Greymor, la maudite (poème)
En hommage à Clark Ashton Smith
Quand je me retournai, regardant vers le port
– Voyageur inspiré par la belle lagune
Par sa ville et son air sous une franche lune –,
Je ne reconnus rien de cet heureux décor !
Cependant c'était bien encore la même anse,
Mais la lune avait fui sans nuage alentour,
Et le climat si frais devenu moite et lourd
Exhalait à présent une langueur... intense !
La ville apparaissait réduite à un hameau :
Des logis de pêcheurs, silhouettes étranges,
Abaissés vers les quais dans des lueurs orange
Dénotant fauvement sur la noirceur des eaux.
Tout semblait abîmé dans une brume d'ombre.
Un silence oppressant d'une opaque torpeur
Se glissait en bavant comme une autre couleur
Et me chargeait d'effroi et de craintes sans nombre.
Ce village inconnu, inexplicablement,
Rendait une impression affolante et malsaine
De sentiments viciés, de perversion humaine,
Et j'en cherchai la cause, arrêté un moment.
Je distinguai alors des plantes exotiques
Serpentant et s'ouvrant entre les anciens murs
Et dont le parfum suave, entêtant et trop mûr
M'évoquait une fleur légendaire et toxique.
Et suintant du hameau comme une exhalaison,
J'éprouvai dans mon corps les relents d'immondices,
De folie et d'alcool, de sueur et de vice
Qui s'écoulait en rus depuis chaque maison.
C'est pourquoi je pris peur, redoutant la démence !
Ce village envoûtant d'affreuses corruptions
Me semblait receler une malédiction
Dont l'humeur exprimait une odieuse latence !
Et soudain j'entendis, surplombant l'univers,
Un murmure de foule invisible et tapie
Et dont la langue impure évidemment impie
Émanait de partout, et même de la mer !
C'était une prière inconnue et damnée
Dont les mots assemblés en un chuchotement
Produisirent dans l'air comme un frémissement...
Je m'en souviens encore après quarante années !
Et alors que ce son impossible et inouï
Atteignait dans l'espace un terrible apogée,
Déchirant le Normal, ma raison outragée
Me fit lever la tête – et je m'évanouis.
***
Lorsque je m'éveillai, la blancheur de la rue
M'étourdit un moment en pénétrant mes yeux.
Attentif, à côté, un obligeant monsieur
Me soutenait le corps dans la lumière crue.
Je repris mes esprits en ce naissant soleil.
Mon aimable assistant était un très vieil homme,
Un natif de ce lieu, un indigène en somme :
Il me donna de l'eau et de patients conseils.
Bientôt je pus parler, mais un émoi fébrile
M'empêchant de répondre aux paisibles questions
Et retournant en moi de récentes visions
Me poussa dans l'angoisse à regarder la ville :
Tout était ordinaire et je fus soulagé.
C'est alors seulement, dans cette cité sûre,
Que je pus raconter toute mon aventure
Étonnante et pénible à ce témoin âgé.
Et quand j'eus achevé ce récit incroyable,
Redoutant quelque peu le sourire moqueur
Ou la crédulité d'un trop frustre pêcheur,
Voici ce que me dit cet homme vénérable :
« Je vous crois, mon ami, sans être simple encor !
Vous n'êtes pas le seul qui vécut ces mirages ;
D'autres sont morts de peur couchés sur le pavage...
Ce bourg noir que vous vîtes s'appelait : Greymor.
Mais il fut ravagé par un vaste incendie,
Il y a de cela quatre cent cinquante ans,
Et les chants chuchotés aux timbres inquiétants
Sont un vestige affreux d'ultimes psalmodies.
Car on dit qu'en ce bourg on célébrait des dieux
Dont les noms ténébreux ne se prononcent guère,
Que l'incendie au fond fut aussi salutaire
En purifiant cet air où s'étalent nos cieux. »
À ce mot je frémis comme au seuil d'un mystère,
Tandis que se rouvrait l'insidieux souvenir,
Et je revis tout ce, qu'avant de défaillir,
J'avais presque oublié en cette autre atmosphère :
Était-ce de ce culte un des monstrueux fruits ?
Qui sait ? Mais au-dessus de cette mer sans voile
Un essaim inconnu d'étrangères étoiles
Invraisemblablement scintillait dans la nuit !
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