Cravate rouge (troisième partie)

« Une petite chose avant cela, annonça-t-il. Une dernière petite chose. »

Il regarda brièvement de chaque côté, comme s'il redoutait la présence de quelqu'un.

« Il y a longtemps, voyez-vous, que je m'interroge sur le phénomène de la perte des objets. C'est que, pour appréhender les 4% des êtres disparus que l'on ne retrouve pas, il faut aussi considérer, rien qu'un moment, que les hommes puissent s'apparenter aux choses et disparaître d'une façon semblable, de façon à découvrir si des propriétés portant sur la matière inanimée peuvent aussi s'appliquer aux êtres vivants.

« Ainsi donc, j'ai commencé à considérer, après tout, que la quantité d'objets que nous perdons était probablement bien plus massive que tout ce à quoi nous pensions : c'est que, comme je vous l'ai démontré, parmi les choses qui disparaissent, il en est non seulement auxquelles nous ne pensons plus, mais aussi et surtout bien davantage qu'inconsciemment il nous répugne à chercher : notre esprit les efface aussitôt. Je suis persuadé que si vous pouviez reprendre la liste de tous vos achats depuis le début de votre vie, vous seriez bien embarrassé de savoir où certaines de ces choses s'en sont allées.

— C'est évident, dis-je. La mémoire ne suffit pas à...

— Ne vous fiez pas à votre mémoire, m'interrompit-il. Je connais peut-être la vôtre mieux que vous ; souvenez-vous de tout à l'heure ! Vous ne savez pas ce que vous savez. »

Je me le tins pour dit, et écoutai.

« D'ailleurs, reprit-il, j'ai découvert que l'embarras causé par une disparition était bien plus violent qu'on ne l'imaginait, et que l'esprit, quand il n'avait pas d'autre choix que de la considérer en face, achoppait toujours là-dessus avec une âpreté extrême. C'est même plus que fascinant.

— Vous parlez de l'irritation et de la gêne ?

— Non. Je parle de l'invraisemblance pure et simple. De la folie née inévitablement d'une disparition.

— La folie ? »

Il s'apprêtait – je le compris à son détachement – à m'exposer de nouveau une théorie de base dont la facilité et l'évidence lui provoquaient un certain ennui.

« Voyez-vous, commença-t-il, toutes nos conceptions de la réalité sont fondées sur des observations stables. Depuis tout petits, nous voyons la balle retomber sur le sol, et nous en inférons intuitivement la loi de la gravitation. Au cours de notre enfance, nous avons ainsi réalisé grâce à nos sens des milliers d'expériences, et chacune a confirmé les précédentes, les complétant ou les nuançant quelque peu, mais jamais bien fondamentalement et de moins en moins. C'est ainsi qu'un enfant s'adapte à toute condition nouvelle de son environnement tant qu'il n'a pas été longtemps maintenu dans un environnement stable. Il y a des adolescents qui, battus depuis leur plus jeune âge, considèrent que les coups qu'il reçoivent font partie d'une sorte d'ordre naturel des choses. C'est une règle psychologique fondamentale chez les jeunes enfants qu'ils tâchent toujours premièrement à distinguer les règles de leur environnement. On peut parier que si vous éleviez un bébé en condition d'apesanteur, sa conception de la réalité – et de la mobilité – serait bien différente de celle que reçoit celui qui a l'habitude de vivre sur la terre. »

Il fit une pause. Tout était clair. Il reprit.

« Or, il est une règle quasiment immuable chez l'homme, c'est que, passé un certain degré de maturation, il ne peut plus s'adapter à un changement profond de son environnement sans en tirer quelque espèce de trouble mental. Il faut que vous compreniez cela : la condition essentielle de la santé de l'esprit humain adulte, c'est la permanence des lois du milieu dans lequel il vit. »

Je plissai les yeux. Inutile, pensais-je, de chercher pour l'instant le rapport avec le reste, mais l'exposé allait vite, et j'étais résolu à bien tout comprendre.

Il vit ma difficulté.

« Imaginez, par exemple, que tout à coup le verre que je tiens dans ma main se mette à s'élever dans les airs : peut-être qu'un très jeune enfant en rirait, considérerait simplement ce phénomène comme une nouvelle facette de sa réalité, mais vous, vous en tireriez un trouble, il vous faudrait y trouver une explication qui puisse s'accorder avec toutes les lois déjà connues de votre univers. Il serait hors de question, pour vous, que les lois mêmes puissent changer : cela vous rendrait fou d'une manière ou d'une autre.

— Probablement, approuvai-je.

— Or, ajouta-t-il, l'esprit humain entend comme une égale aberration la disparition d'une chose qu'il sait rigoureusement placée à tel endroit. Un objet ne peut pas, n'a pas le droit de disparaître. L'esprit achoppe là-dessus, il ne peut pas le concevoir ; et moins il est capable de trouver une explication concordant avec le cadre des lois de son milieu, plus il se sent déstabilisé et tâche à formuler des hypothèses absurdes et démentes. »

Il s'interrompit. Reprit.

« Votre domestique-voleur-de-bonne-volonté par exemple, était une de ces hypothèses démentes : le fruit d'une tentative d'explication impossible. »

Cela m'amusa.

« Je le reconnais à présent, dis-je. Il aurait mieux valu que je me taise !

— Ça ne fait rien, excusa-t-il, cela me sert maintenant pour vous montrer comme le cerveau fonctionne : mais il faut toujours garder cela en tête lors d'investigations sur des disparus. Les témoins eux-mêmes – qu'ils soient innocents ou victimes, peu importe – altèrent souvent inconsciemment leurs observations pour les faire concorder avec une réalité admissible. Tenez, par exemple lors de disparitions de jeunes enfants – cas au demeurant très rares : savez-vous ce que font les parents après la découverte du lit vide dans presque un cas sur quatre ?

— Non.

— Ils ouvrent la fenêtre... et ils oublient ensuite l'avoir ouverte ! C'est-à-dire qu'étant incapables de comprendre a priori comment l'enfant a pu disparaître, ils « ouvrent » cette possibilité d'explication et, ce faisant, ouvrent du même coup leur esprit à l'entendable et se sentent quelque peu rassurés : l'enfant a été emporté par quelqu'un venu de l'extérieur, c'est tout simple ! Toute autre hypothèse leur a paru immédiatement incompréhensible et contre nature : elle leur était tout bonnement insoutenable ! Il est même arrivé que les deux parents aient contribué à ouvrir cette fenêtre, et qu'aucun d'eux ne puisse s'en ressouvenir, même après en avoir visionné la preuve sur des vidéos de surveillance.

— Incroyable !

— C'est vous dire, alors, lorsque vous perdez au contraire un petit objet de rien du tout, combien il est facile de se figurer ne l'avoir jamais possédé, et de l'effacer tout à fait de sa mémoire. De sorte qu'à l'occasion, même des témoins nombreux peuvent nier l'existence de choses d'une relative importance. Cela suffit à expliquer le phénomène de l'hallucination collective quand un nombre de personnes imprégnées d'une même conception du vrai veulent avoir vu quelque chose pour justifier une réalité considérée comme infaillible et certaine. Il semble qu'on puisse, à dire vrai, fabriquer ainsi de la réalité aussi bien qu'on peut en détruire : c'est l'une des facultés de l'esprit humain de se créer à toute force de la vraisemblance – et cette vraisemblance, croyez-le bien, a exactement pour l'homme toutes les propriétés de la vérité. »

Je dus paraître sceptique sur ce point, car il enchaîna de la façon suivante :

« Mais peu importe, ce n'est pas précisément de cela que je veux parler, mais du fait que, chaque fois que l'on perd quelque chose, l'esprit ressent une anormalité, une déviation, une aberration des lois naturelles inscrites en nous comme un principe de permanence : nous constatons que la chose n'est pas à sa place, et personne ne l'en a apparemment déplacée. Or, il est tout à fait possible que le cerveau, qui après tout est bien capable d'oubli, ne considère une perte que lorsqu'il la suppose imputable à une action humaine. Je veux dire que si votre esprit admet que l'objet peut avoir été déplacé à votre insu, il tiendra compte de la disparition en dépit de tous les désagréments que cela implique, tandis que s'il comprend que la chose ne peut pas avoir été bougée, il choisira d'ignorer autant que possible ce contre quoi il n'a de toute façon pas de remède : il oubliera alors la possession et l'existence même de cette chose.

— Tout cela est intéressant en théorie, mais ce que je ne comprends pas c'est pourquoi diable le cerveau admettrait-il qu'un objet n'ait pas pu être déplacé par un tiers ?

— Parce qu'il est des circonstances où la disparition d'une chose ne répond à aucune logique vraisemblable, où l'objet ne peut logiquement avoir été déplacé par un tiers. Il faudrait y trouver des hypothèses tellement alambiquées et absurdes que la raison les rejetterait encore plus vite que celle que vous avez pu naïvement émettre tout à l'heure pour expliquer la perte de votre cravate rouge.

— Je crois, marmonnai-je avec humeur, que je m'en souviendrai longtemps, de ma cravate rouge.

— Ne vous formalisez pas. Le cas était juste symptomatique.

— Mais quels exemples auriez-vous donc à fournir de disparitions invraisemblables ? Je vous demande cela : encore me semble-t-il, suivant votre idée, qu'il serait impossible de se les rappeler, puisque l'esprit s'en sentirait si troublé qu'il tâcherait aussitôt de les oublier. Par conséquent, vous auriez raison sans jamais être en capacité de le prouver, faute de réfléchir avec un autre cerveau que celui d'un homme. Notez bien : pourquoi pas ? Il existe après tout des physiciens qui n'ont pas besoin de voir une chose pour affirmer son existence. N'empêche, ça me paraît toujours embarrassant, une théorie impossible à démontrer par la pratique... »

Il se tut, garda le silence. L'avais-je piégé ? J'avais en tout cas pénétré l'aporie – la contradiction insoluble – de son système de raisonnement.

Il me regarda calmement. Il n'avait pas l'air vexé, sa respiration ne semblait pas brisée sous le coup d'une vexation imparable. Il paraissait même, curieusement, redevable de cet assaut porté contre sa réflexion, et il me considérait, je crois, avec le respect d'un homme qui mesure soudain la force de son adversaire et qui l'en apprécie davantage.

« Je pourrais, dit-il alors, vous dresser par exemple la liste considérable d'animaux de compagnie qui ont disparu dans des conditions inimaginables...

— Mais ça ne servirait à rien, rétorquai-je. Voyez-vous, mon beau-père a perdu il y a cinq ans un très joli chien de chasse qu'il appréciait beaucoup. Par mégarde, il l'avait laissé libre dans son jardin au lieu de le serrer dans sa remise habituelle. L'animal simplement aura profité de cet oubli et trouvé un moyen de s'évader : même mon beau-père en convient. Cela ne prouve rien. Du reste, un être mobile dispose toujours d'une faculté de plus pour disparaître, à savoir : ses pattes.

— Vous l'avez dit : ça ne servirait à rien. Pour autant, je juge très possible également que votre beau-père n'ait rien oublié du tout, qu'il ait bien remisé l'animal comme d'habitude, mais que, l'ayant constaté disparu sans la moindre explication possible, il ait aussitôt fait de se persuader qu'il avait commis une erreur, puisqu'il le fallait.

— Séduisant, commentai-je. Mais une nouvelle fois : indémontrable. »

Il respira un moment, plus profondément qu'à nul autre moment que nous avions passé ensemble. L'ombre autour de nous paraissait plus dense, le silence plus lourd, bien que la nuit fût complète depuis le commencement et qu'en bas les voix des convives eussent toujours été assourdies par les pierres et le plancher. Il cherchait à déguiser sa nervosité, hésitait à dévoiler quelque chose. Il parut prendre alors une sorte de résolution intérieure et, enfin, se lança :

« Quelquefois, prononça-t-il, certains intérêts supérieurs obligent les hommes à tenir compte même des disparitions les plus insolites. Cela est arrivé, voyez-vous, des dizaines, des milliers de fois depuis que l'homme existe et dispose d'une bonne mémoire. Et non seulement il n'y a pas que de petits objets qui disparaissent, mais, dans certaines circonstances, de grandes, d'immenses choses peuvent également s'évanouir sans laisser la moindre trace. »

Je le laissai poursuivre. Il fallait nécessairement, songeai-je, que viennent bientôt les exemples.

« Bon sang ! éructa-t-il, je ne sais même pas par où commencer ! Il faudrait débuter par la fin, par les conclusions mêmes, pour que vous compreniez la façon dont presque tous les événements inquiétants de l'histoire humaine sont liés à des disparitions ! Mais il faut des circonstances bien particulières pour les prendre au sérieux. Par exemple des guerres.

— Des guerres ?

— Bien sûr des guerres ! Autrement, personne ne s'y intéresse ! Songez-y : dans tous les pays développés où l'on recense rigoureusement les disparitions d'individus, on dénombre par an environ un avis de recherche pour mille habitants. Or, comme je vous l'ai dit, 4% des disparitions déposées ne débouchent absolument sur aucun résultat administratif. Mettez donc tout ceci sur sept milliards d'habitants sur terre comme si tous les pays du monde étaient en mesure d'enregistrer ces déclarations, et vous verrez qu'en temps de paix, d'une façon plus que surprenante, d'une façon scandaleuse même, personne ne se soucie raisonnablement de la prodigieuse quantité d'individus qui disparaissent continuellement. Et ce nombre est pourtant astronomique ! En revanche, en temps de guerre...

— Attendez ! attendez ! » l'interrompis-je.

Obnubilé par le calcul qu'avait fait naître en moi cette rapide suite de statistiques, je ne pouvais maintenir suffisamment mon attention pour continuer à suivre ses développements.

« Vous dites, repris-je, 4% de un pour mille, c'est cela ?... Quatre pour cent mille donc. Soit, sur sept milliards... Laissez-moi une minute...

— Environ 280 000 disparitions non élucidées sur terre, chaque année. C'est juste.

— Attendez ! objectai-je. Il y a forcément des doublons ! Je veux dire : il se produit forcément qu'une même disparition soit enregistrée plusieurs fois. Vous ne pouvez nier que, même avec les recoupements, cela puisse arriver, ne serait-ce que d'un point de vue purement comptable ! Et cela gonflera artificiellement la somme !

— C'est possible en effet, mais c'est sans aucun doute de plus en plus rare avec les techniques modernes. Ça ne change pourtant pas grand-chose au nombre global, parce que j'ai tout lieu de croire que certaines disparitions ne sont jamais déclarées. Pour la raison que je vous ai expliquée tout à l'heure : par tranquillité d'esprit. Du reste, il est généralement une condition bien spécifique pour que des disparitions se produisent, et c'est ce dont je vous parlerai tout à l'heure.

— Mais alors, vous dites qu'il faut admettre que près d'un million de personnes disparaissent sur terre tous les quatre ans !

— C'est, dit-il avec une placidité stupéfiante, une statistique à peu près officielle. »

J'en fus sidéré, incapable de mesurer les conséquences d'une telle proportion.

« Vous voyez, dit-il. Et vous n'en aviez jamais entendu parler. Je vous le dis : cela n'intéresse personne. Savez-vous ce que représentent ces disparitions rapportées à chaque État ? pas grand-chose, un nombre relativement insignifiant, jugé même négligeable. En outre, il s'agit d'une réalité bien plus qu'inconfortable pour l'esprit : embarrassante pour les polices, pour les Nations, qui devraient admettre qu'une partie de leurs administrés et de leurs électeurs échappent à leur juridiction. Et encore, ce nombre impressionnant ne vaut que pour les humains : ni les objets ni les animaux disparus ne sont précisément recensés, si l'on excepte les déclarations de perte qui sont très loin d'être systématiques. »

Cette digression devenait assez vertigineuse. Je décidai de revenir au point de départ.

« Mais pourquoi dites-vous que c'est en temps de guerre que les hommes sont les plus sensibles aux disparitions ? Il me semble au contraire que c'est justement en temps de guerre que la vie humaine est...

— Sous-estimée ? finit-il. C'est plus ou moins vrai, mais seulement d'un point de vue moral. Sans aucun doute, les soldats sont parfois abandonnés à la mort – nous dirons décemment : "parfois", n'est-ce pas ? – et il n'est pas rare qu'on ne parvienne pas à retrouver leurs corps. Ceci dit, on en tient alors toujours un compte plus minutieux, ainsi que des pertes matérielles. Les États-majors tiennent à justifier de tous les moyens utilisés. Toute dépense est scrupuleusement expliquée.

— Oui. Je comprends.

— Eh bien ! figurez-vous que dans tous les conflits – tous sans exception – il n'est pas une armée – pas une ! – qui ne se soit inquiétée de la disparition de ses soldats – ouvertement ou de façon confidentielle. Le monde ne manque pas d'exemples, écoutez... »

Et il poursuivit pendant, peut-être, une dizaine de minutes, où il dressa de mémoire une impressionnante liste de faits historiques et passés, depuis, je crois, une légion romaine entièrement volatilisée, jusqu'à des disparitions de flottilles aériennes et navales, en passant par des régiments subitement introuvables, dont le ministère avait soupçonné l'ennemi de les avoir secrètement décimés cependant que, dans le même temps, l'ennemi lui-même formulait de pareilles hypothèses sur certaines de leurs troupes également disparues.

Mais enfin, je ne me souviens pas des détails de cela. Il cita des bâtiments de guerre, mentionna des dates et des lieux variés, évoqua à un moment, je crois, la ville de Philadelphie, un mystérieux vol 19, ainsi qu'un régiment à Norfolk. Je suppose que tous ces faits peuvent être vérifiés ; je n'ai pas procédé à ces collationnements moi-même. La précision de mon interlocuteur me paraissait suffisamment éloquente pour que, si la moitié seulement de ces événements étaient avérés, n'importe qui pût en être profondément affecté et troublé.

« Du reste, enchaîna-t-il, on prétendra toujours que ces avions, que ces bateaux, que ces hommes, ont succombé à des manœuvres ennemies : cette excuse est facile et relativement apaisante après coup. Pourtant, on concèdera qu'elle ne vaut qu'en temps de guerre : mais ne vous rappelez-vous pas, par exemple, ce qui advint du vol commercial... » (je n'ai pas noté le numéro) « ...qu'on a supposé sombré en mer il y a moins de deux ans et dont on n'a, à ce jour, toujours pas retrouvé le moindre débris ? »

Curieux : j'avais même oublié cet événement désastreux et accablant qui était parvenu, durant plusieurs semaines, à plonger le monde dans une sorte de stupéfaction malsaine.

« Et diriez-vous que c'est un petit objet, une chose minuscule qu'on peut aisément perdre, qu'un avion de ligne avec à son bord plus de deux cents personnes et qui parvient à se volatiliser d'un seul coup de plusieurs écrans-radars ? Mais ce n'est pas tout, et ce phénomène peut encore ne pas se limiter à soixante-dix tonnes de ferraille... »

Il livra, là encore, une liste stupéfiante d'histoires étayées, offertes en vrac, déroulées comme on éventre un sac à coups de couteau, relatées dans l'ordre chronologique – mais je ne puis me rappeler exactement la teneur de chacune. Je me souviens qu'il s'arrêta longuement sur l'idée que de larges groupes de population – des villages entiers, plusieurs centaines d'individus ! – s'étaient déjà évanouis tout à coup sans laisser de trace, et que ces disparitions de masse, soudaines au point qu'en certains cas on ne pouvait nier qu'elles s'étaient réalisées en une poignée d'heures, ne remontaient pas toutes au temps des légendes, des superstitions et des extrapolations suspectes. Tout ce dont je me souviens encore concerne une communauté d'esquimaux, une colonie britannique, un village au Brésil ainsi qu'un autre, américain, qui, si ma mémoire est bonne, se situait au Kansas (État qui, fondé si je ne m'abuse au XIXème siècle, ne renvoie pas pour le moins à l'idée d'une époque mythologie dénuée de tout esprit de véracité et de méthodologie historique).

Il évoqua des endroits également où des disparitions avaient tendance à se produire en nombre anormalement élevé, quoique impliquant généralement un petit nombre d'individus à la fois et le plus souvent une personne seule. Il passa bien vite sur le fameux triangle des Bermudes – je m'en souviens bien – qui lui inspirait une certaine méfiance et qu'il jugeait un cas difficile et douteux ; et il mentionna d'autres lieux singuliers – inconnus par moi – dont je ne me rappelle pas grand-chose, sinon une ville (une forêt ?) du nom de Berrington (ou est-ce Bellington ?), ainsi que l'évocation des parcs nationaux américains où, disait-il, les statistiques relatives aux disparitions connaissent un taux incontestablement élevé et aberrant.

Et je l'écoutais avec fascination comme un enfant écoute une histoire à faire frémir, et je frémissais moi-même, non tant parce que j'étais naturellement sensible et attiré par ce genre d'histoires – ceux qui me connaissent me tiennent pour un esprit sceptique et pondéré – mais parce qu'il régnait autour de ce discours une matière profondément scientifique et rigoureuse et une profusion de faits si aisément vérifiables qu'il s'en serait fallu d'une minute pour attester – ou démentir – leur vérité et leur concordance. Or, un homme qui ment, qui se sait imaginer et proférer des fables, n'insère pas sans cesse dans ses allégations de quoi le trahir comme cent preuves évidentes susceptibles de déjouer ses parjures. J'aurais pu noter certaines choses – je n'ai même jamais été tenté de le faire –, et une seule contradiction découverte eût aussitôt renversé tout l'édifice de son discours, mais il ne faisait aucun doute que l'homme devant moi, s'il se trompait peut-être, n'avait du moins pas la moindre intention de me duper : il parlait comme quelqu'un qui ne cherche pas à convaincre quelqu'un d'autre, il se contentait d'énumérer simplement, sans effet particulier, ce qu'il avait minutieusement étudié – souvent même ce qu'il avait recherché sur place au prix d'assez grandes dépenses et de déplacements lointains, sans autres succès que des témoignages supplémentaires à ajouter à sa collection. Il était même sceptique lui-même, et probablement davantage que je ne le suis. Pour un cas qu'il soulignait comme difficilement réfutable, il en avait rejeté des dizaines d'autres comme insuffisants, peut-être véritables en fait mais dont les éléments de preuve manquaient : il disait que les disparitions insensées – insensées : je me souviens à l'instant de ce mot qu'il employa – étaient si communes qu'il importait surtout de ne se focaliser que sur les cas plus indéniables, quitte à négliger injustement comme indémontrables de vrais rapports mal étayés, plutôt que de s'embarrasser à chercher sans espoir des indices trop rares ou inévitablement manquants.

Tout en ce propos était si étonnant, si glaçant, si loin de toute logique conventionnelle et en même temps si apparemment indiscutable, qu'un fascinant malaise sourdait de ma conscience, comme si une chose répugnante était présentée devant moi que je ne souhaitais pas voir mais qu'une soif instinctive et inextinguible me commandait d'examiner les yeux grands ouverts. Je ne sais si j'avais le souhait de nier, ni si j'étais en mesure de la faire : mon esprit n'était pas fermé à la contradiction, pas plus – on l'a bien vu – qu'il n'était obtus pour tout admettre sans résistance. J'avais confiance il est vrai, mais c'est uniquement parce que mon interlocuteur, par une saine raison pratique qui concordait avec la mienne, m'avait placé dans une disposition d'esprit où mon sens critique ne rencontrait nulle objection – je l'écoutais, si vous préférez, comme un philologue parcourt l'ouvrage d'un auteur nouveau, avec méfiance et circonspection d'abord, puis, à mesure qu'il ne trouve pas d'inconvénient à ce qu'il découvre, avec plus de facilités et de rythme, sans s'empêcher pourtant, par moments aléatoires, de procéder à des tests sur des segments pris au hasard mais sans y débusquer davantage de faiblesses ou d'erreurs.

J'étais captivé – capturé peut-être. Et pourtant, non incapable de réagir, je me souviens de lui avoir remarqué ceci, vers ce qui ressemblait au terme de son exposé :

« Il me semble que vous évoquez surtout des circonstances où des individus – il peut aussi s'agir de groupes – sont spatialement isolés. À vous entendre, il s'agit toujours de gens qui, à quelque moment précis, se sont retirés de la vue des autres – promeneurs, petite escadre voire communauté plus ou moins sectaire. Vous devez pourtant bien reconnaître que pendant ce bref espace de temps, il a effectivement pu se produire quelque chose de nature à expliquer leur disparition. Voyons : un crime ou une fuite est vite arrivée par exemple. Un randonneur qui quitte le sentier d'une forêt peut se perdre d'un coup et marcher ainsi dans une direction apparemment absurde pendant des dizaines de kilomètres.

— C'est en effet ce qu'on prétend toujours. Notez bien : il faut encore à chacun une explication d'un ordre conventionnel. Mais si en revanche la disparition a lieu si vite qu'elle rend invraisemblable l'hypothèse d'un crime ? S'il n'y a nulle trace de lutte ou de sang ? Si le disparu est un homme impotent reposé sur une chaise et votre randonneur un garde-forêt expérimenté ? Eh bien ! tous ces cas se sont produits. Quelle supposition stupide y proposera-t-on encore ?

— Je ne sais pas, résistai-je. Mais il faut bien chercher une raison.

— Comme par exemple, m'opposa-t-il, ces histoires ridicules d'enlèvement par des extraterrestres, histoires que des disparus eux-mêmes soutiennent mordicus pour justifier d'avoir été retrouvés nus à des kilomètres de chez eux ?

— Non, pas ce genre de raisons...

— Ce sont pourtant des raisons parfaitement solides pour eux ! Je vous l'assure, j'en ai rencontré plus d'un, et je vous mets au défi de leur faire changer d'avis sur le souvenir de ce qu'ils ont vécu ! Mais nous savons qu'ils ont inventé tout cela, n'est-ce pas ? Et nous savons pour quelle raison : comment voulez-vous qu'ils acceptent la vérité si elle dépasse de très loin pour leur entendement limité l'ordre habituel des choses ? Alors, ils imaginent des histoires qu'ils estiment plausibles, qui sont dans l'air du temps. Au moyen-âge, on prétendait avoir été pris par un démon ou emmené pour témoigner du paradis. Chaque époque à son illustration crédible.

— Mais alors, demandai-je exaspéré, qu'est-il vraiment arrivé à toutes ces personnes et à toutes ces choses qui ont disparu ? »

C'était là le nœud du problème, tout ce à quoi se résumait notre discussion. Il eût été inutile d'aller plus loin sans répondre à cette question.

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