sa manière coutumière. Après quelques vérifications sommaires qui confirmèrent les singularités du seigneur, on l'emprisonna. Puis on fit venir des prêtres et on consulta des médecins. Les conclusions de ces hommes, selon le livre, seraient consignées dans un autre ouvrage surprenant et au titre mystique ; mais, ou que cette affirmation ne servît qu'à créer un effet de vérité au lecteur, ou que le livre se fût perdu, je n'ai pu retrouver nulle part la trace d'un tel rapport.
Enfin, le seigneur de Gaumont, après deux jours passés dans une effroyable cellule, se suicida, par pendaison, au moyen d'une corde qu'on y avait négligemment laissée.
On l'inhuma au tombeau ancestral, dans la crypte du château : c'est, à ce que j'ai cru reconnaître, la place qu'occupe aujourd'hui le sarcophage de pierre qui, dans le souterrain noir, avait subi les coups sacrilèges du mystérieux visiteur qui m'avait précédé.
Le récit de ce Gaumont s'arrête là. Il se poursuit à la naissance du suivant, qui vint au monde avec une marque de naissance curieuse au pied droit, en forme de flèche.
J'ai, depuis, renvoyé par la poste le manuscrit à un musée de France. Ils ont été bien étonnés, là-bas, de tomber si inopinément sur un tel trésor.
Je ne comprends rien de tout cela, mais je tremble. Je n'ose croire ce que me disent mes sens, mon intuition, ma raison ; rien de tout cela n'est sensé. Et cependant, quelquefois, je songe à ce que j'aurais pu faire moi-même si, un matin, je m'étais réveillé en juin 1429, à l'aube d'une bataille médiévale, parmi un peuple inconnu et frustre, au lieu du lit douillet et garni d'une adorable promise. Je ne sais si, comme Alexander, j'aurais eu seulement la force de revêtir des armes et d'enfourcher un cheval de guerre. Peut-être après tout que, initié par les songes qu'il avait déjà faits tant de fois, il se sentait encore tout imprégné de rêve, et peut-être que mû par une sorte d'habitude, il n'est véritablement sorti de ce délire étrange qu'à la vue des nouveautés de son univers, en quittant notamment la salle d'armes du château.
Ou bien peut-être qu'il fût forcé de se préparer au combat. Les livres, après tout, ne racontent pas toujours tout.
Je n'ai pas de mal à croire, en tous cas, qu'après pareille mésaventure et suivant la certitude que rien ne reviendrait jamais comme avant, il ait tâché de mettre fin à ses jours. Pensait-il que le songe s'arrêterait ainsi, comme il arrive parfois quand on veut mettre un terme aux cauchemars les plus fous ? Mourir alors, c'est recouvrer la réalité. L'horreur de ses pertes nombreuses, de toute façon, ne pouvait l'amener à regretter beaucoup l'univers qu'il quittait.
Je n'ose rien croire de cela. C'est à peine si je veux l'entendre, si je peux l'écrire.
Et pourtant, au fond de moi, j'y crois. C'est, à présent, comme un immense fardeau d'effroi que je porte en pleine âme.
Alexander, mon ami d'enfance, a toujours porté une marque au pied droit, en forme de flèche. Y comprenez-vous quelque chose ?
Je ne dors plus sans une angoisse sourde, et je ne me réveille plus sans la crainte du lieu où je me trouve. Dans l'obscurité, mon cœur palpitant et mon front fiévreux cherchent alors un secours qu'ils ne trouvent que dans la familiarité de la chambre où je suis et que je reconnais bientôt.
Mais qui sait si un autre jour... D'avoir découvert cela m'expose-t-il, en particulier, au sort ténébreux qu'a vécu mon ami ?
Je ne sais pas. Je ne sais rien. Personne ne sait rien.
Mais sous la tombe qui est ici, à B***, j'ignore qui repose : est-ce Alexander ou bien Thierry qu'il faut l'appeler ? Il m'est insupportable, en tout cas, que l'homme qui gît ici soit enseveli à la fois sous le nom d'Alexander et sous le statut de meurtrier.
C'est pourquoi j'y ai porté une plaque, hier, pour corriger l'erreur. Sur le marbre gris j'y ai seulement fait graver ces mots en lettres d'or – le graveur m'a prié de confirmer l'inscription :
Alexander Rich
1987-1429
Sa famille – ou le gardien du cimetière – la retireront s'ils le veulent.
Henry War
P.-S. : Depuis que j'ai écrit cela, une femme allemande, dont tout le monde parle, s'est réveillée dans son lit, méconnaissable. Elle ne s'exprime dans aucune langue connue, et tous les médecins s'accordent à dire que ni son cœur, ni son système hormonal, ni sa respiration, ni aucune des fonctions organiques humaines, ne fonctionne chez elle bien naturellement. C'est, de l'avis de l'un d'entre eux, comme si cette femme « n'avait jamais eu l'habitude d'exister ». Son état psychologique est si singulier qu'on craint qu'elle meure de démence à tout instant.
Mais quelle est donc, cette fois-ci, la chose qui a pris sa place, et où donc se situe cette pauvre femme à présent ?
Ç'a été son tour. J'en frémis monstrueusement d'épouvante, chaque fois que j'y pense.
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