Cravate rouge (deuxième partie)

C'est là que tout commença.

Jusqu'à présent, la conversation – quoique passablement inhabituelle, j'en conviens – n'en demeurait pas moins apparentée à une discussion rationnelle entre gentlemen, tournant autour des règles d'une profession ainsi que de l'intérêt qu'elle suscite chez celui qui l'exerce. Il n'est pas rare, dans n'importe quel salon, de recevoir les propos d'un fat qui se vante de s'ennuyer fermement dans son métier – bien qu'il le fasse alors d'une façon infiniment moins profonde. Cependant, cela reste en pareil cas un sujet d'entretien ordinaire et convenable, délimité par un cadre protocolaire de sentiments sains et de pensées logiques.

Mais quelque chose changea à partir de ce moment précis. Une inquiétude lourde et tacite, dès lors, commença à me gagner, et l'on verra, au rapport qui suit, si j'eus tort de la ressentir. Et pourtant je ne feindrai pas que mon interlocuteur, bien que ce fût volontairement qu'il aborda ces sujets, n'éprouva pas lui-même une pointe similaire de crainte irrationnelle suscitée chez lui non par ses propos seulement, mais par des souvenirs qu'il gardait vifs et obsédants en lui-même.

Je ne dis rien. Je sus que ce n'était pas le moment d'interrompre ses pensées. Ses yeux ne me fixaient plus, ne se posaient plus sur aucun objet à l'entour. Une somme inimaginable de visions lourdes traversait, j'en étais sûr, ce cerveau replié.

« Oui, répéta-t-il, ces 4% m'ont effectivement intéressé. Je m'y suis minutieusement penché – vers la fin. »

Il se tut un instant, puis il ajouta dans un souffle triste :

« Il n'y a rien à trouver. »

Il paraissait défait, plutôt même démuni que dépité.

« Mais enfin, le réveillai-je – car sa torpeur m'angoissait –, il y a bien des personnes qui ont disparu : qu'est-ce donc que vous affirmez ? "Rien à trouver" ? »

Il sourit un peu – c'était nettement un sourire de condescendance. J'en fus irrité dans l'instant, mais il n'eut heureusement pas l'inconvenance de le prolonger ; l'expression lui avait seulement échappé.

« Vous est-il déjà arrivé de perdre quelque chose ? me demanda-t-il d'un ton redevenu étonnamment badin.

— Bien sûr, dis-je.

— Quel genre de choses ?

— Toutes sortes de choses : des clés, des pièces de monnaie, des cravates...

— Et parmi toutes ces choses que vous avez perdues, y en a-t-il que vous n'avez jamais retrouvées ? »

Je réfléchis.

« Je me souviens justement, dis-je, d'une cravate rouge, pas très précieuse mais que j'affectionnais en particulier.

— Jamais retrouvée ?

— Jamais. Mais je dispose d'une grande réserve de cravates – presque une centaine à vrai dire ; et comme je les porte à tour de rôle, il en est que je perds de vue un certain temps. De plus, je crains de n'être pas tout à fait assez organisé pour savoir bien les ranger.

— Mais où auriez-vous bien pu la perdre, cette cravate rouge ?

— Je ne sais pas, vraiment, c'est incompréhensible. La laverie ne l'avait pas. Alors j'ai retourné mon dressing de fond en comble : rien, elle n'était nulle part. À la fin, comme tout homme marié, j'ai fini par accuser ma femme qui a prétendu ne rien savoir, et cette dispute s'est achevée par le soupçon de certains domestiques dont le délit n'a jamais pu être prouvé. »

Ce disant, mon visage se contractait de façon involontaire. Le souvenir de cet incident, que j'avais un peu remisé dans ma mémoire, continuait de produire en moi un agacement manifeste et une vive contrariété.

« Y a-t-il lieu de croire que vous avez déjà égaré d'autres cravates ? »

J'ignorais le but de cette question, mais j'y répondis :

« C'est possible. C'est même probable. Pour autant – et c'est ce qui rend cette perte si énervante – je ne me rappelle pas avoir manqué à en trouver chaque fois que j'en ai cherché une. J'en ai certes jeté un certain nombre, mais pour ce qui est d'en perdre...

— Mais il se peut que vous en ayez perdu d'autres après tout : n'avez-vous pas laissé entendre que vous étiez désordonné ?

— Désordonné... Non, en fait pas véritablement. Pour être franc, je n'ai dit cela que pour trouver une excuse à cette disparition invraisemblable.

— J'en suis sûr, et c'est pour cela que vous restez si contrarié : vous savez au fond que vous n'avez pas égaré cette cravate ! C'est toujours aux gens organisés que les pertes causent le plus grand souci. Et c'est pour cela que vous avez eu tôt fait d'accuser votre entourage : si vous vous saviez négligent, c'est aussitôt sur vous que vous auriez reporté la responsabilité de cette disparition.

— Oui. Je suppose. »

Je compris que la narration de cette simple situation domestique avait été une occasion pour lui de démontrer sa remarquable perspicacité psychologique.

« Vous conviendrez donc, acheva-t-il, qu'il faut tirer logiquement de cette affaire l'une des deux conclusions suivantes.

— Je vous écoute, dis-je comme il tardait à parler.

— Ou bien vous avez sans doute déjà perdu d'autres cravates.

— Je n'en ai pourtant aucun souvenir...

— Ou bien vous n'avez pas perdu celle-ci non plus. »

Le paradoxe était un peu fort.

« Ou bien, ajoutai-je, un domestique peut l'avoir bel et bien volée.

— Pourquoi précisément celle-ci ?

— Peut-être que c'est seulement celle dont j'ai remarqué la disparition. Parce que je l'appréciais davantage.

— Puisque vous m'avez dit que vous n'aviez jamais perdu d'autres cravates !

— Il se peut simplement que je ne m'en souvienne pas.

— Allons donc : vous avez une mémoire remarquable, et vous le savez très bien ! Mais admettons : il ne peut y avoir beaucoup plus d'un domestique qui ait accès à votre dressing, vous devez donc savoir à peu près de qui il s'agit : avez-vous congédié cette personne ?

— Non, mais...

— Pourtant il doit être assez inconfortable de vivre parmi un voleur, du moins quelqu'un de peu de confiance. Et qui pourrait récidiver, de surcroît. Vraiment, vous tolérez ça ?

— Peut-être que... Enfin je m'étais dit qu'il se pouvait qu'un domestique l'ait abîmée d'une façon ou d'une autre, par accident, c'est pourquoi, redoutant de la produire de nouveau, il l'avait tout bonnement... escamotée.

— Par bonne honte, en quelque sorte ? Pour éviter de vous causer du déplaisir ?

— Voilà. Mais ce n'est qu'une hypothèse. »

Il me regarda fixement en retenant quelque expression curieuse dont je ne tardai pas à éprouver de la gêne.

« Allons, dis-je, ne vous retenez pas de dire ce que vous pensez !

— Avec votre permission monsieur, vous voyez bien que vous êtes allé vous imaginer une histoire fort compliquée pour expliquer une chose aussi simple que la disparition de votre cravate ! Pourtant, ne vous sentez point coupable de ce mouvement, c'est l'une des fautes que l'on commet le plus souvent dans mon métier, je veux dire : croire que la cible a commis une action particulièrement fine. Les hommes ne sont pas fins, monsieur. Et à parler franchement, vous ne croyez pas vraiment que votre domestique vous a subtilisé votre cravate. Cela dépasse – vous en conviendrez facilement – le cadre de la vraisemblance ordinaire. »

Et j'en convins en effet : je n'avais jamais réellement cru à cette histoire ; je ne me l'étais faite qu'à dessein de trouver une explication.

« Mais pourtant, protestai-je, il faut bien que ma cravate soit quelque part ! »

Il éluda la remarque en posant la question suivante :

« Existe-t-il à votre avis des gens qui n'ont jamais rien perdu de leur vie ? »

Je réfléchis.

« En tout cas pas à ma connaissance, dis-je.

— Ni à la mienne. Même les gens les plus organisés ont toujours perdu quelque petite chose.

— C'est rassurant en quelque sorte ! m'exclamai-je heureux.

— Non, fit-il alors d'une voix redevenue sèche et sombre. Non, pas vraiment. »

Il se tut. La vérité tapie derrière ce front n'allait pas tarder à sortir, et je sentais que mon homme regrettait déjà la pente fatale sur le point de l'entraîner.

« Savez-vous ce que les gens perdent le plus souvent ? reprit-il.

— Vous voulez dire : en-dehors de leur vertu ?

— Oui ! sourit-il. Sérieusement, en-dehors de ça. »

Je compris qu'il avait minutieusement étudié la question. J'avouai mon ignorance.

« Des riens. Des petites choses. Des objets courants. Des pièces de vêtements, comme pour vous. Des papiers qu'on croyait classés. Des bijoux communs de faible valeur. Savez-vous qu'il est rare de trouver aujourd'hui un coffret d'argenterie vieux de plus de dix ans qui ait encore conservé tous ses couverts ?

— Je veux bien le croire !

— Et j'ai tout lieu de penser que ces pertes dont on a pris un jour conscience masquent un nombre infiniment plus vaste de disparitions dont on ne se rend jamais compte.

— Comment cela ? »

Il s'interrompit un instant.

« Ne vous est-il jamais arrivé, dit-il, de retrouver après plusieurs semaines – ou même après des mois – un objet qui ne s'est rappelé à vous qu'au moment précis où vous l'avez redécouvert ?

— Oui » songeai-je tout haut.

Et je pensai à l'un de mes briquets, il y avait de cela trois ans à peu près, qui s'était subrepticement glissé entre un mur et un buffet – mais d'une façon si improbable que je ne l'en avais tiré que par hasard. C'était un briquet pourtant joli mais que j'avais complètement oublié avant de le retrouver inopinément.

« Vous voyez ! continua-t-il. Au moment des retrouvailles on se dit toujours la même chose : tiens, mais je t'avais perdu, toi, dis donc, je ne m'en étais même pas rendu compte ! Et l'on sort tout content de cette heureuse rencontre. Alors qu'il faudrait s'en inquiéter au contraire...

— S'en inquiéter ? Mais pourquoi ?

— Parce que... Ne vous est-il jamais venu à l'idée que si nous sommes capables d'oublier à ce point l'existence même d'une chose, il peut arriver tout aussi bien que nous oublions très souvent quantité d'autres choses du même ordre, au point que nous nous les sortons de l'esprit continuellement et exactement comme si elles n'avaient jamais existé. De sorte qu'après les avoir perdus, nous ne les rechercherons plus jamais. »

C'était trop d'un seul coup !

« Je ne comprends pas, admis-je.

— Imaginez que votre femme disparaisse...

— Drôle de représentation ! m'exclamai-je. Remarquez, la perspective n'est pas nécessairement désagréable...

— Imaginez seulement. Qui demanderait à la retrouver ?

— Eh bien, dis-je, il y aurait moi bien sûr – ne serait-ce que pour les convenances ! À défaut : sa famille, ses amis proches...

— D'accord. Maintenant, imaginez qu'une autre de vos cravates disparaisse : qui la rechercherait ?

— Probablement moi seul.

— À condition toutefois que vous vous en souveniez, n'est-ce pas ?

— C'est évident. On ne peut rechercher que ce que l'on sait avoir perdu.

— Donc, on peut déjà inférer par principe qu'un objet est d'autant plus recherché qu'il est largement connu et que sa perte cause un certain manque. Vous êtes d'accord ?

— Pas d'objection.

— Mais imaginez maintenant que vous ayez quelque intérêt justement à ne pas vous en souvenir.

— De mon épouse ou de ma cravate ?

— Peu importe. Les deux si ça vous fait plaisir.

— Pourquoi oublierais-je ma cravate ? » osai-je impudemment.

Il sourit.

« Vous savez que, plaisanterie mise à part, la question n'en reste pas moins bonne : pourquoi oublier telle chose, en effet ? Je vais tâcher d'y répondre si vous voulez.

— Volontiers. »

J'étais sincèrement intéressé. Il s'arrêta un instant. Reprit bientôt :

« Quelles sont les choses au monde qu'on oublie le plus facilement ? Qu'est-ce qui nous sort de l'esprit avec le plus de régularité ? C'est là une question sur laquelle maintes branches de la psychologie se sont déjà penchées, à commencer par la psychanalyse avec ces concepts d'actes manqués et de... Peu importe. Je puis vous affirmer sans l'ombre d'un doute – et aussi avec l'appui de tous ces savants-là – que ce que l'individu oublie le plus facilement est justement ce qui lui cause le plus de désagrément.

— Mouais... Enfin, rien n'est moins sûr, remarquai-je. Par exemple, il est difficile d'ignorer les importuns.

— Certainement ! certainement ! Parce que l'importun, quand il est en votre compagnie, vous impose sa présence, et on ne peut vraiment pas dire qu'il parvienne à se faire oublier ! Pour autant, plusieurs jours plus tard, lorsque vous préparerez de nouveaux cartons d'invitations, il est tout à fait probable que votre énergumène ne vous reviendra pas du tout à l'esprit : votre mémoire l'aura tout bonnement effacé, comme une gêne dont il est trop désagréable de se souvenir.

— C'est possible, dis-je. Mais ce n'est jamais moi qui dresse les invitations, alors... »

Cette objection aurait pu malheureusement couper court à cette partie du débat, mais mon interlocuteur rebondit aussitôt :

« Tenez, dit-il, je suis sûr que je peux réussir à vous faire vous souvenir d'une chose que vous ne voulez pas vous rappeler.

— Ça paraît difficile, dis-je sceptique. C'est qu'il faudrait d'abord démontrer que je l'ai oubliée. »

Dans son élan, c'est à peine s'il m'écoutait.

« Oui, oui. Voyons... Ah ! disons cela : quelle est donc déjà cette obligation qui vous reste à rendre ?

— Quelle obligation ? Je ne vous suis pas.

— Mais si ! insista-t-il. Cette formalité, là, qui vous reste à accomplir ! C'est peut-être une chose que votre femme vous rappelle souvent. Un devoir que vous gardez en réserve, une action pénible, un embarras qui vous reste sur le cœur depuis des semaines.

— Non, dis-je, je ne vois pas. Je crois que je m'en souviendrais. Je n'ai pas l'habitude de différer mes devoirs.

— Vous dites cela parce que, dans l'instant, vous voulez que ce devoir se rattache encore à un cadre globalement agréable. Vous songez à votre métier, à votre épouse ou à votre habitation, des choses de ce genre qui ne vont certes pas sans ennui mais qui évoquent tout de même le sentiment de votre responsabilité ou de votre importance. Non, cherchez tout à fait dans une autre direction, un contexte où vous n'êtes pas à l'aise, quelque obligation non impérieuse qui ne vous apportera rien, ni puissance, ni reconnaissance, aucune gloire. Tâchez de vous figurer un devoir sans plaisir, pas même capable de vous causer de l'effort, l'effort étant toujours une variété de la lutte. Vous devriez plutôt penser à quelque chose de bas, oui, d'un peu vil et répugnant, importun rien qu'à considérer, quelque chose d'intouchable ; c'est cela : chez vous, ce sera une tâche qui vous prendrait moins d'une demi-heure mais qui vous répugne tout de même comme une odieuse perte de temps. »

Je cherchais, cherchais... Sa démonstration semblait tourner à vide cette fois. La cogitation à laquelle il m'obligeait m'était pénible et j'avais hâte de la terminer ; pour autant, faute de la mener convenablement, je n'aurais pu scrupuleusement conclure à ses torts.

« Je regrette, dis-je finalement, il n'y a rien. »

Il me regarda, embarrassé. Sans cela, il ne pouvait poursuivre, bien sûr : c'était un obstacle qu'il ne pouvait contourner.

Il fit silence. Avança alors nettement le buste pour la première fois. Me contempla étrangement, fixement. Il ne regardait pas mon visage ni aucun de mes traits en particuliers, mais il paraissait observer par analyse la forme générale de ma personne, de la manière dont on épie du coin de l'œil une silhouette dans la nuit pour s'en donner une vision plus précise.

Le peu que j'en sentis me fit une sensation extrêmement impudique et inconfortable. D'autant que je m'aperçus qu'il ne respirait plus et qu'il avait totalement cessé de bouger.

« C'est quelqu'un qui vous sollicite, dit-il d'une voix soudainement tout à fait dénuée d'obligeance. Vous avez promis de le rappeler.

— Mais pas du tout ! résistai-je avec dégoût. Qu'est-ce que... »

Aussitôt, je songeai à ce qu'il avait dit.

« Bon sang ! laissai-je alors échapper. Comment savez-vous ? »

Il recula dans le fauteuil.

« Vous voyez. »

Il faut que je m'explique : en un éclair, ses mots avaient fait renaître à ma mémoire un de ces engagements fâcheux pris à contrecœur comme il arrive parfois, en l'occurrence s'agissant d'un ancien camarade retrouvé par hasard à qui j'avais fait la promesse d'un appel téléphonique. Pour diverses raisons, cette parole extirpée me restait comme une corvée en souffrance, un tracas, cela faisait des semaines que je trainais les coordonnées de cet homme dans un tiroir en nourrissant l'espoir impossible que la disparition inopinée du document me fournirait une excuse pour ne pas me plier à ce serment. En vain.

Alors, curieusement, ce souvenir émergé tout à coup me fit l'effet d'un soulagement profond.

Je levai la tête, ébahi, stupéfait.

« Il importe peu, enchaîna-t-il pour balayer mon trouble, de savoir comment j'ai fait. D'ailleurs, votre anecdote m'intéresse peu. Il vous suffit de reconnaître que vous aviez oublié une certaine chose, et que la raison pour laquelle vous l'aviez oubliée est liée directement à l'importunité qu'elle vous évoquait. Sommes-nous d'accord sur ce point ? »

J'acquiesçai, non sans exprimer combien j'étais impressionné. Il n'y fit pas attention.

« Maintenant, résuma-t-il, je vous prie de revenir à ce que nous disions tout à l'heure : que nous perdons bien des choses, et certainement davantage que celles que nous remarquons. Pourquoi ? Voilà : imaginons que vous vous rendiez compte de la disparition d'un objet. Quel sentiment en résultera-t-il nécessairement ? Songez à votre cravate rouge.

— De l'incompréhension, dis-je. De l'irritation. De la colère.

— Et de quelle sorte ces sentiments sont-ils ?

— Des sentiments... désagréables !

— Croyez-vous que l'on puisse anticiper qu'il faudra toujours, quand on a perdu une chose, passer par des sentiments désagréables ? Une perte est-elle toujours négative ?

— À moins d'être très philosophe, dis-je, – et encore ! – je ne vois pas comment on pourrait faire autrement.

— Alors qu'est-ce qui empêcherait votre esprit, chaque fois qu'il devine qu'il a perdu quelque chose, de l'oublier aussitôt comme si la chose n'avait jamais existé ? »

Je réfléchis un instant.

« Ma foi, dis-je, votre hypothèse est étrange. Il faudrait avoir oublié quantité de choses que beaucoup de nos proches pourraient nous rappeler...

— Et cela arrive pourtant, je veux dire : que nous ne nous souvenions absolument pas d'événements qu'ils ont retenus et dont, malgré tous leurs rappels, nous ne gardons rien en mémoire, comme une page vierge. Mais laissez cela de côté. Songez seulement que si notre esprit était capable de mesurer en un clin d'œil l'importance d'un objet perdu et les témoins qu'il convoque, alors il pourrait avantageusement préférer oublier la chose à notre insu plutôt que de se créer du désagrément à constater sa disparition.

— Peut-être, répondis-je confusément tant l'idée me paraissait abstraite. Eh bien ? Qu'est-ce que cela fait ?

— Cela fait, dit-il, qu'après cette conclusion nous devons admettre qu'il est tout à fait plausible et vraisemblable que nous oubliions continuellement l'existence même de quantité de choses que nous perdons régulièrement.

— À condition, objectai-je, que ces objets nous soient de peu d'importance et qu'ils disposent de peu de témoins.

— Précisément » dit-il.

Et il ajouta d'une façon qui me parut inextricablement perfide.

« Exactement à l'inverse de votre cravate rouge. Celle que vous avez perdue justement parce que vous l'aimiez et la reconnaissiez.

— C'est trop fort ! Vous voulez dire que je ne l'aurais pas perdue si elle m'avait été indifférente ?!

— Non pas, monsieur : je veux dire qu'elle aurait disparu tout de même, mais que sa perte ne vous aurait pas été sensible, au point qu'en l'absence de témoins primordiaux vous auriez prétendu ne l'avoir seulement jamais achetée ! »

Je ne pus retenir une exclamation.

« Ça ne change rien en tous cas, ironisai-je, pour ce qui touche à l'origine de cette disparition. Car, pour autant, on ne sait toujours pas par où la chose s'est envolée. »

Et de nouveau ce regard froid, expectatif, comme celui d'une araignée qui attend le moment juste pour vous entraîner dans son repaire.

« Une petite chose avant cela, annonça-t-il. Une dernière petite chose. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top