Cravate rouge (première partie)
Je reconstitue de mémoire. Je ne suis pas écrivain et je ne veux rien inventer ; j'espère me sortir de cette narration sans trop d'effet de suspense ou de style. D'ailleurs, j'ai plus que probablement oublié certaines choses en dépit de ma « remarquable » mémoire – tel fut le mot. Je me connais plutôt bien, et je sais que, généralement, ce sont les chiffres et les noms propres qui m'échappent ; certains doivent manquer. Mais qu'importe, car pour l'essentiel je ne dois pas être éloigné de la réalité.
Voilà : l'autre jour, j'ai eu une longue discussion avec un policier – un « ex-policier ». Une conversation curieuse. Plutôt inconfortable. Il s'y est mêlé l'impression troublante d'une forme de folie à laquelle pourtant il m'est impossible d'attribuer un nom et pour laquelle tout symptôme m'a semblé absent, à l'exception peut-être d'un étrange sentiment d'inquiétude et de terreur latente qui m'occupa durant une grande partie de l'entretien.
À vrai dire, je ne crois pas avoir parlé avec un fou, bien que je ne sois pas aliéniste. Il serait désobligeant – inélégant d'une certaine façon – de le penser, mais il y a par ailleurs bien des raisons pour me persuader que cet homme était tout à fait sain d'esprit.
J'ignore si cette relation pourra intéresser quelqu'un.
C'était lors d'un dîner organisé par ma femme. Organisation classique, relations mondaines, repas entre dames et gentlemen, excellents vins et quelques cigares en dessert. L'homme était à l'écart depuis un moment, tandis que je fumais en compagnie d'invités. Un monsieur discret, semblait-il, sans affectation. Je ne l'avais jamais rencontré. Il m'intriguait un peu, surtout parce-que j'avais entendu dire qu'il était policier à la retraite, et cet homme me paraissait trop jeune pour toucher déjà une pension.
Je me suis approché seul, et nous avons commencé à parler.
C'était un homme assez quelconque, distingué comme chacun, plutôt aimable, environ quarante ans. Je ne veux pas m'étendre sur une description ennuyeuse, il me suffit de dire que ses manières étaient sans reproche et sa voix parfaitement audible. À la réflexion, il y avait peut-être aussi en lui comme un reste de tension amassé et prêt à affleurer, mais c'était insensible dans le premier moment ; du reste, peut-être l'ai-je inventé après coup. Pourtant, si imperceptible soit-elle, cette impression singulière pouvait suffire à expliquer le vide formé par les autres convives autour de lui.
Je me demandais bien pourquoi ma femme l'avait invité.
Debout dans le grand fumoir, il tenait un verre de scotch, endurant plaisamment la conversation. C'était, pour le moins, un homme cultivé et adroit d'esprit – quoique peut-être pas précisément spirituel au sens mondain. Je décidai d'être franc, tirant parti de cet engagement agréable, et l'interrogeai sur sa profession. « Retraité, répondit-il. De la police ». Bien décidé à ne pas en rester à cette énigme, je fis part de mon étonnement quant à son âge, de façon qu'il fût forcé de s'expliquer.
« On me paie pour ce que je sais ! répondit-il en souriant. Il y a des secrets que l'on ne voudrait pas que je révèle ».
C'était un mystère étrange, j'ignorais même s'il était fait par plaisanterie. Je pris le parti d'en rire : je connais assez ma femme pour la croire incapable d'inviter même par hasard un agent secret ou quelque curiosité approchant. Il me regardait d'un air de curiosité et de connivence, portant son verre à ses lèvres, bizarrement, aussi, fort détaché de ma personne, comme si d'un instant à l'autre je pouvais m'éloigner sans une parole ou bien disparaître et qu'il n'eût vu en moi qu'un intermède éphémère et distrayant mais destiné à s'évanouir.
« Ma foi, monsieur, dis-je mi par plaisanterie mi pour la repartie, il y a nombre de gens qui détiennent des secrets que personne ne voudrait voir dévoilés ! Il y a par exemple ici un homme très respectable qui pourrait vous communiquer précisément le jour où l'action de la Compagnie *** connaîtra une forte baisse, et là-bas un gentleman de grand honneur qui serait inquiet sans doute si l'on révélait le nom de la dame à l'origine du poste d'ambassadeur qu'il a obtenu tout récemment. »
Du bout du nez, je lui indiquai les personnalités dont je parlai.
« Pas mal, dit-il... pour des mystères connus de tous ! Vraiment, vous m'amusez : quant aux prodiges dont il s'agit, sauf votre respect, il n'y a là pas de quoi bouleverser tout un homme !
— Vous m'en direz tant ! Faites m'en donc voir, vous, des prodiges, puisque vous êtes si fort !
— Mais je ne prétends pas en être capable plus que vous ! Du reste, rivaliser avec des secrets de cet ordre !
— Alors quoi ? Vous ne me direz pas, à moi, ces mystères qu'on vous défend de dire ? Mais de quoi s'agit-il au juste ? »
Je l'avais certes piqué quelque peu et mis au défi, mais il disposait encore d'une grande latitude pour se dérober : un mot spirituel, une de ces façons habiles – si grossièrement visibles – de détourner la discussion, une excuse quelconque : il existe toute une gamme de faux-fuyants astucieux et mondains qui permettent de se tirer à bon prix d'une indiscrétion réclamée sans perdre la face.
Une dame eût rétorqué simplement : « Quel incorrigible curieux ! ».
Mais lui, sans sourciller, me lança droitement son regard – le sourire aux commissures des lèvres n'était plus qu'un vestige. Je ne sais pourquoi, en ce moment, au lieu de refuser nettement à se livrer, il hésita, tenu sur le fil d'une réflexion, d'un doute, d'un – possible. À dire vrai, j'étais peut-être plus sérieux que je ne l'ai prétendu, et peut-être aussi plus défiant ; j'avais peut-être plus d'inexplicable sympathie pour lui que je n'aurais voulu en montrer ; j'étais peut-être plus proche de lui – de son âme même, comme deux amis qui se reconnaissent et se ressemblent – que je n'oserai jamais l'avouer.
Que cette digression soit oubliée, elle est probablement d'une stupide sentimentalité : je n'y reviendrai plus.
Toujours est-il qu'il me fixa avec circonspection et que, l'instant suivant, il parut trancher – j'ignore en faveur de quoi – qu'il répondrait à ma question. Ce faisant, je discernai aussitôt, dans la courbure de ses épaules, comme une résignation profonde, un regret avant-coureur, le poids d'une lassitude infinie. Il leva son verre, engloutit son contenu. Je compris dès cet instant que tous les efforts de mon interlocuteur lui serviraient exclusivement à garder une apparence de dignité qu'une incompréhensible appréhension lui faisait craindre de perdre.
Il fit alors un geste, et je compris qu'il me demandait s'il était possible de trouver un lieu où nous pourrions être tranquilles. Je le guidai à l'étage. Il y a là-haut une bibliothèque très commode, bien insonorisée, flanquée d'un salon de lecture qui sied bien aux conversations calmes et sérieuses.
Quand nous entrâmes, je l'invitai à prendre un fauteuil et remplis nos verres avec un autre scotch qui trainait. Je m'assis à mon tour face à lui, et il y eut un court silence, très vide, très glaçant, pendant lequel je me sentis affreusement gêné : c'est que j'avais l'air de réclamer quelque chose, et il semblait contraint à présent de me la communiquer. Cette apparence d'obligation était un supplice qu'il eut l'intelligence et le bon goût de ne pas laisser s'installer.
Il me regarda alors, et je remarquai pour la première fois ses yeux perçants, et la façon particulière qu'il avait de contrôler ses gestes, du moins de se mouvoir avec économie. C'est là, je crois, que je perçus le soin qu'il mettait à ne pas se laisser impulsivement aller, comme peut-être son naturel le lui commandait. Redoutait-il, dans cette circonstance de confidence, d'être gagné d'émotion ? Je l'ignore. Mais cet effort sensible créait une tension particulière.
Il coupa court au silence, au milieu de l'odeur de vieux livres et de bois usé. Sa voix reprit alors, il me sembla, avec plus d'élégance et de distinction :
« Voyez-vous, cher monsieur, j'occupais il y a peu une place particulière au sein de la police de notre pays. »
Je demandai tout naturellement de quelle place il s'agissait.
« Je suppose, dit-il, que vous ignorez qu'il existe une unité spéciale dédiée uniquement à la recherche des personnes disparues. »
J'avouai sans honte mon ignorance sur ce point.
« Eh bien, reprit-il, j'occupais un emploi dans l'une de ces unités. »
Il se tut – c'était peut-être une façon de vérifier si son discours provoquait chez moi les sentiments appropriés. Sincèrement curieux, je demandai aussitôt :
« Était-ce une bonne position ?
— Cela dépend de ce qu'on entend par bonne. Pour ce qui est de la rémunération, cela ne vaut pas les appointements des gentlemen que vous avez eu l'honneur de désigner tout à l'heure. Mais pour ce qui est de l'intérêt...
— Intéressant, oui ?
— Passionnant, vraiment, à un point que vous ne croiriez pas.
— Vous deviez... retrouver des personnes disparues, c'est cela ?
— Exactement, monsieur. »
Calé roidement dans son fauteuil, il affectait un détachement plutôt froid, mais sa voix contredisait nettement ce sentiment de recul.
« Tous les services de police, poursuivit-il, absolument tous, ont tôt ou tard affaire à la section des disparus. C'est, voyez-vous, qu'il se trouve toutes sortes de raisons pour lesquelles on peut désirer retrouver une personne. Il y a les criminels en fuite – en cavale comme on dit – qui tâchent à traverser les frontières ou à demeurer un certain temps tapis quelque part. Il y a les victimes d'enlèvements – les « kidnappés » – dont l'investigation suppose encore la recherche d'un criminel. Et puis il y a l'immense majorité des cas, constituée par tous les types de fugues – enfants, adolescents, et même adultes –, tous ceux qui, un jour, décident volontairement d'essayer de disparaître pour échapper à... que sais-je ? Il existe une grande variété de motivations qui poussent les gens à vouloir quitter leur vie ou leur milieu. Vous par exemple, vous pourriez avoir envie de vous enfuir, mettons – d'un dîner entre gentlemen ! »
Il s'efforçait de prouver par la plaisanterie qu'il était à son aise, et cependant je sentais que tout cela n'était encore que la présentation relativement simple et formelle de quelque chose de bien plus substantiel et sérieux.
Je ris pourtant et assez haut, aussi bien pour l'encourager à poursuivre que pour me dégager de la tension étrange qui m'enserrait les épaules. La bibliothèque était sombre, et les livres rendaient un silence que je n'avais jamais éprouvé.
« Sans doute, dis-je, et c'est ce que nous avons fait ! Mais je crois être entre de bonnes mains avec vous ; vous me reconduirez au grand salon si je m'échappe trop longtemps, n'est-ce pas, monsieur le spécialiste ? »
Nous rîmes un instant, puis je repris sérieusement :
« À part ça, est-ce tout ? Je veux dire : pas d'autres causes identifiables de fuite ?
— Si l'on excepte encore les quelques cas d'aliénés, c'est à peu près tout.
— Et vous retrouvez toujours les disparus ? »
Il fit ici une pause presque insensible. Je la sentis néanmoins.
« Notre police obtient 96% de réussite. Cela signifie concrètement que, dans un pays bien organisé comme le nôtre, presque toute personne portée disparue est retrouvée... j'allais ajouter : aussitôt.
— Comment ça : aussitôt ?
— Je veux dire que s'agissant des causes de disparition que nous avons mentionnées, la cible – pardonnez ce mot, c'est ainsi que nous appelons la personne recherchée – est presque toujours retrouvée en moins de 48h. C'est que le temps, voyez-vous, est un paramètre essentiel de ce travail. Parce que plus une personne a eu le temps de quitter un lieu...
— ... et plus elle risque de s'être éloignée de son milieu d'origine.
— C'est exactement ça. »
Je crois qu'une sorte de camaraderie – pour ne pas dire d'amitié – s'installait peu à peu entre nous, en dépit du sentiment d'inéluctable où je me sentais baigné. En cette atmosphère curieuse, je désirais m'offrir le temps de réfléchir, de comprendre vraiment : certaines ambiances, comme ici, sont propices aux épanchements. Peut-être était-ce une façon de retarder l'achèvement du problème dont la teneur risquait d'être déplaisante.
« Et en quoi était-ce un travail passionnant ? osai-je. Bien sûr, je ne veux pas dire...
— Laissez ! laissez ! fit-il papillonner sa main d'un regard amusé. Je vais vous expliquer. »
Il s'avança un peu sur son siège. Ses yeux commençaient à pétiller.
« C'est surtout, reprit-il, la dimension théorique qui est stimulante. C'est ce que j'appellerais le facteur psychologique. »
Il reprit :
« Chaque situation est unique. Il faut tâcher de deviner où s'est rendue la cible, ce qu'elle a pensé, ce qu'elle a fait, les obstacles qu'elle a rencontrés – qu'elle croit avoir rencontrés –, le tout en fonction de son âge, de son sexe, de son milieu, de ses ressources mentales, etc. Bref, il faut se mettre exactement à sa place. Rien que pour cela, il y aurait de quoi satisfaire un amateur d'énigmes. Même si, le plus souvent, le mystère n'est pas vraiment compliqué.
— Vraiment ?
— Vous savez, les gens sont en général assez prévisibles et pas très malins. Prenez par exemple un enfant perdu sur une plage : savez-vous dans quelle direction il marchera ?
— Je ne sais pas. Pourquoi d'abord marcherait-il ?
— Il marchera parce que, psychologiquement, il se sentira le devoir de faire quelque chose. Il voudra se sortir lui-même d'une situation de tension inhabituelle où il s'est mis, quitte à l'aggraver. Ainsi, un enfant affolé ne peut pas se retenir de faire quelque chose très longtemps... Alors ? dans quelle direction ?
— Je ne sais pas, dis-je...
— Réfléchissez ! ordonna-t-il plus vivement. Réfléchissez pour de vrai, s'il vous plaît. Mettez-vous effectivement à la place de l'enfant. »
L'enfant : cela m'aida, je pense, j'entends l'enfant et non pas un enfant : comme s'il existait. Après tout, cela pouvait bien se produire, c'était même forcément arrivé plus d'une fois.
À ce moment, je fis un véritable effort d'imagination. Je me représentai la plage du Sud de la France où je passais autrefois mes vacances. Il suffisait de me figurer là-bas parmi la foule, et non plus ici sur le bateau où j'étais avec mes parents. Voyons, songeai-je, j'ai perdu mes parents. Il y a du monde autour. Les gens s'amusent et crient. Aller voir le maître-sauveteur ? S'il y en avait un, je ne serais sûrement pas perdu...
Je tournai brièvement le regard dans la direction de l'homme : ses yeux allumés paraissaient dans l'ombre me scruter en silence. Il ne fit rien pour m'aider ou pour prendre la parole. Je tâchai de ne pas me laisser distraire.
J'aventurai enfin :
« Je crois que je marcherais dos au vent. Je veux dire : le vent me venant dans le dos.
— Ce serait plus confortable pour un enfant en effet, et vous avez presque raison. Sauf que le vent vient presque toujours de la mer, c'est-à-dire qu'il vous faudrait vous éloigner de la plage.
— Ah oui ! dis-je confus. C'était stupide...
— Pas du tout, m'encouragea-t-il. Au contraire, vous avez bien intégré la dimension psychologique du problème : l'enfant-type, dans l'inconnu, marche toujours dans la direction qui lui est la moins pénible, c'est-à-dire non pas le vent dans le dos – car vous l'avez compris, il lui faudrait changer de décor et remonter par exemple vers les dunes ou vers la ville et cela ne lui semblerait pas du tout le lieu approprié où il lui faudrait chercher – mais bien plutôt – dos au soleil.
— Bien sûr ! m'exclamai-je.
— Vous l'aviez presque deviné.
— Et vraiment, cela fonctionne ? Je veux dire...
— Vraiment oui, du moins presque dans tous les cas où il y a du soleil. Ce sont des choses qu'on finit même par apprendre par cœur.
— Passionnant ! » dis-je encore tout saisi d'intérêt par ce que je me sentais avoir été à deux doigts de trouver moi-même.
Il me laissa me replonger un moment dans la considération du problème. Il y avait, en effet, quelque chose de jubilatoire à augurer ainsi de pareilles choses.
« Donc, dans cette situation, conclut-il, si l'enfant s'est perdu par un après-midi ensoleillé, il faudra plutôt le rechercher à l'est de sa position initiale ; c'est par là qu'on aura le plus de chance de le trouver. »
Je le regardais, approbateur.
« Cet exemple, dit-il, doit surtout vous donner à mieux comprendre que le champ des investigations se conçoit en raison proportionnelle de l'imagination de la cible. Ainsi, si le disparu ne prend que des initiatives restreintes ou si ces initiatives sont relativement évidentes et par là même prévisibles, sa recherche pose d'autant moins de difficultés à l'enquêteur : ce dernier sait ce qui est le plus vraisemblable et il procède alors selon l'ordre des probabilités.
— Il doit y avoir tout de même des cas plus difficiles à résoudre ?
— Pas tellement, dit-il étonnamment. L'important ne consiste qu'à savoir se placer dans l'esprit de celui ou celle qui a disparu. Or, les mobiles humains sont toujours très limités. Quelquefois, il faut certes extrapoler parallèlement trois ou quatre suppositions distinctes pour pouvoir chercher en même temps dans autant de directions différentes – je vous rappelle que la rapidité d'action est capitale – mais dans l'ensemble, croyez-moi, les gens ne sont guère originaux, en particulier ceux qui ont une certaine culture cinématographique.
« Bien entendu, ajouta-t-il, reste toujours la dimension pratique, avec l'excitation du limier lancé sur une piste : cela suscite une certaine passion, bien sûr, avec le « flair » qu'il faut et toute la tension électrisante qui intervient sitôt qu'on touche une piste, qu'on approche un indice, qu'on atteint une étoffe. Il faut penser sans cesse, réfléchir en temps limité, envisager vite tout ce qui a pu être oublié, songer à ce que faisait la cible à tel moment précis et à partir de là retracer ce qu'elle a dû faire le moment suivant. C'est un puzzle qui s'échafaude ; et plus les pièces s'assemblent, plus il devient aisé d'avancer. Et parfois, lorsque tout s'arrête, quand la machine se brise d'un seul coup sans explication, il faut tout reprendre à zéro, deviner son erreur, et envisager les choses d'un point de vue tout différent. C'est un travail de fourmi, une sorte de casse-tête si l'on veut ; c'est chercher véritablement une aiguille dans une botte de foin, mais – si vous permettez la métaphore – sitôt que vous mettez la main sur le plus petit bout de fil, l'acier reparaît aussitôt, et tout redevient passionnant. Je ne peux pas mieux vous expliquer. »
Il s'adossa de nouveau complètement au dossier du fauteuil. Expira largement.
« Et pourtant, acheva-t-il, à la fin de ma carrière, c'est à peine si j'avais besoin d'être sur place pour recueillir les renseignements qu'il me fallait. Il n'y avait plus personne pour me donner du mal. C'était devenu plutôt lassant, je veux dire de ne pas pouvoir rencontrer un seul individu capable d'une action subtile ou originale. Croyez-moi, le genre humain, même quand il fait quelque chose d'extraordinaire comme s'échapper ou s'enfuir, demeure toujours extrêmement pratique et conventionnel.
— Tant mieux pour vous d'une certaine façon ! Enfin, vous dites ceci... avec une certaine limite cependant, glissai-je non sans perfidie. Puisque vous n'atteignez encore, n'est-ce pas ? que 96% de réussite. »
Il acquiesça. Souriait-il ? Impossible de savoir. Je pensais l'avoir piégé.
« Il se peut encore, rétorqua-t-il, que parmi ces 4%, une petite partie consiste en des disparitions imaginaires. C'est qu'il faudrait toujours au préalable prouver que la personne a réellement existé.
— Il y a vraiment des gens pour se plaindre d'avoir égaré des fantômes ?
— Très marginal, bien sûr. Mais cela arrive. Tout arrive.
— Vous ne prétendrez tout de même pas que cela suffit à expliquer la totalité des cas non élucidés ! »
Il ébaucha un geste de dénégation. Je conclus :
« Il est donc un petit nombre de disparitions qui échappent à votre compétence : c'est la preuve que certaines personnes demeurent en capacité de vous surpasser. Et vous affirmez ne plus tirer des hommes que de la lassitude et de l'ennui ? Concentrez-vous plutôt sur ce nombre restreint, vous découvrirez inévitablement qu'il vous reste un certain challenge et du travail à accomplir ! »
Je n'avais pas dit cela par provocation. Seulement, j'aime la cohérence. Si quelqu'un prétend établir un système et s'y conformer, il faut qu'il le respecte jusqu'au bout.
Il me fixa horriblement, les yeux brillants. J'ignore pourquoi ce regard me fit un effet pénible, mais il me traversa comme si la température de la pièce avait subitement baissé de plusieurs degrés.
« C'est ce que j'ai fait » dit-il.
Il acheva son scotch. Il me semble – mais je n'en suis pas sûr – qu'il avala également les glaçons.
C'est là que tout commença.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top