Chapitre 5

« Les montagnes ne vivent que de l'amour des hommes. Là où les habitations, puis les arbres, puis l'herbe s'épuisent, naît le royaume stérile, sauvage, minéral ; cependant, dans sa pauvreté extrême, dans sa nudité totale, il dispense une richesse qui n'a pas de prix : le bonheur que l'on découvre dans les yeux de ceux qui le fréquentent » G. Rébuffat

L'été fut bien rempli.
Même si je savais que la famille de Thomas habitait à la montagne depuis très longtemps, je compris pourquoi ils n'avaient jamais quitté cet endroit.
Outre le fait que la vallée était incroyablement belle, il n'y avait rien de mieux pour un bon entraînement aussi bien physique que mental.

Je n'avais jamais vraiment fait de sport auparavant.
Mes parents ne tenaient tellement pas à ce qu'on me remarque que je ne faisais que les cours de sport de l'école. Je crois que ça m'avait toujours manqué. Les autres Anna, elles, en faisaient. Tous les sports possibles et imaginables y étaient passés. La plupart n'existaient même plus. Et je n'arrivais même pas à voir les noms de certains dans mes souvenirs.
Comme mon père était professeur de musique, il m'avait appris à jouer de la guitare et je devais admettre que j'étais assez douée. Certaines de mes vies précédentes en jouaient aussi alors l'apprentissage avait été d'autant plus simple pour moi.
De plus comme papa, j'avais l'oreille absolue. Entendre les notes nous donnait un avantage considérable dans l'étude de la musique et nous permettait en plus de chanter juste. Contrairement à ma mère qui, même en essayant tant bien que mal, n'arrivait qu'à fredonner sans que ça sonne correctement. Nous nous étions d'ailleurs toujours moqués d'elle gentiment.
L'apprentissage d'un instrument et exercer mon oreille m'avaient demandé de la rigueur et je retrouvais dans l'entraînement que Thomas m'imposait le même genre d'engagement dont on devait faire preuve quand on voulait vraiment maîtriser un instrument. C'était difficile mais quand les résultats étaient probants, cela devenait exaltant.

Thomas avait commencé par me faire faire de la randonnée. Au début sur des chemins plutôt faciles. On partait pour deux ou trois heures, tout au plus, histoire de me mettre dans le bain. Après chaque sortie, j'avais des courbatures et mal aux pieds. Mais Thomas ne me laissait pas de répit. Au fil des jours, je m'habituai et Thomas augmenta la durée des randonnées. Nous partîmes même plus d'une fois, avec Zacchary, plusieurs jours en totale autonomie.
Au fur et à mesure, la difficulté s'accrut, elle aussi. La gentille petite randonnée pédestre laissa place à la randonnée glaciaire et finit en alpinisme pur et dur.
Je me sentais toute petite face à ses sommets aux neiges éternelles mais aussi tellement puissante quand j'arrivais à me dépasser et faire quelque chose que je n'aurais même pas imaginé quelques mois plus tôt. Je me sentais vivante. Comme jamais je ne l'avais été auparavant. C'était si excitant.
Parallèlement à la randonnée, Thomas et Zacchary m'emmenèrent faire de l'escalade. J'avais tout de suite adoré ce sport. Mon niveau augmenta très rapidement. J'avais toujours été souple et je n'avais pas le vertige ce qui m'avantageait fortement. On allait en falaise ou en grandes voies mais ce que je préférais par-dessus tout, c'était le bloc. Grimper sans corde sur des rochers de faible hauteur (ils montaient quand même parfois jusqu'à cinq ou six mètres) en devant utiliser un maximum de technique, de souplesse et surtout sa tête me plaisait à un point inimaginable.
Je n'avais jamais connu un tel sentiment de bien-être que quand je me trouvais au sommet d'une montagne ou après avoir grimpé pendant des heures.
Pourtant, c'était très dur. L'altitude qui raréfiait l'air, l'engagement de certaines voies, les conditions climatiques. La montagne qui était, est et sera toujours plus forte que vous, pauvre petit homme qui essaie de la braver sans jamais pouvoir la faire plier. La montagne était toujours la plus forte et c'était elle qui nous donnait ou non la chance et l'opportunité d'aller jusqu'au sommet. Les accidents qui survenaient dans la vallée nous le rappelaient régulièrement.
Il fallait savoir renoncer, il fallait savoir reconnaître que nous n'y arriverions pas ou au contraire que si, nous pouvions le faire.
Nous partions souvent avec des amis de Thomas qui ne connaissaient rien de mon entraînement.
Il me fallait, à ce moment-là, apprendre à travailler en équipe, la cordée étant plus importante que l'individu. Il fallait apprendre à gérer les plus faibles, tempérer les casse-cou. Et Thomas me faisait faire ça par télépathie. Je lisais dans l'esprit des gens si tout allait bien pour eux, s'ils avaient peur ou s'ils étaient trop téméraires. Il m'apprenait comment les manipuler pour qu'ils ne compromettent pas la cordée.
Je ne savais pas si je m'en sortais bien. Mais j'aimais ça.
C'était une révélation. Je me disais que s'il y avait un métier que je rêverais de faire, c'était bien guide de haute montagne. C'était un art qui existait dans mes souvenirs.
Malheureusement, ce n'était pas vraiment un travail d'avenir à cette époque.
Prendre des risques n'était pas dans l'air du temps et le gouvernement voyait d'un mauvais œil les métiers comme ceux-là pour la liberté totale et le « pouvoir » qu'ils offraient.
En plus, vu que la mission de la dernière Anna n'était pas finie et que j'avais, a priori, une part importante à jouer dans tous les événements qui suivraient, rester ici à fuir ce qui m'était destiné ne servirait malheureusement à rien. L'histoire se répéterait.
Je me disais que si j'arrivais à réaliser cette destinée, là où toutes les précédentes Anna avaient échoué avant d'être trop vieille, je pourrais peut-être devenir guide. Cette vie en hauteur serait à ma portée. J'avais un objectif. Et il m'aidait à tenir quand je faiblissais.

Je passai beaucoup de temps avec Zacchary. Il avait juste un an de plus que moi. On se voyait tous les jours pour grimper, pour mon entraînement ou comme nous étions tous les deux enfants uniques, juste pour passer du temps ensemble.
On se "parlait" souvent par télépathie. C'était amusant. Nos parents nous disaient que nous avions des têtes bizarres pendant ces moments-là.
Bientôt, je le considérais comme mon frère et lui, me prenait pour sa sœur. Je savais tout de lui, il savait tout de moi.
Il était absolument adorable. Mais, sous ses airs de comique, il était souvent triste. Comme s'il lui manquait quelque chose, ou plutôt quelqu'un.
Un jour, il m'avoua qu'il en avait assez de ne pas avoir encore trouvé son Bouclier. Il me raconta que les télépathes ne se sentaient vraiment complets et que leur don se développait pour de bon seulement au moment du premier contact avec leur Bouclier. Les souvenirs des autres Anna concordaient parfaitement avec ce qu'il venait de me dire.
Il avait toujours vécu en sachant les moindres détails sur les télépathes et les Boucliers et ça l'attristait énormément d'attendre encore et toujours.
Ma vie était tellement plus remplie depuis que nous étions ici que je ne sentais rien de semblable. Même si parfois, je me sentais comme une coquille vide. C'était peut-être cela finalement qu'il ressentait.

Zacchary m'apprit à lire dans la tête des gens sans que ceux-ci ne s'en rendent compte. Il fallait en même temps qu'on les regardait dans les yeux et qu'on entrait dans leur tête, qu'on les détourne de la sensation bizarre que cela leur procurait en leur parlant de complètement autre chose.
Ce n'était pas vraiment simple. Il fallait se concentrer sur deux choses en même temps et franchement, j'eus beaucoup de mal au début. C'était déjà difficile pour moi de regarder les gens dans les yeux. Je devais tellement me concentrer rien que pour ne pas me laisser submerger par toutes les pensées des autres. Alors leur parler en même temps, c'était quasi impossible.
Mais à force d'entraînement sur Thomas et Pia, ainsi que sur les amis de Thomas en randonnée, je fis pas mal de progrès.

Je me demandais souvent pourquoi nous avions besoin du contact visuel avec les gens. Zacchary et ses parents n'avaient pas la réponse et scruter les souvenirs des autres Anna ne m'avait pas donné d'indication non plus. Je trouvais ça tellement frustrant de ne pas pouvoir y arriver ou que ça soit impossible. Ça aurait été tellement plus pratique.
D'autant plus que mes parents m'avaient toujours répété que rien n'était impossible.
J'essayais donc de trouver un moyen. Je m'entêtais. Mais ça ne marchait pas.
J'essayais de projeter mon esprit ailleurs, j'essayais d'imaginer les yeux des gens et de créer une sorte de contact visuel virtuel mais rien n'y faisait.
J'enrageais d'autant plus que je pensais vraiment être capable de pouvoir le faire. Je n'aimais pas que quelque chose me résiste.

........

Mes parents suivaient aussi leur formation de Guetteurs avec Thomas, Pia (qui ne l'était pas mais qui en savait presque autant) et un autre Guetteur nommé Todd.
Ils apprenaient à reconnaître les télépathes par des petits signes que nous développions tous, sans nous en rendre compte.
D'abord, nous baissions les yeux bien plus souvent que les gens ordinaires.
Ils apprirent aussi à mes parents que tous les télépathes avaient les yeux gris et que cette couleur leur était presque exclusivement réservée. Plus de 99 % des gens aux yeux gris étaient télépathes. Les 1 % restants étaient souvent des gens aux yeux bleus qui tiraient vraiment vers le gris.
Les télépathes étaient également très sujets aux céphalées ce qui, somme toute, semblait logique. Visiter le cerveau de quelqu'un d'autre n'était pas de tout repos et au bout d'un certain temps, les maux de tête pouvaient apparaître.
Zacchary sonda souvent leur esprit pour qu'ils sentent ce que ça faisait d'être lu par un télépathe qui n'était pas moi car être du même sang immunisait en quelque sorte les membres d'une même famille des désagréments habituels. La première fois que Zacchary les toucha, ils furent extrêmement surpris et eurent une nausée pas possible. Ils apprirent, petit à petit, à contrôler cette impression à force de concentration.

........

Bien que nous devions rester discrets, Zacchary avait plusieurs vrais amis.
Ces derniers savaient qu'il était télépathe mais ils s'en moquaient éperdument. Ils devinrent les miens aussi.
La première fois que je les avais rencontrés, comme je baissais les yeux, Zacch avait jugé nécessaire de tout de suite leur dire que j'étais télépathe également. Ils ne réagirent même pas. Pour eux, quelque chose comme ça ne comptait pas.
Par respect pour eux, Zacchary n'avait jamais lu en eux et je fis de même. Je trouvais qu'ainsi, nos relations en étaient que plus simples et plus saines.
Grimper et passer du temps ensemble étaient les seules choses qui importaient.
Mes parents étaient angoissés à chaque fois que je partais avec Zacchary et ses amis. Ils avaient peur qu'ils me dénoncent ou je ne sais quoi d'autre.
Mais comme Thomas et Pia ne disaient rien sur les fréquentations de leur fils, ils prirent leur mal en patience.

Il y avait Claire, Louis, Matthias et Sophie.
Claire était une grande blonde toute fine aux yeux bleus. Elle semblait être la fille qui éclipse toutes les autres par l'assurance qu'elle dégageait. Elle avait une nette tendance à toujours dire ce qu'elle pensait et parfois, elle s'en mordait les doigts quand elle voyait la réaction des autres en face d'elle. Elle ne cillait jamais devant personne et je l'admirais pour cela. J'étais éblouie aussi par sa manière de grimper. Elle avait dû commencer à en faire avant même de savoir marcher vu son niveau. C'était impressionnant.
Louis, lui, était de loin le plus drôle de la bande. Ses histoires étaient tellement drôles que plus d'une fois, j'eus mal aux mâchoires ou je pleurai à force de rire. Il n'avait pas grand-chose à faire de son apparence comme s'il voulait se cacher derrière ses cheveux en bataille et ses vêtements trop amples. Il était pourtant beau avec ses grands yeux noirs et ses cils immenses. J'avais parfois l'impression que son humour lui permettait de dissimuler quelqu'un de plus subtil et fin qu'il ne voulait bien le laisser voir.
Matthias était le garçon parfait dont toutes les filles voulaient. Il était grand, brun aux yeux bleus et avait un corps dont chaque muscle était sculpté par sa longue pratique de l'escalade. Il grimpait d'ailleurs comme un dieu. Il jouait, comme moi, de la guitare et nous improvisions souvent des morceaux pour le plus grand plaisir des autres. Lui aussi était drôle. Son humour à lui semblait être une façade pour cacher une sorte de tristesse qu'il ne comprenait pas et qui transparaissait quand il jouait de la guitare.
Sophie était la seule qui ne faisait pas d'escalade. C'était une petite brune, comme moi, qui passait plus de temps le nez dans les livres ou à faire des recherches sur son ordinateur qu'à sortir de chez elle. Il nous était parfois difficile de la traîner à l'extérieur mais nous arrivions toujours après force de persuasion. Elle était d'une gentillesse et d'une empathie absolument incroyable. J'aimais discuter avec elle pendant des heures entières. Elle savait tellement de choses. Et puis, elle voulait nous aider, Zacchary et moi, à trouver nos Boucliers respectifs. Alors, elle cherchait encore et encore et dès qu'elle avait la plus infime petite piste, elle venait nous la dire. Malheureusement, rien n'avait encore été fructueux.
Elle et Matthias se connaissaient depuis le berceau et étaient vraiment proches.

Nous étions tous enfants uniques. Et notre statut nous avait inexorablement rapprochés. Nous voulions tous certainement, sans le savoir, une grande famille. Ils me disaient d'ailleurs souvent que maintenant que j'étais là, ils avaient l'impression que leur meute était au complet. Mon cœur exultait. Je n'aurais jamais pensé un jour avoir des amis comme eux. Ils étaient tout pour moi. Tout.

........

La fin du mois d'août arrivait. Elle signait la fin de cette parenthèse enchantée.
Ma mère avait trouvé un poste dans le dispensaire de la ville voisine. Il lui tardait de travailler. Soigner les gens avait toujours été une vraie vocation pour elle et elle en avait besoin.
Mon père avait été embauché, grâce à Pia qui était professeur d'histoire au lycée de la ville, pour donner des cours de musique dans l'établissement. Finalement, c'était mieux que les cours particuliers et avoir un emploi fixe comblait mon père.
Zacch et les autres allaient retourner au lycée.
Mes parents avaient respecté ma volonté de ne pas remettre un pied en cours même si je n'aurais plus été la nouvelle que tout le monde rejette.
J'allais donc rester avec Thomas.
Nos derniers jours tous ensemble arrivaient à grand pas. C'était étrange.


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