Les poupées pleurent aussi

           Depuis une semaine, alors que le départ de son père Gustave approche, Annette entend sa mère répéter plusieurs fois par jour, souvent entre ses dents, que c'est une formidable opportunité pour lui. Pourtant, Annette l'a surprise plusieurs fois à pleurer devant la vaisselle ou la corvée de linge.

           Un mois auparavant, Gustave a reçu une invitation officielle du roi Lambert à la cour pour devenir maître d'armes des jeunes nobles du royaume, futurs généraux de l'armée. Parmi eux, le plus prometteur est bien sûr le jeune prince Dimitri, qui a à peu près l'âge d'Annette. C'est une promotion inespérée pour son père, une formidable opportunité, comme le répète sa femme pour s'en convaincre. Il officie depuis des années comme capitaine dans une armée de province et son talent pour transformer de jeunes paysans en troupes d'élite a fini par remonter jusqu'au roi.

           Formidable opportunité ou pas, Annette ne supporte pas l'idée de vivre loin de son père. Pourquoi abandonne-t-il sa famille ? Annette aime la logique et elle ne comprend pas cette décision. Un travail, même formidable, justifie-t-il d'abandonner des proches qui l'aiment et ont besoin de lui ? Le roi lui-même ne peut pas avoir autant besoin de Gustave que sa fille ! Il enverra de l'argent, mais Annette ne manque de rien, alors qu'une fois son père parti... finies les histoires de magiciennes puissantes et d'épéistes amoureux jusque tard dans la nuit. Qui écoutera Annette raconter ses petits chagrins, ses victoires et ses joies avec le même sourire paisible que son père ? Sourira-t-il de la même façon à Dimitri ? Peut-être que Gustave finira par préférer ses élèves à sa fille ? L'aimera-t-il encore quand il reviendra, ou regrettera-t-il la cour ?

           La journée, Annette vaque à ses occupations, tentant de tenir ses doutes à distance. Elle donne le change, plaisante, profite avec avidité des derniers moments avec son père. Cependant, le soir, dans l'obscurité de sa chambre, elle ressasse des pensées toujours plus noires. Les ombres se referment autour de son lit, l'encerclent, l'étouffent. Même sa poupée préférée ne la console pas. Elle ouvre alors les volets en grand, et tant pis si le soleil la réveille aux aurores. Ses réveils matinaux lui permettent au moins de voler plus de temps avec son père.

           Mais bientôt, il n'y a plus du tout de temps. Devant la porte de leur jolie maison en bois, Annette et sa mère assistent aux derniers préparatifs de Gustave, main dans la main. Elles se serrent fort les doigts au moment où il monte en selle, rayonnant à la perspective de chevaucher vers sa formidable opportunité de carrière. En passant près d'Annette, il se penche et tire tendrement une de ses nattes rousses. Puis il lui tend une nouvelle poupée sculptée, de celles qu'il aime lui fabriquer pour chaque occasion depuis sa naissance. À travers ses larmes, elle lui trouve un air affreusement triste. Elle la berce contre son cœur, muette, incapable d'exprimer son chagrin et son amour à son père. Quand elle relève la tête, enfin prête à prononcer les mots qui pourraient peut-être le retenir, il remonte déjà la route au petit trot, hors de portée de voix. Il ne se retourne pas et les mots d'amour se noient dans les sanglots d'Annette.


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